4

Baldwin s’éloigna pour téléphoner à Quantico, siège du FBI en Virginie. Taylor fit signe à Fitz de la rejoindre. Il traversa le champ d’un pas assuré, tel un général menant ses troupes, son imposante bedaine en avant.

— Qu’est-ce qu’il fichait ici, le mec du FBI ? demanda-t-il d’un ton neutre.

Taylor le dévisagea un instant, essayant de déterminer s’il n’y avait pas de sous-entendu dans cette question. Le visage de Fitz était fermé et elle décida que ce n’était qu’une simple question.

— Devine.

Taylor regardait Baldwin rôder sur les lieux du crime comme un fauve qui a senti l’odeur du sang.

— Il est venu pour étudier le profil du tueur, parce qu’il y a déjà eu d’autres meurtres du même type, répondit Fitz en joignant son regard à celui de Taylor.

Il ne pouvait y avoir en effet qu’une seule raison à l’intrusion d’un profileur du FBI dans leur enquête.

— Deux autres. Pour celui-là, en tout cas, on a une identité possible : Jessica Ann porter. Une fille du Mississippi. Où est Lincoln ?

— Près de la voiture, avec Marcus.

— Il va falloir qu’il exerce ses talents sur son ordinateur. Dis-lui que je veux avoir toutes les informations que le FBI détient sur ces meurtres. Le premier, c’était celui d’une fille de l’Alabama, une étudiante portée disparue qui a été retrouvée morte en avril en Louisiane. La deuxième victime a été enlevée à Baton Rouge en juin et son corps a été découvert dans le Mississippi. Demande-lui de noter tous les détails. On verra bien ce que ça donne. Le FBI a gardé certaines informations secrètes dans ces affaires, parmi lesquelles le fait que le tueur dépose une main, prélevée sur la précédente victime, à l’endroit où il abandonne le corps de la suivante. Je suis certaine que Baldwin nous fera part de tout ce qu’il sait… Mais je veux qu’on puisse établir notre propre dossier concernant cet assassin.

— T’es sûre qu’il te dira tout ?

Taylor cligna de l’œil et adressa à Fitz un sourire radieux, ses yeux gris luisant dans la brume.

— J’en suis sûre.

*  *  *

Taylor était en train de terminer une sauce bolognaise. Elle la goûta, y ajouta une autre cuillerée d’origan, goûta de nouveau. Hum… Un peu plus d’ail. Elle jeta un autre clou de girofle dans la casserole et remit le couvercle après avoir humé l’arôme épicé de la vapeur.

La lumière du jour faiblissait au-dehors, l’obscurité gagnait rapidement. Taylor se mit à couper une baguette aux céréales, disposa les tranches sur une feuille de papier d’aluminium qu’elle enfourna pour en faire des toasts. Elle but une petite gorgée de vin, un excellent montepulciano de Toscane qu’elle avait découvert grâce aux conseils du caviste local. Elle surnommait cet homme « Geppetto » en raison de sa ressemblance avec le personnage du père de Pinocchio dans le dessin animé de Disney. C’était un homme doux et bienveillant, pourvu d’une grosse moustache grise et d’un goût irréprochable en matière de vins italiens. Il appréciait beaucoup ce surnom même s’il ne permettait qu’à Taylor d’en user aussi familièrement. Cette pensée la fit sourire tandis qu’elle avalait une autre gorgée du nectar.

N’ayant plus qu’à attendre que la sauce soit cuite, elle s’assit à la table de la cuisine pour siroter son vin en regardant les lucioles voltiger au-dessus de sa terrasse. Sa maison était toute simple, une cabane en rondins qu’elle avait achetée quelques années auparavant. Un nid douillet, perché sur les collines du bassin central du Tennessee. Les cerfs et les lapins venaient lui rendre visite. Elle avait même vu récemment une renarde, suivie de ses renardeaux. De l’intimité, du calme — tout ce dont pouvait avoir besoin une policière surmenée.

Ses pensées la ramenèrent, inévitablement, à la scène du crime.

Sam était arrivée pour prendre le relais et préparer le corps de Jessica pour son transfert dans les services médico-légaux. Le corps, déshydraté et tiède, avait été difficile à transporter. Le brancardier avait laissé échapper son fardeau en le hissant sur le lit à roulettes. Le haut du sac lui avait glissé des mains, et les mouches s’étaient mises à bourdonner furieusement. Taylor maudit le climat lourd et humide — la mort n’était pas plus acceptable dans le froid, mais elle était plus supportable.

A quel genre de tueur avaient-ils affaire ? Rapport sexuel consenti, strangulation, mutilation — comme un rendez-vous galant qui tournerait au cauchemar. Taylor savait que le profil que dresserait Baldwin comblerait les lacunes de ce portrait.

L’autopsie du corps de Jessica Porter devait avoir lieu le lendemain matin. Taylor y assisterait, afin de tenter de glaner quelques indices sur le tueur. Il y avait toujours des indices. Même l’assassin le plus méticuleux laissait toujours des traces. Le fait que c’était sans doute son troisième meurtre était pénible, pour ne pas dire plus.

La main manquante l’agaçait. La mort, en règle générale, n’était jamais belle. A l’évidence, le meurtrier avait prélevé les mains de sa victime afin de rendre plus difficile son identification. En l’abandonnant dans un champ isolé, par une température de plus de trente degrés, il comptait sur la nature pour achever de brouiller les pistes. Mais pourquoi donc déposait-il une main de sa précédente victime à l’endroit où il se débarrassait de la suivante ?

Taylor avait été prise de court lorsque Baldwin lui avait expliqué quelle était la signature de ce meurtrier. Elle avait posé la question qui venait aussitôt à l’esprit : « Où se trouve l’autre main ? »

Il avait répondu en riant sans joie : « C’est une bonne question. »

Ils auraient pu ne jamais découvrir le corps. En fait, ils avaient eu de la chance. L’agent immobilier qui était chargé de vendre la parcelle était passé pour modifier le numéro de téléphone sur le panneau. Il avait été intrigué par l’odeur de viande pourrie et avait appelé la police aussitôt après avoir constaté la présence du corps. Petit coup de pouce du destin, sans lequel les enquêteurs auraient pu attendre des semaines, voire davantage, avant de retrouver Jessica Porter. Assez longtemps pour que les vers et la chaleur aient fait leur œuvre, rendant l’identification presque impossible. L’assassin était loin d’être un imbécile.

Mais ils avaient retrouvé Jessica et, à présent, ils étaient sur la piste du tueur. Taylor s’interrogeait sur le rapport qu’il pouvait y avoir entre Nashville et Jackson, dans l’Etat voisin du Mississippi, lorsqu’elle entendit la porte s’ouvrir.

— Comment va ma demoiselle de bonne famille préférée ?

A l’homme qui l’interpellait de cette voix grave, elle adressa un regard mauvais, qui le fit sourire. Franchissant les quelques mètres qui le séparaient de Taylor en trois enjambées, il la prit dans ses bras avec rudesse. Elle blottit son nez dans le creux de sa clavicule et soupira. L’odeur de l’homme était fraîche et agréable. Il ne dégageait aucun relent de mort, il sentait simplement le savon parfumé au cèdre. Elle se frotta encore un peu contre lui avant de le repousser sèchement. Il recula en titubant, levant la main comme pour arrêter le torrent d’imprécations qu’il sentait monter.

— Merde, Baldwin ! Pourquoi tu ne m’as rien dit ?

— On va manger des pâtes, à ce que je sens. Quelle odeur alléchante !

Le regard de Taylor se fit meurtrier et il haussa les épaules d’un air penaud.

— Qu’est-ce qu’il fallait que je fasse, Taylor ? Comment pouvais-je savoir qu’il allait venir à Nashville ? La disparition de cette Jessica Porter a été signalée il y a trois jours, et je n’ai pas été prévenu tout de suite. La prochaine fois que ça arrive, je n’oublierai pas de mentionner, mine de rien, la disparition d’une fille dans le Mississippi, comme ça, tu pourras te mettre à remuer tout Nashville pour la retrouver. C’est ça, ce que tu aurais voulu ? Merde, Taylor, n’en fais pas tout un plat. Je n’avais pas la moindre idée de sa venue dans le coin. Je ne savais même pas que c’était un coup de l’Etrangleur du Sud avant d’examiner le corps.

Il tendit la main pour lui caresser la joue mais elle lui tourna le dos et se dirigea vers la cuisinière. Elle se mit à remuer la sauce.

— Allons, mon chou. Si j’en avais su plus long sur ce type, je te l’aurais dit. Il n’avait pas frappé depuis un mois. On est dans le brouillard, crois-moi. On a si peu d’indices… On avance au petit bonheur sur cette affaire. Il ne nous laisse pas beaucoup de grain à moudre. Des mains qui manquent et des cadavres, voilà tout ce qu’on a.

Taylor se retourna pour lui faire face. Les yeux verts de Baldwin étaient assombris par l’inquiétude. Ses cheveux noirs étaient tout décoiffés. Elle devina qu’il s’était frotté la tête en essayant de faire fonctionner ses neurones.

— Des mains qui manquent et des cadavres, ça me paraît déjà pas mal.

Elle prononça ces mots d’une voix boudeuse et se sentit idiote. Elle n’avait aucune raison d’en vouloir à Baldwin. Il faisait son boulot, voilà tout. Un boulot qu’il voulait faire avec elle. Car il semblait y avoir une bonne chance pour qu’ils travaillent ensemble sur cette enquête, comme il le souhaitait.

— Tu es en train de mettre sur pied une équipe spéciale ?

— Pour l’instant, il n’y a que moi. Je savais que je pouvais collaborer avec toi, alors je travaille en indépendant sur cette affaire. Il y a deux collègues qui enquêtent sur les meurtres précédents : Jerry Grimes et Thomas Petty. Je partage mes infos avec eux et vice versa. Tu sais comment ça se passe…

Cela faisait trois mois que Baldwin travaillait comme consultant détaché par le FBI auprès de la brigade des homicides de Nashville. Son aide s’était avérée précieuse. Evidemment, partager son lit avec lui constituait un à-côté bien agréable.

Elle lui adressa un sourire appréciateur.

— Tu n’as pas traîné. Tu as parlé avec Price, hein ?

Il s’assit à la table et hocha la tête.

— Garrett Woods m’a demandé d’appeler Price, c’est vrai.

Taylor se tourna vers la cuisinière.

— J’ai faim. On pourra en parler après le dîner ?

Baldwin lui répondit en souriant :

— Qui a dit qu’on allait parler, après le dîner ?

*  *  *

Taylor était sous la douche lorsque le téléphone sonna. Baldwin ne se serait pas risqué à répondre. Elle était férocement attachée à sa vie privée et détestait l’idée que quelqu’un puisse apprendre qu’elle avait avec Baldwin une liaison — c’est le terme qui lui convenait le mieux. Une liaison vraiment très intime. Elle ne tenait pas à ce que ses collègues la questionnent sur ses motifs ou sur ses intentions. Elle préférait les laisser s’interroger sur la nature exacte de cette relation. S’ils savaient qu’elle passait toutes ses nuits avec un type du FBI, ils la verraient certainement d’un autre œil. C’est du moins ce qu’elle se disait.

Sa meilleure amie et son unique confidente, Sam Loughley, trouvait qu’elle était folle d’essayer de cacher cette relation. Elle avait essayé à plusieurs reprises de convaincre Taylor que les gens de son équipe ne seraient nullement agacés par ses amours avec Baldwin. Mais Taylor préférait séparer strictement sa vie privée et sa vie professionnelle.

Elle sortit de la douche, se sécha hâtivement avec une serviette et se dirigea vers le répondeur. Le message était bref : « Rappelle. » Elle reconnut aussitôt la voix de Fitz. Il était tard et elle était fatiguée, mais elle composa le numéro du téléphone portable de Fitz et attendit qu’il décroche.

— Allô !

— Fitz, c’est Taylor. Quoi de neuf ?

— J’ai pensé que t’aurais aimé être prévenue. On nous a signalé une disparition, il y a une demi-heure environ. Une fille nommée Shauna Davidson, domiciliée à Antioch. Je ne sais pas si c’est grave, mais elle n’a pas réapparu depuis hier. Elle n’est pas rentrée chez elle hier soir, selon sa mère. Elle a essayé de la joindre, mais Shauna ne répond pas, ni sur son fixe, ni sur son portable. La mère a vu, aux infos, le reportage sur la fille qu’on a retrouvée morte dans le champ et elle a pensé que c’était peut-être sa fille. Elle flippe à mort. Le problème, c’est que la fille du champ n’est pas Shauna Davidson et que Shauna Davidson s’est évaporée.

Taylor sentit son estomac se nouer.

— Elle est brune ?

Elle entendit Fitz feuilleter une liasse de papiers.

— Ouais. Yeux bruns, cheveux bruns. Un mètre soixante-huit. Soixante-quatre kilos. Vingt et un ans.

— D’autres infos à son sujet ? Où est-ce qu’elle travaille ? Peut-être qu’on l’a vue à son travail…

Fitz se remit à compulser son dossier.

— Ce n’est pas marqué. Une jeune de cet âge… Je parie qu’elle est vendeuse ou serveuse. Comme elle habite à Antioch, elle travaille peut-être au restaurant Hickory Hollow qu’il y a là-bas. Je vais me renseigner. Je me dirige actuellement vers chez elle. Ça ne devrait pas être trop dur de savoir de quoi il retourne. Il y a déjà des policiers sur place. Ils m’ont dit, par radio, qu’il y a du louche. C’est peut-être juste sa serrure qui a été forcée, peut-être plus grave.

— Bon, eh bien, va voir ce qui se passe là-bas. Avec un peu de chance, c’est une fausse alerte.

— Je m’en occupe. Je te rappelle si on a besoin de toi.

— Merci de m’avoir prévenue. On se voit demain matin, sauf s’il y a du nouveau pendant la nuit.

Elle raccrocha. Les télés et les journaux allaient s’en donner à cœur joie. S’il était facile d’empêcher les médias locaux d’en faire des tonnes sur les meurtres et enlèvements survenus dans d’autres Etats, un meurtre suivi d’un enlèvement, dans leur propre région, serait impossible à dissimuler. Elle consulta sa montre : il était 21 h 50.

Elle ouvrit une canette de Coca light et passa dans le salon. Baldwin s’était endormi sur le canapé en serrant un épais dossier entre ses mains. Elle reconnut les caractères : FBI-Confidentiel. Elle resta un instant à le regarder, ne voulant pas le réveiller mais sachant qu’il le fallait. Il voudrait entendre la nouvelle. Elle lui secoua doucement l’épaule et il sursauta.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Il se redressa brusquement, laissant échapper le dossier dont le contenu s’éparpilla sur la moquette. Taylor aperçut des photos prises sur des lieux du crime, d’horribles images de mort. Elle l’aida à ramasser les photos en se demandant pourquoi ils faisaient tout ça — côtoyer la mort au jour le jour. Cette pensée était de plus en plus fréquente, dans son esprit, ces derniers temps.

— Fitz a appelé. On vient de signaler une disparition, une fille de dix-huit ans nommée Shauna Davidson. Il se dirige vers son domicile en ce moment même. Il me rappellera s’il a besoin de moi. Je voulais voir si les journaleux parlaient de tout ça.

Le regard inquiet que lui adressa Baldwin confirma ses pires appréhensions. Il était probable que Shauna Davidson ne rentrerait pas chez elle ce soir-là non plus.

Taylor alluma le téléviseur et s’accroupit sur le canapé. La découverte d’un corps à Bellevue était à la une de l’actualité. Une chaîne locale diffusait un reportage exhaustif relatant tout ce qui s’était passé ce jour-là sur le champ où le corps de Jessica Porter avait été découvert. Nashville aimait tant sa criminalité…

Taylor changea de chaîne et constata que toutes les télés locales accordaient la première place à l’événement.

— Merde, merde et merde !

Baldwin lui adressa un faible sourire.

— On dirait que ce n’est plus un secret…

Taylor repassa sur Channel Five. Whitney Connolly, la journaliste vedette de cette chaîne locale, était sur les lieux où le corps de Jessica avait été découvert. Qu’est-ce que c’était que ce cirque ? Qu’est-ce qu’ils espéraient trouver là-bas ? Les policiers avaient entièrement nettoyé l’endroit, il ne restait plus rien à montrer aux téléspectateurs. Mais le montage vidéo était habile, faisant défiler des scènes tournées plus tôt dans la journée. Le champ désolé, les gyrophares sur la nationale, les policiers qui s’affairaient. Taylor eut un geste de mauvaise humeur quand elle s’aperçut que les caméras de Channel Five avaient saisi l’instant où le brancardier avait laissé échapper le corps ensaché au moment de le hisser sur le lit à roulettes. Le cameraman avait zoomé pour obtenir un gros plan de la nuée de mouches vertes qui voletaient autour du sac funèbre. Charmant.

Le téléphone portable de Taylor se remit à sonner. Fitz lui demandait de le rejoindre à l’appartement de Shauna Davidson. Tant pis pour la nuit de repos dont elle avait tant besoin. Elle raccrocha et enfila ses santiags. Whitney Connolly, qui n’avait plus d’horreurs à montrer, était en train de lancer un appel à d’éventuels témoins ayant des informations concernant le corps retrouvé à Bellevue, leur demandant de contacter la police locale. Son reportage avait été plus complet que ceux des autres chaînes. Elle prenait un malin plaisir à faire durer le sujet. Taylor pensait parfois que Connolly appréciait peut-être un peu trop son boulot. On aurait dit qu’elle aimait ça, décrire la mort et les désastres.

— Whitney Connolly est aussi tenace qu’un pitt-bull. C’est l’une des rares journalistes qui a l’air de s’impliquer à fond dans les faits divers locaux, de souhaiter vraiment qu’ils soient élucidés.

Baldwin avait parlé d’une voix distraite, ajoutant foi à l’opinion silencieuse de Taylor sur le personnage. Il semblait perdu dans ses pensées, les yeux fixés sur l’écran du téléviseur.

— J’étais dans la même école qu’elle.

Cette confidence retint l’attention de Baldwin, qui se tourna vers Taylor.

— Encore une demoiselle de bonne famille du lycée catholique du père Ryan ? la taquina-t-il.

— En quelque sorte… Elle et sa sœur jumelle, Quinn. Elles étaient en seconde quand on était en première, Sam et moi — l’année où toi, tu étais en terminale. Je sais que tu as commencé ta terminale en cours d’année, mais tu dois quand même t’en souvenir. Toute cette affaire…

Elle s’interrompit car le téléphone de Baldwin s’était mis à sonner.

Il répondit avec brusquerie :

— Oui ? Oui, je suis au courant… Non, non, pas du tout… C’est entendu… Pas de problème… A demain, donc.

Il raccrocha puis se mit à arpenter le salon.

— C’était Garrett. Il voulait s’assurer que j’avais été informé de la disparition d’aujourd’hui. Désormais, je suis officiellement chargé de cette enquête. A plein temps, pas seulement comme consultant. Je m’y attendais.

Taylor le gratifia d’un sourire affectueux tandis que la sonnerie de son propre téléphone retentissait. Elle était déjà debout, le pistolet à la ceinture.

— Bienvenue dans mon cauchemar, Baldwin. Allez, allons-y.

*  *  *

Taylor s’arrêta devant le ruban jaune qui barrait l’entrée du parking de l’immeuble abritant l’appartement de Shauna Davidson. Elle sourit au jeune policier qui souleva le ruban pour laisser le passage à sa voiture. Elle se pencha par la fenêtre, désigna la voiture qui suivait la sienne et dit à l’homme :

— Laissez-le passer. Il est avec moi.

Le policier hocha la tête et elle observa dans son rétroviseur Baldwin manœuvrer. Elle se gara à côté des véhicules de police déjà présents, coupa le contact et sortit de sa voiture pour se glisser dans la nuit. Baldwin la suivait à quelques mètres. Elle attendit qu’il la rejoigne et ils se frayèrent un chemin dans le dédale de véhicules blanc et bleu, en direction du bâtiment.

Fitz les accueillit à mi-chemin dans l’escalier. Il semblait être en train de descendre. Mais il les laissa passer et leur emboîta le pas, tout en les mettant au courant de la situation.

— Le policier qui est arrivé ici a frappé à la porte. Il n’a perçu aucun mouvement à l’intérieur de l’appartement. Aucun signe d’effraction. Le propriétaire lui a remis un double de la clé, et le collègue a ouvert la porte. Elle était verrouillée de l’intérieur. Le collègue est entré, a regardé autour de lui. Rien ne paraissait anormal. Sauf dans la chambre… Là, le lit est défait, il y a plein de taches de sang dessus. Les gars de la police scientifique sont en train de terminer leurs prélèvements. On a interrogé les voisins. Personne ne se souvient de l’avoir vue, ni hier soir ni aujourd’hui. Tout ça n’est pas très rassurant.

Ils atteignirent la porte de l’appartement et durent se faufiler sous un autre ruban jaune. Il ne restait que quelques personnes dans la pièce. Taylor leur adressa un salut du menton tout en examinant les lieux.

Shauna Davidson était bien installée. L’appartement était décoré avec goût, dans le style moderne. Un téléviseur à écran plat était accroché à l’un des murs, entouré des éléments d’une chaîne de home cinéma dernier cri. Des coussins moelleux en daim fauve étaient soigneusement disposés sur un vaste canapé en cuir brun clair. Un endroit idéal pour se détendre. Il y avait des fauteuils en daim marron et une table basse en céramique multicolore. Tout semblait bien à sa place, aux yeux de Taylor. Des magazines étaient empilés sur la table basse. Pas de verres sales, ni de canettes vides, pas de vieux journaux. Du goût et de l’ordre. Plutôt rare, pour une jeune fille.

A droite, Taylor repéra une petite cuisine et un couloir menant hors du salon. Elle s’y glissa, passa devant une chambre d’amis vide puis un bureau et parvint enfin à la chambre à coucher. Là, le rangement laissait à désirer.

La couette gisait sur la moquette, les draps étaient en boule au pied du lit. Le matelas était trempé de sang. Taylor tourna la tête vers le technicien de la police scientifique au regard déférent qui l’attendait debout, à gauche du lit.

— Vous avez des photos de cette pièce dans l’état exact où elle était quand vous êtes arrivés ?

— Oui, m’dame. On a essayé de faire les prélèvements sans altérer la disposition des objets.

— Vous les avez remis tels qu’ils sont sur les photos ?

— Oui, m’dame. La pièce est à très peu de chose près dans l’état où on l’a trouvée. On est entrés, on a vu le sang et on a tout de suite reculé pour prendre les photos. Ensuite, on a procédé aux prélèvements. Il n’y a pas tant de sang qu’on croirait à première vue. Les substances organiques étaient desséchées. Elles sont là depuis au moins vingt-quatre heures. On a aussi procédé à une recherche d’empreintes, et on en a trouvé quelques-unes. On va faire des recherches dans le fichier central. On vous fera savoir ce que ça a donné. Dès que vous nous donnez le feu vert, on finit d’emballer tout ça et on l’emporte au labo.

Taylor le remercia d’un hochement de tête et le jeune homme quitta la pièce. Elle se tourna vers Baldwin et Fitz.

— Alors ? demanda-t-elle.

Baldwin considéra le désordre de la pièce, le sang. Taylor perçut dans son regard tendu les signes de l’activité cérébrale. Elle attendit sa réponse. Il se mit à examiner la pièce, griffonnant des notes et prenant ses propres photos.

Taylor échangea un regard du coin de l’œil avec Fitz. Il s’impatientait. Elle aussi.

— Baldwin, parle-nous. Qu’est-ce qui se passe ?

Il referma son calepin, rangea son appareil photo.

— Tout cela me rappelle quelque chose. Il y a des similitudes avec ce que j’ai vu dans les appartements des autres filles. Le lit défait, le sang. Je crois qu’il les séduit, se fait inviter chez elles, couche avec elles. Ensuite, il les étrangle et leur sectionne les mains. Après cela, il transporte le corps dans les environs de l’endroit où il compte commettre son prochain crime.

Il secoua la tête et ajouta :

— Shauna Davidson… Je ne sais pas où on la retrouvera, celle-là. Mais c’est la quatrième. Il est en train d’accélérer.

Baldwin arpenta la chambre.

— Regardez, reprit-il, aucune trace d’effraction. C’était déjà le cas pour les trois précédentes victimes. Je crois qu’il les drague dans un endroit public, un bar, une bibliothèque, qui sait ? Et elles l’invitent chez elles. Peut-être qu’à un moment, ça dérape… Peut-être que la victime est consentante au début, mais il les tue très rapidement. Il n’y a pas de traces évidentes de lutte. Nous n’avons pas retrouvé de drogue dans leur organisme. Je crois qu’il doit les attacher.

Il fit le tour du lit et s’écria :

— Ho ! Dites aux gars de la police scientifique de revenir.

Fitz sortit de la pièce et revint avec l’un des techniciens. Baldwin guida l’homme et lui montra la tête de lit en fer forgé.

— Quelque chose vous a échappé, dit-il d’un ton accusateur.

Le technicien rougit en se rendant compte qu’il n’avait pas remarqué un détail important : une fibre était fixée à la tête de lit. Il se hâta de la ramasser, en s’excusant. Baldwin le gratifia d’une petite tape dans le dos lorsqu’il quitta la pièce.

— Ça doit venir d’une corde. On a retrouvé le même genre de fibre dans les autres appartements. C’est pour ça qu’il n’y a pas beaucoup de traces de lutte. Oui, c’est bien ça, il doit les attacher au préalable. Vous savez, ce genre de tueur est excité par l’impuissance de ses victimes. Pour ce type, la colère, l’excitation et le plaisir ne font qu’un. Il fait une fixation sur leurs mains, que je n’arrive toujours pas à expliquer. Mais tous les ingrédients du fétichisme sont réunis, je ne crois pas qu’il leur coupe les mains pour les rendre impossibles à identifier. Il est très organisé, tout est prémédité, chaque étape du scénario est prévue. Le fait qu’il se sépare de certains de ses trophées est intéressant. C’est un indice, une mince traînée de miettes de pain qu’il nous laisse délibérément. Il veut vraiment que ses meurtres soient médiatisés. Transporter les corps d’un Etat à l’autre, les mutiler… Tout cela est destiné à rendre ses meurtres d’autant plus atroces et sensationnels. Une recette infaillible pour que le FBI s’intéresse à lui. Il veut qu’on reconnaisse son style. Qu’on soit sûrs que c’est bien lui. Il ne changera pas sa manière d’opérer, c’est devenu sa signature. Maintenant, à nous de découvrir qui il est. Le VICAP ne contient rien qui corresponde à ce mode opératoire. En dehors des prélèvements effectués par la police scientifique, nous n’avons aucun indice. Les témoignages sont minces ou inexistants. C’est un véritable fantôme, et ça fait partie de son plan.

Le VICAP, logiciel de recherche des criminels violents mis au point par le FBI, aurait conduit les enquêteurs à d’autres meurtres similaires, s’il s’en était commis. Jusqu’à présent, Baldwin l’avait consulté en vain.

Il arrêta de tourner en rond, l’œil brillant.

— C’est un défi. Il prend plaisir à savoir qu’on est dans le brouillard. On ne peut pas prévoir où il va frapper la prochaine fois. Il sait qu’on est en état d’alerte. Croyez-moi, il tient plus que tout à ce qu’on essaie de lui mettre la main dessus.