Taylor, Baldwin et Lincoln se tenaient à l’extérieur d’un café internet nommé Bongo Java, à deux pas du campus de l’université de Belmont. L’endroit était bourré de clients, des étudiants à l’allure bohème, des jeunes cadres en costume, des rockers crados couverts de tatouages… C’était un de ces cafés où se mêlaient toutes les classes et où personne ne s’intéressait à l’origine sociale des usagers du lieu, ni à leurs carrières. C’était un des cafés les plus fréquentés de la ville, précisément parce qu’il était sans prétention d’aucune sorte.
Ils s’étaient fait délivrer rapidement un mandat de perquisition pour éviter les obstacles éventuels. En entrant, Taylor inspira profondément, savourant le parfum capiteux du café. Un café au lait lui ferait le plus grand bien, songea-t-elle.
Ils se rendirent tout droit au comptoir et commandèrent à boire. Baldwin paya en souriant. C’était le FBI qui régalait aujourd’hui, histoire de fêter le fait qu’ils avaient enfin trouvé une piste sérieuse. Taylor et Lincoln exhibèrent leurs badges et demandèrent à voir le gérant. Ce fut le propriétaire de l’endroit qui sortit de son bureau, tout disposé à aider les braves policiers de Nashville.
Pendant que Lincoln lui expliquait ce qu’ils cherchaient à savoir, Taylor regarda autour d’elle. Un panneau d’affichage en liège était couvert d’affichettes et de petites annonces fixées en vrac — concerts à venir, soirées littéraires, recherches de logement… Elle prit soudain conscience que l’Etrangleur du Sud s’était probablement assis à l’endroit même où elle se trouvait, et un frisson lui parcourut l’échine. L’étau se resserrait sur lui, elle le sentait — comme par une réaction viscérale à la présence du mal. Il se pouvait même qu’il se trouve sur place en ce moment même. Elle jeta un coup d’œil. Celui-ci, peut-être, avec sa coupe Iroquois et ses narines percées. Elle détourna le regard lorsque le punk lui adressa un doigt d’honneur. Anarchie, ma vieille… Ou bien était-ce celui-là, cet homme au regard si doux, assis tout seul dans son coin, une serviette ouverte devant lui, qui fixait la fenêtre comme si sa vie venait de chavirer ? Peut-être était-ce le propriétaire lui-même, un quinquagénaire bedonnant, qui avait l’air de plus en plus sombre tandis que Baldwin l’interrogeait. Le mal pouvait prendre plus d’un visage, souvent anodin. Il n’était pas toujours ostensible.
Lincoln s’était installé devant un poste de travail, pianotant sur le clavier, activant une application qu’il venait d’installer dans le disque dur de la machine. Il lui lança un regard affirmatif pour lui signaler qu’il avait trouvé l’ordinateur qu’il cherchait. Il avait retrouvé la trace du tueur dans le cyberespace.
Mais le message ayant été envoyé la veille, de nombreux clients devaient avoir utilisé cet ordinateur depuis que l’Etrangleur s’était assis face à l’écran de cette machine. Les empreintes digitales devaient être brouillées, et il n’y avait pas d’autre moyen de l’identifier. Ils avaient trouvé l’ordinateur dont il s’était servi en dernier, mais cela ne les menait nulle part.
Taylor se joignit à Baldwin et au propriétaire, interrompant leur conversation.
— Y a-t-il quelqu’un dans ce café qui s’y trouvait hier soir ?
Baldwin hocha la tête.
— C’est ce dont on était justement en train de parler. Monsieur ne voit personne qui se trouvait ici hier soir, en dehors des habitués. Il y avait une lecture de poèmes, ouverte à tous. L’assistance était composée d’une cinquantaine de personnes. Il n’a rien remarqué d’anormal.
— Moi, oui.
Une petite voix se fit entendre derrière l’épaule de Baldwin. Une fille minuscule vêtue d’une longue robe rustique et d’une écharpe multicolore dut lever la main pour attirer leur attention. Elle mesurait à peine un mètre cinquante et ses traits étaient d’une délicatesse exquise. Elle leur adressa un sourire triomphant lorsqu’ils se penchèrent vers elle.
— Je veux dire que j’ai vu quelqu’un qui travaillait sur cet ordi hier soir, pendant la lecture. J’étais en train d’observer les gens, vous savez. Il y a toutes sortes de types physiques… Ça m’inspire pour mon travail. Je suis artiste, déclara-t-elle avec fierté.
Taylor réprima un sourire. La fille était si menue, elle était habillée de manière si extravagante qu’elle éprouva tout de suite de la sympathie pour elle. Elle avait toujours admiré les gens qui ne craignent pas d’afficher de manière expressive leur personnalité.
— Mince, qu’est-ce qui vous est arrivé ? demanda la fille à Taylor. Vous êtes salement amochée.
Elle dévisagea Taylor et ajouta :
— Je ne sais pas si je pourrais trouver les bons coloris pour peindre cet œil au beurre noir. Ça fait mal ?
Taylor lui sourit.
— Pas de quoi s’inquiéter, mais c’est gentil de vous en soucier. Dites-nous donc ce que vous avez vu hier soir.
— Allez, jeune fille, on vous écoute, insista Baldwin, les mains crispées par l’attente.
Réalisant soudain que tous les regards étaient tournés vers elle, la fille se redressa et se racla la gorge avant de répondre :
— Il y avait un type devant cet ordi, hier soir. Je l’ai remarqué parce qu’il était vraiment mignon. J’ai failli aller le voir pour faire connaissance, mais dès que j’en ai trouvé le courage, il a éteint l’ordi et s’est tiré. J’étais trop déçue… C’est pas souvent qu’on voit des mecs aussi beaux. J’aurais adoré le faire poser.
Taylor sentit son pouls s’emballer.
— A quoi ressemblait-il ?… Quel est votre nom, au fait ? demanda-t-elle.
— Je m’appelle Isabella. Je viens ici presque tous les soirs. Dans la journée aussi, parfois. Ça dépend de mon inspiration.
— Donc, Isabella, pouvez-vous nous le décrire ? demanda Baldwin, impatient de revenir au sujet.
— Il mesurait dans les un mètre quatre-vingt-quinze, presque aussi grand que vous. Musclé, aussi. Il portait un T-shirt moulant à motifs cachemire, qui mettait en valeur ses muscles. Un vrai adonis. Des cheveux très bruns, bouclés, assez longs. Et des yeux bleus, d’un bleu… Je n’avais encore jamais vu une telle teinte de bleu. Il faudrait un mélange de couleurs très particulier pour le reproduire. Ce n’est pas une couleur qu’on trouve dans les boîtes d’aquarelle.
Elle secoua la tête en fronçant les sourcils.
— Mais je suis bête, j’allais oublier que j’ai fait un croquis de lui.
Elle ouvrit son carton à dessin et feuilleta une liasse de feuilles.
— Tenez, le voilà. Incroyable, vous ne trouvez pas ?
Taylor s’empara avidement du dessin. Elle le prit par un coin tandis que Baldwin en tenait un autre. Ils examinèrent la mâchoire parfaite, le nez finement ciselé, les lèvres pleines qui donnaient un air presque féminin à son adorable minois. Taylor était stupéfaite. Cet éphèbe au visage angélique ne pouvait quand même pas être le tueur qu’ils recherchaient ! Elle croisa le regard de Baldwin et elle s’aperçut qu’il n’était pas moins étonné. Il lui adressa un petit signe de connivence.
— Isabella, pouvez-vous nous laisser emporter ce dessin ? demanda-t-il.
Le regard de la jeune fille s’assombrit un instant, avant qu’elle n’acquiesce d’un hochement de tête.
— Bien sûr… Bien sûr que vous pouvez le prendre. Mais, bon, j’aimerais bien le récupérer par la suite. C’est le meilleur de la série.
Elle piqua un fard et admit :
— J’en ai fait plusieurs.
Taylor serra la main de la jeune fille.
— Je vous promets qu’on vous le restituera. Vous n’en voudrez peut-être plus, d’ailleurs, mais on vous le rendra, ne vous en faites pas.
Elle donna sa carte à Isabella.
— Merci, Isabella. Voilà qui va nous être précieux.
— Je peux vous demander ce qu’il a fait pour que vous vous intéressiez à lui ? Des alertes à la bombe, des trucs comme ça ?
Ses yeux se firent un peu rêveurs à la pensée qu’un homme dangereux puisse être aussi beau garçon.
Taylor secoua la tête.
— Rendez-moi un service : si vous le rencontrez de nouveau, foutez le camp en vitesse. Et appelez-moi sans tarder.
Ils la laissèrent à son ébahissement, tandis qu’elle se creusait la tête pour imaginer quel horrible méfait il avait bien pu commettre pour que la police soit ainsi à ses trousses. Elle finit par hausser les épaules et se remit à siroter son cappuccino.