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Baldwin mit ses mains en visière face au soleil éblouissant pour observer le déploiement d’activité autour du corps sans vie. Chaque intervenant sur la scène du crime remplissait une tâche bien précise, et pourtant on aurait dit des fourmis s’activant de façon chaotique. La similitude avec les précédentes scènes avait quelque chose de déroutant. Il mit de côté cette remarque, se promettant d’y revenir plus tard. Il se glissa sous le ruban jaune et constata que Marni Fischer bénéficiait de toutes les attentions que requiert un cadavre.

Il se rendit auprès de ce dernier, chaussant ses Ray-Ban pour filtrer la lumière aveuglante. Fasciné par ce qui avait été une superbe jeune femme, il s’accroupit pour l’examiner de plus près, chassant les mouches qui voletaient autour de son visage. Marni Fischer était nue, allongée sur le dos dans l’herbe, les bras en croix. Ses bras étaient amputés au niveau du poignet, ses mains avaient disparu. C’est là que s’arrêtaient les similitudes. Il ne s’était pas trompé dans ses prévisions. Le tueur était bien en train de monter en puissance, de devenir plus violent.

Baldwin porta son regard sur ce qui avait été le visage de Marni. De profondes entailles le quadrillaient du front au menton. Des coups de couteau portés avec rage. Baldwin se demanda ce qu’elle avait bien pu faire pour provoquer la colère de son bourreau.

Il songea qu’il ne faudrait pas oublier de vérifier les traces d’une activité sexuelle : la séduction avait caractérisé les modes opératoires précédents, mais il en allait peut-être tout autrement dans ce cas-là.

Les jambes de la victime étaient pudiquement croisées au niveau des genoux ; une fine chaîne en or était enroulée de façon incongrue autour de sa frêle cheville droite. Baldwin se dit que cette chaînette évoquait davantage une entrave qu’un bijou.

A quelques mètres du corps de Marni, un autre emplacement, plus petit, avait été délimité. Une main blême, paume vers le ciel comme en une supplique, était posée dans l’herbe. Les policiers avaient maintenant bien compris qu’il fallait systématiquement fouiller les alentours en quête d’une main. Ainsi instruits, ceux de Roanoke n’avaient pas tardé à retrouver ce trophée abandonné. Pourquoi le tueur laissait-il ainsi une des mains de sa précédente victime non loin du corps ? Encore une particularité à ajouter à la liste déjà longue de ses bizarreries, à l’ensemble des éléments qui constituaient le psychisme de ce tueur en série.

Le vent se leva et Baldwin eut la surprise de voir arriver un amoncellement menaçant de nuages noirs en provenance de l’ouest, qui enveloppait déjà les montagnes environnantes. Il s’interrogea sur le temps qu’il venait de passer là, à examiner ce corps. Il valait mieux lever le camp avant qu’il ne se mette à pleuvoir. Dans le Sud, après un après-midi aussi lourd et ensoleillé, il fallait s’attendre à ce qu’un orage survienne.

Il se tourna vers Grimes. L’homme était au bout du rouleau. Il dépérissait à vue d’œil depuis qu’il avait été avisé que le corps de Marni avait été retrouvé. A présent, il essayait d’éviter le projecteur d’une camionnette de télévision, au lieu d’assister Baldwin dans son examen du cadavre. Il allait falloir trouver un moyen de procurer un peu de repos à Grimes. Or, tant que ce tueur était dans la nature, il y avait peu de chances pour que Grimes obtienne un congé.

Après avoir examiné une dernière fois le corps, Baldwin s’apprêtait à rejoindre Grimes lorsqu’il entendit quelqu’un l’interpeller dans son dos :

— On peut l’évacuer, maintenant, agent Baldwin ?

Le ton de l’homme était légèrement sarcastique. Baldwin se tourna et vit un jeune sergent bien en chair, taches de rousseur et cheveux roux, dont les gros poings étaient serrés. Un de ces flics locaux qui n’appréciaient pas les intrusions du FBI sur leur territoire. Baldwin comprenait leur frustration. Le FBI intervenait pour leur souffler les plus belles affaires — ainsi qu’il l’avait fait au détriment de Taylor. Il se tourna et adressa un geste interrogateur à Grimes, et celui-ci secoua la tête. Baldwin sentit quelqu’un lui donner une tape dans le dos. C’était d’ailleurs presque un vrai coup. Il se tourna vers le rouquin qui lui faisait face d’un air hostile, les mains sur les hanches.

Baldwin recula d’un ou deux mètres et se frotta le crâne, ébouriffant son épaisse chevelure. Il sentit l’agacement le gagner. Un sergent de la police locale qui jouait les durs, cela posait problème. Il entendait le bourdonnement implacable d’un hélicoptère de la télévision, qui filmait la scène avec ses téléobjectifs et transmettait des informations en direct aux journalistes des studios.

— Je vous ai demandé si je pouvais l’évacuer.

Ce n’était pas une requête, mais un défi.

— J’aimerais savoir quelque chose, sergent, dit Baldwin calmement.

L’homme le dévisagea comme si Baldwin venait d’assassiner la fille qui gisait à ses pieds.

— Vous croyez qu’elle a été juste balancée là ou bien que c’est une mise en scène ?

L’homme se gratta l’occiput.

— Ben, ça crève les yeux que c’est une mise en scène. On vous apprend pas ce genre de trucs dans vos écoles, monsieur l’agent du FBI ?

Baldwin adressa un sourire contrit à l’homme.

— Vous avez déjà vu un corps jeté d’une voiture, sergent ?

— Bien sûr. Beaucoup, même. Ils dégringolent et atterrissent sur le dos, les bras en croix et les jambes croisées… Euh…

— Vous l’avez dit. Regardez-la mieux.

Le sergent prit son temps, tourna autour du corps, dans un sens puis dans l’autre, en suçotant un cure-dents qui était apparu comme par enchantement au coin de sa bouche. Il fit un autre tour et cracha, en prenant soin de se détourner du cadavre.

— Ben, je dirais qu’il y a une bonne chance pour qu’elle ait été jetée hors d’une voiture.

— Et vous avez trouvé des traces de pneus pour étayer cette théorie ? demanda Baldwin en fixant le jeune homme d’un air impatient.

— On n’en a pas vu, m’sieu.

Baldwin prit note du « m’sieu » et décida d’arrêter d’embêter le jeunot.

— Il y a donc une bonne chance pour que le meurtrier se soit garé au bord de la route avant de porter le corps jusqu’ici pour le placer dans cette position, plutôt que de rouler sur l’herbe, de se débarrasser du cadavre et de se tirer en vitesse.

Le sergent le regarda en louchant.

— Vous m’avez mené en bateau, hein ?

— Non, jeune homme. Je ne plaisante jamais quand il s’agit de la mort. Je voulais juste vous amener à envisager une autre possibilité. Rien n’est jamais évident sur une scène de crime.

Il aperçut Grimes qui lui faisait de grands gestes. Il était temps d’aller à la morgue.

— Faites venir vos hommes. Vous pouvez emporter le corps, maintenant. En plus, il va pleuvoir.

Il tourna les talons et s’éloigna du corps de la fille. Peut-être le sergent retiendrait-il la leçon. Ne jamais tirer de conclusions hâtives, surtout dans une enquête aussi complexe. Il décrocha son téléphone portable de sa ceinture et sélectionna un numéro en accès rapide. Une voix répondit dans l’écouteur une sorte de salutation.

— Oui ?

— Garrett, c’est Baldwin. Je suis à Roanoke.

— C’est le même tueur ?

— On dirait bien.

Baldwin sentit plus qu’il n’entendit le profond soupir de son correspondant. Il comprenait ce que ressentait Garrett ; lui-même, quand il avait vu la fille, il s’était senti vidé de toute volonté.

— Du nouveau, à propos du profil géographique ? demanda-t-il.

— Non, la recherche n’est pas terminée. Mais j’ai regardé la carte, et je crois qu’il y a en effet une piste de ce côté-là. Le problème, avec ce logiciel, c’est qu’il faut au moins huit localisations pour qu’il soit fiable. Donc, les résultats seront forcément incomplets. Je ne compterais donc pas trop dessus, si j’étais vous.

— Bon. Mais quand même, s’il y a des résultats, faites-le-moi savoir. Ce sera mieux que ce dont on dispose pour l’instant, c’est-à-dire rien. Ce type est en train de monter en puissance, c’est sûr, Garrett. Il a sectionné les mains de la dernière victime, comme dans les cas précédents, mais il lui a aussi sérieusement tailladé le visage. Si c’était un simple meurtrier, je dirais qu’il essaie de gagner du temps, de retarder l’identification. Mais grâce aux médias, tout le pays savait que Marni Fischer avait disparu. Il ne cherche pas à nous mener sur une fausse piste en prélevant les mains. Ce n’est pas une question d’identification. Les mains, il les collectionne. Je ne sais pas, Garrett, mais il y a quelque chose qui cloche dans cette affaire. Comme dans les autres cas, il y a préméditation, et il y a mise en scène… Aucun doute là-dessus. Mais je n’arrive pas à percer ses motivations. Il va trop vite, il se déplace dans trop d’Etats. Je ne sais pas si on va pouvoir l’arrêter sur le fait. Il est en train de construire un scénario dont nous ignorons tout, et dont nous n’aurons le fin mot qu’au moment qu’il aura choisi. Mais combien de filles vont y passer d’ici là ?

Il soupira et se passa la main dans les cheveux de nouveau. A ce train, il aurait une crête de punk avant la fin de l’après-midi.

— Dans ce cas, Baldwin, je vous conseille d’essayer de prévoir ce qu’il prépare maintenant.

— Je fais de mon mieux. Là, je dois accompagner le corps à la morgue, pour assister à l’autopsie. Il faut que je voie si…

— Je sais, l’interrompit Garrett. Allez-y.

*  *  *

Baldwin rangea le téléphone et s’adossa contre une voiture de patrouille. Il plaça ses doigts devant sa bouche et laissa échapper un sourire. Avec tout ça, il avait oublié d’appeler Taylor. Elle l’avait sauvé de lui-même, du monde de la mort et de l’agonie. Elle avait sauvé son âme, ce qui était plus important pour sa survie que les battements de son cœur. Cette pensée le fit sourire. Un moment en tête à tête avec elle lui ferait le plus grand bien. Il en était ainsi depuis qu’il la connaissait. Il l’imaginait en train de s’affairer dans la cuisine, à Nashville, égrenant quelques commentaires par-dessus son épaule tout en préparant le dîner. Il vit son sourire, ses yeux gris taquins, l’un légèrement plus foncé que l’autre… Et ses lèvres pleines, sa longue chevelure blonde qui tombait en cascade dans son dos. Il songea à la nuit où ils avaient fait l’amour pour la première fois, et éprouva une certaine gêne en sentant naître une érection. Il se tourna pour faire face au véhicule et se prit la tête à deux mains. Merde, voilà qu’il était excité rien qu’en pensant à elle, envahi par un désir presque douloureux. C’étaient les petits riens qui l’attachaient le plus à elle. Son rire rauque, sa voix grave. Le corps plein d’énergie. La peau soyeuse de sa nuque, non loin de la balafre — la cicatrice de cette entaille à la gorge qui avait failli lui coûter la vie. Il se languissait d’elle, de sa douceur, de ses baisers, de sa voix, de son étreinte chaude et sensuelle, de tout ce qui aurait pu l’extraire un instant de ce champ désolé. Il avait toujours été frappé par les liens intimes entre la mort et le sexe. Il supposait que c’était ce qui expliquait pourquoi certains hommes en arrivent à tuer par amour.

Il regarda autour de lui, vit les brins d’herbe qui se dressaient dans l’attente de la pluie prochaine, le pollen qui se collait à tous les objets inanimés en vue. Le soleil commençait à se voiler, l’orage était imminent, et Baldwin était entouré de gyrophares et assailli par l’odeur de la mort. Des voix se faisaient entendre autour de lui, impatientes ou grincheuses. Pourtant les criquets continuaient à chanter, imperturbables et indifférents à la menace de la pluie, donnant à la scène un petit air d’excursion de campeurs. Il se demanda pour la centième fois ce qu’il faisait là. Toujours aux trousses d’un tueur, alors qu’il aurait pu rester à la maison dans les bras protecteurs de Taylor, loin des tristes réalités de sa vie. Il était temps qu’il démissionne définitivement, il le savait. Taylor avait pansé les plaies de son cœur, mais des meurtriers à l’affût hantaient encore son esprit. Il aurait voulu rentrer chez lui, mais il se détacha de la voiture de patrouille. Il fallait qu’il se rende à la morgue pour assister à l’autopsie. Pas le temps de penser à l’amour. Il se durcit, mit en sourdine ses états d’âme et se dirigea vers Grimes.

— Tu es prêt ? On va à l’institut médico-légal. Ils nous ont promis de procéder rapidement à l’autopsie en notre honneur.

— Baldwin, vas-y tout seul. Je reste ici avec les collègues qui s’occupent de la scène du crime. Je vais voir si on ne trouve rien d’autre, avant que la pluie ne vienne effacer les traces.

Baldwin hocha la tête d’un air dubitatif et chercha le sergent roux du regard. Moins de une heure plus tard, il avait enfilé la blouse et les gants fournis par le médecin légiste.

Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose mais fut interrompu par ce dernier, un jeune médecin cordial nommé Rusty Sampson.

— Eh ben !

— Eh ben quoi, docteur ?

— Elle s’est bien débattue. Vous voyez les ecchymoses sur les avant-bras ? Des blessures défensives, aucun doute là-dessus. Elle a une bosse sur le crâne, aussi. On va peut-être tomber sur un hématome subdural intercrânien quand on examinera le cerveau. Elle s’est fait sérieusement tabasser. Elle a peut-être perdu connaissance. Et regardez ça, une fracture de l’os hyoïde. On distinguait déjà bien les traces de strangulation dans le champ, tout à l’heure, mais là c’est flagrant.

— Il l’a étranglée avant ou après l’avoir tailladée ?

— Il y a des traces de sang coagulé dans les entailles qu’il a faites au couteau sur son visage. On peut donc en déduire que ces blessures ont été infligées avant le décès. Mais les mains ont été sectionnées après, ça, c’est certain. N’empêche qu’il lui a vraiment lacéré le visage, la pauvre.

— Elle a été violée ?

— Je ne sais pas si je peux parler avec certitude de viol, mais regardez ce que j’ai trouvé dans son vagin.

Le médecin tendit à Baldwin un récipient contenant un petit fragment de ce qui semblait être un lambeau de peau translucide.

— Un bout de préservatif qui s’est détaché du bord enroulé. Je ne vois pas de traces de sperme, même si, bien sûr, on va l’envoyer au labo pour l’analyser. Elle a des plaies aux parties génitales, aussi. Je n’aime pas formuler des hypothèses, mais il se peut qu’il ait perdu sa capote et qu’il l’ait récupérée avec les doigts, vous voyez ce que je veux dire ? Ces préservatifs ne sont pas aussi solides qu’ils en ont l’air, on peut les déchirer facilement d’un coup d’ongle.

— Je me demande…

Baldwin fit un pas de côté, les yeux dans le vague. Le tueur, s’étant rendu compte que le préservatif avait glissé, avait-il voulu la punir cruellement ? C’était une possibilité. Il avait peut-être essayé de récupérer le préservatif rapidement mais avait eu du mal à y parvenir. Un incident banal pour un couple normal. Mais pour un tueur cherchant à dissimuler son identité, il en allait tout autrement. Le moindre échec était susceptible de le mettre en fureur, le poussant derechef à franchir un autre échelon dans la violence.

— Vous pouvez me donner une estimation de l’heure du décès ?

— Eh bien, le vide-ordures est ouvert depuis au moins une journée.

Baldwin secoua la tête d’un air dégoûté.

— Je ne la connaissais pas, celle-là. Le vide-ordures ? Pour parler du relâchement des sphincters ? Où est-ce que vous allez chercher tout ça, vous autres ?

— Je crois que je l’ai entendue dans une série télé, Law and Order. Plus sérieusement, elle était morte depuis au moins dix-huit, vingt-quatre heures quand la police l’a trouvée. Des vers dans les moignons, davantage encore dans ses orifices, pas mal de larves de mouches à viande. Le corps était en pleine nature et les mouches s’en sont donné à cœur joie. Ajoutez-y le soleil et vous pouvez imaginer comment ça grouillait là-dedans.

— Elle n’a disparu que depuis deux jours et…

Baldwin ne termina pas sa phrase. Le meurtrier n’avait pas perdu de temps avant de la tuer. Celle-là, il l’avait enlevée au hasard, massacrée sauvagement, transportée et abandonnée sans tarder. Il avait encore pris de l’avance.

— Rien d’autre ? demanda-t-il.

— Non. J’en saurai plus après les résultats des analyses toxicologiques.

— Bon. Merci, docteur. Si vous avez du nouveau, tenez-moi au courant.

Une autre victime au tableau de chasse de l’Etrangleur du Sud, songea-t-il en quittant les lieux. Il fallait qu’il retrouve Grimes pour l’informer de ce que le médecin lui avait dit.