La maison de Whitney Connolly était située dans un quartier résidentiel cossu de Bellevue, un secteur de Nashville qu’on appelait West Belle Meade. Les rues étaient bordées d’arbres majestueux, les demeures étaient pour la plupart de grandes maisons en brique sur deux niveaux, généralement pourvues de vastes jardins. Des enfants jouaient dans la rue et dans les jardins, insouciants sous le soleil qui baignait leurs ébats.
Taylor roulait lentement dans ce quartier paisible en se demandant si elle ne devrait pas envisager d’acheter une maison dans le secteur. Les enfants semblaient y abonder et les demeures étaient massives et élégantes, offrant bien plus d’espace que son logis actuel. Elle avait déjà caressé une ou deux fois l’idée de vendre sa cabane. A présent qu’elle hébergeait Baldwin, elle commençait à se sentir à l’étroit. La solution se trouvait peut-être là : acheter une maison, emménager officiellement avec Baldwin et laisser ainsi les collègues découvrir la nature de leur relation — le fait qu’elle couchait avec un type du FBI. Car enfin les membres de son équipe commençaient à percer son secret et aucun d’entre eux ne paraissait y trouver à redire. Le problème venait peut-être d’elle : c’étaient ses propres préjugés qui l’empêchaient d’assumer cette relation. Il n’y avait rien dans le règlement qui lui interdise d’avoir un petit ami, après tout.
Elle avait fait le décompte, la nuit dernière. Cela faisait quatre mois qu’ils vivaient ensemble — juste assez pour que s’émousse l’impression de nouveauté des débuts de leur liaison. Il n’avait jamais officiellement emménagé chez elle, il avait simplement cessé d’habiter dans sa propre maison. Elle ne l’avait jamais encouragé à quitter celle-ci. Ils avaient adopté des habitudes pendant qu’elle était en convalescence — il faisait les courses, lui préparait des petits plats pour le dîner, ils parlaient de leur travail et cela se finissait au lit. C’était le bonheur. Rien n’est plus susceptible de ruiner une relation heureuse que d’avoir à en parler. Elle savait que c’était ce qu’il ressentait aussi et il n’y avait donc aucune raison de s’étendre là-dessus.
Une femme qui promenait un labrador sable passa devant Taylor et lui adressa un signe amical. Taylor soupira et s’accorda un moment de rêverie avant de revenir au réel. Elle trouverait le temps de rêver plus tard.
Elle tourna à gauche et s’enfonça plus profondément dans le quartier avant de s’arrêter devant une grosse maison en brique rouge, à colonnes blanches. Quinn Buckley l’attendait sur le perron, les bras croisés comme si elle grelottait, les traits tirés. Elle avait l’air terriblement fatiguée et mal à l’aise. Cette maison était loin d’être aussi luxueuse que la sienne et elle se sentait peut-être dépaysée.
Taylor se réprimanda en silence. Ce n’était pas une pensée très charitable. Cette femme venait de perdre sa sœur, il fallait lui accorder le bénéfice du doute. Elle sortit de la voiture et traversa la pelouse qui la séparait du perron. Elle vit que Quinn avait déjà ramassé deux numéros du Tennessean et les tenait à la main. Elle les porta à son visage en tremblant légèrement, faisant bruisser l’emballage en plastique des journaux.
— Il va falloir que j’annule son abonnement… Il va falloir que je m’occupe de plein de choses, par ici.
Quinn adressa un faible sourire à Taylor, que la froideur de son regard bleu démentait.
Taylor hocha la tête.
— C’est toujours difficile, après la mort d’un proche. Il n’y a personne d’autre qui puisse vous aider ? Whitney avait un petit ami, quelqu’un qui était au courant des choses de la vie quotidienne ?
Quinn ne put retenir un petit rire amer.
— Non, Whitney n’avait pas le temps d’avoir un petit ami. Elle n’avait de temps que pour elle-même. Je suis navrée d’avoir à le dire, lieutenant, mais ma sœur était l’une des personnes les plus égoïstes qui puisse se rencontrer. Toute son existence tournait autour d’elle-même et de son plan de carrière, de ses ambitions. Il n’y avait pas de place dans sa vie pour un compagnon.
Elle se tourna et glissa une clé dans la serrure.
— Elle la laissait sous le paillasson pour la femme de ménage. Elle me l’avait dit il y a quelque temps et, en effet, c’est là que je l’ai trouvée. Allons-y.
La porte en chêne s’ouvrit et Taylor fut assaillie par l’odeur d’encaustique et d’eau de Javel. Son cœur se serra.
— La femme de ménage vient de passer ? demanda-t-elle à Quinn.
— Je crois qu’elle vient une fois par semaine, mais je ne sais pas quel jour exactement. En milieu de semaine, je crois. Quel est le problème ?
— Ce n’est pas forcément un problème. Si j’enquêtais sur un crime, il y en aurait un, mais comme il s’agit d’un accident, ça ne change rien. En tout cas, j’aimerais bien trouver ce qui a incité votre sœur à s’affoler comme elle l’a fait. Mais il n’y a peut-être rien de spécial à découvrir. C’est ce qu’on va voir en jetant un coup d’œil.
Quinn hocha la tête et conduisit Taylor vers le vestibule. La maison était magnifiquement décorée, à quelques détails près. Le parquet de l’entrée menait à une vaste cuisine abritant les équipements les plus en vogue — un comptoir en granit noir bordé de marbre de Carrare, des placards blancs et des appareils électroménagers en Inox. Un coin bureau et un coin repas séparaient la cuisine d’un salon spacieux. Des fenêtres à meneaux, percées tout le long du mur arrière de la maison, permettaient à la lumière naturelle d’inonder la pièce. Tout était bien à sa place, aucune trace de désordre n’était visible. L’endroit était très accueillant et néanmoins un peu trop aseptisé. Comme si un décorateur avait décidé que ce serait au goût de Whitney sans la consulter. Taylor songea que si celle-ci avait été aussi débordée qu’elle en avait eu l’air, elle n’aurait guère trouvé le temps de s’en occuper elle-même.
Taylor parcourut lentement le rez-de-chaussée. La femme de ménage s’était montrée efficace : tout était impeccablement rangé. « Mince, se dit-elle, cela rend les choses d’autant plus difficiles. » En tournant pour se rendre dans le salon, elle aperçut une serviette et un ordinateur portable. L’appareil, flambant neuf, trônait sur une table intégrée dans un meuble à étagères, et la serviette gisait au pied d’une chaise. Taylor ouvrit avec précaution la serviette mais n’y trouva rien de notable. Whitney ne rapportait pas beaucoup de paperasse chez elle.
Elle tira la chaise et s’assit devant l’ordinateur. Elle l’ouvrit en grand et sa curiosité fut récompensée par une liste de courriels qui s’affichaient sur l’écran. Whitney n’avait pas pris le temps de se déconnecter quand elle était partie en catastrophe pour se rendre chez sa sœur. Taylor consulta attentivement la liste des courriels. Elle constata que plusieurs d’entre eux étaient arrivés dans la matinée : ils étaient datés d’« aujourd’hui » et leurs en-têtes étaient en gras, indiquant qu’ils n’avaient pas été lus. Elle remarqua que certains de ces en-têtes de messages étaient précédés d’un drapeau rouge. Elle avait déjà vu Sam procéder de même avec ses courriels — elle en recevait tant qu’il lui fallait les trier par ordre de priorité. Taylor n’avait pas besoin d’organiser de la sorte la réception de son courrier électronique car elle ne passait pas assez de temps en ligne pour que cela en vaille la peine.
Elle entreprit de vérifier les messages pourvus d’un drapeau rouge, histoire de s’assurer que rien ne semblait louche. Elle remarqua que certains messages avaient déjà été lus mais n’en conservaient pas moins leur drapeau rouge. Elle se tourna vers Quinn.
— Vous me donnez l’autorisation de lire les courriels de Whitney ?
— Bien sûr, faites ce que vous pensez devoir faire. Je vais faire quelques pas dans le jardin, si ça ne vous dérange pas.
Quinn sortit par la porte vitrée, tournant le dos à Taylor. « Ce n’est pas plus mal », songea cette dernière. Elle-même n’aurait pas aimé qu’une inconnue lise son courrier si elle venait à casser sa pipe brusquement.
Elle se mit à regarder de plus près les courriels préalablement pourvu d’un drapeau et les compara à des courriels sans drapeau et non lus. Deux ou trois d’entre eux n’avaient rien de mystérieux — des messages en provenance de sites d’informations. Mais il y avait une adresse qui revenait souvent et dont l’objet était toujours le même : « Un poème pour S. W. » Elle décida d’ouvrir le dernier en date des courriels provenant de cette adresse.
La fenêtre s’ouvrit et quelques lignes apparurent sur l’écran. Taylor les lut à voix haute :
— « Ses bras m’entourèrent à demi
Elle me pressa d’une étreinte timide ;
Puis, renversant la tête, elle leva les yeux
Et scruta mon visage.
L’amour pour une part, pour une autre la crainte
Et, pour une autre, un pudique artifice
Voulaient me faire sentir plutôt que voir
Se soulever son cœur. »
Elle ferma le message en ayant l’impression d’être une voyeuse. Et Quinn qui croyait que sa sœur n’avait pas de petit ami… Elle fit défiler la liste et constata qu’il y avait cinq autres courriels de ce mystérieux correspondant — cm1855195c@yahoo.com. Elle les ouvrit et les parcourut hâtivement. Chaque message se limitait à un court poème, comme le premier. Elle aurait aimé que Baldwin lui envoie des poèmes d’amour anonymes.
Elle compulsa le reste de la messagerie électronique mais ne remarqua rien de spécial. Il était temps d’informer Quinn du résultat de ses recherches.
— Quinn ? appela Taylor par-dessus son épaule.
Et Quinn apparut presque aussitôt.
Taylor lui montra la liste des courriels.
— J’ai tout regardé et je n’ai rien vu de louche. Ce sont un peu toujours les mêmes correspondants qui lui envoient des courriels. Vous devriez regarder ça à votre tour pour voir si rien ne vous frappe.
— Je ne crois pas que ce soit nécessaire, lieutenant. Les courriels de ma sœur ne m’intéressent tout simplement pas. Et j’ai du mal à imaginer qu’il y en ait un seul qui me concerne.
— Eh bien, vous devriez quand même y jeter un bref coup d’œil. J’ai trouvé des poèmes d’amour qui semblent lui être adressés. Vous m’aviez dit qu’elle n’avait pas de petit ami.
La voix de Taylor n’était que légèrement accusatrice. Elle commençait à douter que Quinn connaisse quoi que ce soit d’important au sujet de la vie de sa sœur.
— Des poèmes d’amour ? Il faut que je voie ça.
Quinn se pencha tandis que Taylor ouvrait le message le plus récent. Lorsque Quinn lut les vers, Taylor remarqua qu’elle semblait profondément troublée.
— Il y a quelque chose qui vous paraît bizarre ?
Quinn parut s’attendrir et ses yeux étaient humides.
— Non, ce n’est rien, je vous assure.
Taylor n’était pas disposée à laisser passer cela. L’expression qu’affichait Quinn lui apprenait que le poème avait touché une corde sensible.
— Je crois que ce poème peut nous apprendre quelque chose. Il y en a plusieurs autres. Vous êtes sûre qu’ils n’évoquent rien pour vous ?
Taylor dévisagea Quinn, qui essayait de détourner le regard. Taylor s’aperçut que les épaules de Quinn tremblaient légèrement et elle eut la surprise de voir une larme couler sur la joue du joli visage de cette dernière.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-elle doucement. Ce poème vous touche à ce point ?
Quinn rit entre deux sanglots.
— Non, rien de ce genre. J’aimais ma sœur et je suis complètement abattue par sa mort. Mais ces poèmes n’ont rien à voir avec mes sentiments pour elle. Mon mari m’envoyait des poèmes dans le temps… Il ne le fait plus.
Elle se tourna et tenta de reprendre contenance en traversant la cuisine pour y prendre une feuille de papier essuie-tout qu’elle arrosa d’eau avant de s’essuyer les joues. Lorsqu’elle se retourna vers Taylor, ses yeux luisaient encore mais elle avait retrouvé son sang-froid.
— C’est vraiment idiot de ma part… Penser à Jake dans une telle situation. Je crois qu’en découvrant que Whitney avait un admirateur, je me suis dit que j’aimerais que Jake fasse preuve de la même tendresse à mon égard.
Et, sur ces paroles, elle quitta la pièce. Taylor l’entendit aller et venir dans la maison et décida de la laisser tranquille pendant un moment.
Taylor examina le reste de la maison, en quête de quelque chose qui puisse lui apprendre pourquoi Whitney Connolly cherchait aussi désespérément à joindre sa sœur. Si seulement la femme de ménage n’avait pas tout rangé, tout nettoyé ! Il n’y avait plus moyen de savoir si Whitney avait écrit un message ou d’autres notes instructives juste avant son départ. Puis elle eut une idée.
— Quinn ! appela-t-elle. Les policiers qui sont intervenus après l’accident vous ont-ils remis des effets personnels ayant appartenu à Whitney ?
Quinn revint dans la cuisine.
— Non, je suis censée me rendre à la morgue pour les récupérer. Ils m’ont dit qu’il y avait quelques affaires à elle dans la voiture… Oh ! quelle idiote je fais ! Nous aurions dû passer là-bas avant de faire tout ce chemin pour venir ici.
Taylor contint un rire railleur… Comme si Bellevue, à moins de cinq minutes en voiture de Belle Meade, se trouvait à l’autre bout de la Terre !
— Ce n’est pas grave. On peut y aller tout de suite, si vous voulez… On verra bien si ces affaires nous en apprennent plus que ce que nous avons trouvé ici.
— D’accord. Je peux vous rédiger une procuration pour que vous effectuiez cette démarche sans moi, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
Taylor la dévisagea un instant.
— Je peux faire ça, en effet. Mais je pensais que vous auriez aimé être présente.
Elle hésita puis décida qu’il serait idiot de ne pas poser la question qui lui brûlait les lèvres :
— Quinn, vous ne pensez pas que cela puisse avoir un rapport avec Nathan Chase ?
Le visage de Quinn devint blême.
— Oh ! mon Dieu ! Vous ne croyez quand même pas qu’il… qu’il aurait pu entrer en contact avec Whitney d’une manière ou d’une autre ?
— Eh bien, je n’en sais rien. Il a déjà essayé de vous contacter, vous ou votre sœur ?
Quinn se mit à arpenter la moquette, en se serrant la gorge d’une main pâle et manucurée. On aurait dit qu’elle allait se briser en mille morceaux dans le vestibule.
— Non. Nous n’avions aucun contact avec lui. Et il est toujours en prison, Dieu merci. Je le sais parce que je me renseigne à son sujet de temps en temps, histoire de m’assurer qu’il n’est pas sur le point d’être relâché. A ma connaissance, il n’obtiendra pas de liberté conditionnelle avant quinze ans.
Taylor digéra l’information pendant un instant. L’enlèvement était certes un crime grave. Mais Chase avait été condamné à une peine incompressible de trente ans. Elle songea qu’il lui faudrait se renseigner pour connaître exactement la nature du crime pour lequel il avait été condamné. Cela n’avait probablement pas grand-chose à voir avec la mort de Whitney, mais enfin ce serait peut-être utile d’en apprendre davantage sur ce passé obscur.
— D’accord, Quinn. Je vais aller à la morgue pour examiner les effets personnels de Whitney qui s’y trouvent. Si je tombe sur quelque chose de spécial, je vous en aviserai.
— Merci. Dites-moi, quand est-ce que le corps sera rendu à la famille ? Il faut que je m’occupe des obsèques.
— Appelez le bureau du médecin légiste. On vous y donnera cette information. Cela ne devrait pas tarder, croyez-moi.
Tandis qu’elles se dirigeaient vers la porte, elles n’entendirent pas le signal sonore de l’ordinateur, indiquant que Whitney venait de recevoir un nouveau courriel.