Taylor était assise à sa table de travail, tapotant des doigts sur le bois blanc. Baldwin se faisait attendre. L’enthousiasme de ce dernier avait été contagieux au téléphone et elle tentait de réfléchir à l’affaire. Mais elle manquait d’informations précises et sa frustration n’en était que plus grande. Elle aurait voulu être en train de poursuivre le tueur plutôt que de rester assise dans son bureau. Elle savait qu’elle s’était déjà rendue utile en découvrant les poèmes chez Whitney, mais elle aurait préféré traquer le prédateur, l’arme au poing.
Lincoln et Marcus entrèrent dans le bureau, interrompant son fantasme — loger une balle entre les deux yeux du tueur. Elle sursauta et leur sourit. Pendant au moins une heure, elle avait complètement oublié Betsy Garrison et le Violeur de la Pluie. Elle chercha à donner le change.
— Salut, les gars. Vous voilà enfin. Vous avez attrapé un violeur ?
— Il était facile de courtiser cette dame, il suffisait de déposer un félon à ses pieds et de le nommer violeur, dit Lincoln qui sourit en déclamant de travers cette citation de Shakespeare.
— Dois-je prendre ça pour une réponse négative ?
— On a fait chou blanc. L’empreinte que vous avez recueillie appartient à Brian Post. Fausse piste, donc, de ce côté-là. Marcus et moi, on a vérifié les dossiers des policiers du secteur. On cherchait un flic habitant dans les environs et susceptible de fréquenter la salle de sport et le supermarché en question. On s’est renseignés sur la salle de sport et on a appris que certains collègues étaient des habitués, en effet. Le problème c’est qu’aucun d’entre eux ne correspond à la description que nous en a donnée la dernière victime. Et puis on est allés voir Betsy et elle nous a assuré que ce n’était aucun de ces gars. Elle les connaît tous et elle pense que ce n’est pas la peine de continuer à enquêter sur eux.
Taylor désigna d’un geste les deux fauteuils qui faisaient face à sa table de travail, leur proposant ainsi de s’asseoir. Ce qu’ils firent tandis qu’elle se calait dans le sien.
— Marcus, qu’est-ce que vous en pensez ? Vous croyez vraiment que c’est un flic ?
— Non, en fait. En tout cas, il ne s’agit pas de quelqu’un de la police de Nashville. A part ça, il est possible qu’elle se soit trompée d’uniforme ou de voiture. Que ce soit la voiture d’un flic du comté de Williamson ou d’ailleurs. Nous n’avons pas le droit de mettre notre nez dans leurs archives, pour l’instant. Par ailleurs, on s’est renseignés sur la victime. Elle a été arrêtée pour outrage à agent et conduite en état d’ivresse. Je me demande si elle n’est pas en train de faire porter le chapeau au flic qui l’a arrêtée, de manière consciente ou inconsciente. Elle a déposé une demande d’injonction d’éloignement visant un type nommé Edward Hunt, pour harcèlement. On va aller lui rendre visite, à celui-là. On va voir s’il continue de la harceler. Peut-être qu’elle a des hallucinations. Un viol, c’est traumatisant, ça peut avoir des conséquences psychiques. Ce qui serait bien, ce serait d’avoir les résultats de l’analyse ADN, mais je suppose que ça va prendre encore un bon bout de temps.
— Bon, on dirait que vous avez un plan. C’est bien. Mettez la pression sur le labo. Moi, je vais travailler avec Baldwin jusqu’à la fin de la journée. Si vous avez besoin de moi, vous pouvez m’appeler.
Ils la dévisagèrent d’un même regard puis haussèrent les épaules. C’était son droit de faire des heures supplémentaires. Ils prirent congé et Taylor ouvrit l’ordinateur portable de Whitney puis cliqua sur l’icône de la messagerie électronique. Il n’y avait rien de nouveau et Taylor quitta le logiciel pour parcourir les fichiers que contenait le disque dur. Il y en avait un dont le nom était « Poèmes » et dont la dernière date de modification remontait au jour de la mort de la journaliste.
Taylor ouvrit le fichier et tomba sur un fatras de remarques et d’annotations. Whitney prenait des notes dans une sorte de sténographie qui évoquait le langage des SMS échangés par les adolescents. La syntaxe était improbable et les mots abrégés, mais les six poèmes s’y trouvaient dans leur intégralité, ainsi que les post-scriptum. La lettre Q revenait souvent. Il y avait quelques QJB, une abréviation où elle crut déceler les initiales de Quinn et Jake Buckley. Mais le reste était trop embrouillé pour qu’elle y comprenne quoi que ce soit. Elle savait que certains journalistes avaient pour coutume de prendre des notes de façon délibérément obscure, afin de protéger leurs sources et leurs informations — et il était clair que Whitney en faisait partie.
Elle referma ce fichier et se mit à en parcourir d’autres. Tout ce que Whitney écrivait, à peu de chose près, était rédigé dans cette sorte de code. Mieux valait attendre que Baldwin ou l’un des collègues de Whitney essaie de déchiffrer ce charabia.
Juste au moment où elle pensait à lui, Baldwin fit son apparition sur le pas de la porte, comme si elle l’avait fait surgir du fin fond de son âme en invoquant son nom. Son cœur se figea un instant lorsqu’elle se rendit compte de sa présence. Elle se leva et lui fit signe d’entrer et de refermer la porte derrière lui. Elle le serra dans ses bras avec passion.
Baldwin embrassa longuement Taylor, qui se laissa faire de bonne grâce, avec une sorte de reconnaissance, même. Il sentit aussitôt qu’elle lui avait caché quelque chose, et qu’elle le lui cachait depuis quelques jours. Mais il la connaissait assez bien pour lui laisser l’initiative d’en parler, quand elle serait prête. En attendant, il fallait qu’il apprenne si une nouvelle disparition avait été signalée.
Taylor interrompit le baiser et gratifia Baldwin d’un sourire, en lui caressant la nuque d’une manière qui donna envie à son amant d’arrêter de penser à son enquête et de lui faire l’amour, là, sur sa table de travail. Mais elle cessa de le câliner, lui adressa un sourire entendu et tendit la main pour tourner l’ordinateur portable face à l’un des deux fauteuils destinés aux visiteurs. Elle repoussa doucement Baldwin de façon à ce qu’il s’affale dans le fauteuil et elle poussa l’ordinateur vers lui.
Il inspira profondément, se redressa et afficha une expression plus professionnelle.
— Ce sont les courriels de Whitney Connolly ?
— Oui. J’ai compulsé les messages et j’ai essayé de lire les notes qu’elle prenait, mais elle se servait d’une sorte de code et je n’y comprends rien. Ce que je sais de façon certaine, c’est que le mari de Quinn Buckley est le vice-président de Health Partners alors que tu m’as dit que trois des victimes étaient au service de cette entreprise. Je sais aussi que Whitney reçoit les mêmes poèmes que ceux qu’on retrouve chez les victimes. Comme tu m’as dit que personne n’était au courant de l’existence de ces poèmes, j’en déduis que le tueur l’a choisie pour entrer en contact avec elle. Je n’ai pas demandé à ce que la voiture soit examinée pour y déceler des traces de sabotage, car on dirait bien qu’elle a été victime d’un véritable accident. Mais si tu me le demandes, je peux faire procéder à un examen approfondi du véhicule. Par ailleurs, je crois qu’il faudrait se renseigner sur les déplacements de Jake Buckley, pas toi ?
Baldwin était en train de pianoter sur le clavier de l’ordinateur portable. Il se mordillait la lèvre, faisait travailler sa matière grise.
— Le dernier courriel est arrivé après l’accident de Whitney, c’est bien ça ?
— Oui. Tu peux vérifier l’heure d’envoi précise, mais c’était forcément après sa mort. Pourquoi, Baldwin ? A quoi penses-tu ?
— Je pense que le tueur ne sait pas encore que Whitney est morte. Ce qui veut dire qu’il ne se trouve pas à Nashville, parce que je suppose qu’il y a eu beaucoup de battage autour de sa mort depuis quelques jours.
— Il y a eu beaucoup de larmes de crocodile et d’hommages. L’histoire de sa vie, sa carrière de journaliste, et tout le tralala. Mais pas un mot sur l’enlèvement dont elle a été victime avec sa sœur. Des anecdotes édifiantes, des témoignages éplorés. On aurait cru qu’elle était la meilleure amie de tout le monde, à Nashville. Donc, oui, il y a eu pas mal de battage.
— Mais ils n’en ont pas parlé aux infos nationales, hein ?
— Ça, je ne peux pas en être sûre. On peut appeler les grands réseaux pour leur demander si le sujet a été traité hors du Tennessee. Pourquoi me demandes-tu ça ?
— Ce n’est pas très important. J’ai parlé avec Garrett en venant ici. Le profil géographique, établi d’après les déplacements du tueur, indique que Nashville pourrait être l’une de ses trois bases probables, qui sont à moins d’une journée de route de chacun des lieux de crime. Si ce profil est exact et que le tueur réside à Nashville, mais qu’il ignore la mort de Whitney, cela expliquerait pourquoi il a envoyé ce courriel. Il faudrait qu’on essaie de localiser son adresse électronique. Mais, d’abord, il faut que j’aille au siège de Health Partners pour interroger Louis Sherwood. Tu as eu Quinn au téléphone ?
— Non. Je ne voulais pas tout lui raconter avant qu’on en sache davantage.
— Essaie de la joindre et d’en apprendre plus. Ne lui dis pas tout. Essaie simplement de lui tirer les vers du nez. On se retrouve à la maison, après mon rendez-vous.
Il se pencha pour lui donner un baiser — un baiser plein de promesses — puis il se dirigea vers la porte. Son téléphone portable sonna avant qu’il n’atteigne le couloir. Il vérifia le numéro de son correspondant. C’était Grimes.
— Baldwin, on a reçu un rapport nous signalant la découverte d’un corps à Louisville, dans le Kentucky.
— Alors que personne n’a signalé de disparition à Asheville, si je ne m’abuse ?
— Non, personne. Et on espère que cette découverte n’a aucun rapport avec notre affaire. Mais Louisville fait partie des villes où Health Partners contrôle l’hôpital communautaire. Je crois donc qu’il faut vérifier ce qu’il en est.
— Ouais. Il a peut-être enlevé une fille à Asheville pour l’emmener à Louisville… Ou enlevé une habitante de Louisville.
— Je n’en sais rien. A toi de te pencher sur ce problème. Tu vas à Louisville ? Tu veux que je te retrouve là-bas ?
— Pour l’instant, je dois rester à Nashville pour démêler certaines questions. Le profil géographique indique que Nashville pourrait être sa base. Je crois que le tueur pourrait habiter ici. Je crois qu’il a contacté une journaliste locale. J’attendais d’avoir plus de précisions pour te tenir au courant. Je voulais être certain que les poèmes qu’on a retrouvés sur les lieux d’enlèvement correspondaient à ceux qu’il envoyait par courriel à cette journaliste. C’est bien le cas. C’est là que l’histoire se complique. La journaliste, Whitney Connolly, craignait pour la sécurité de sa sœur jumelle et essayait désespérément de la contacter. Mais elle a été tuée dans un accident de voiture avant de pouvoir révéler à sa sœur ce qu’elle avait à craindre. Nous avons appris que le mari de ladite sœur, Jake Buckley, est vice-président de Health Partners. Il y a donc une vraie piste, là. Et il faut qu’on aille au fond des choses, reprit-il. Le tueur a envoyé un autre poème à Whitney Connolly, un poème que nous n’avons pas encore retrouvé sur un lieu d’enlèvement. Il y a un cadavre à Louisville. Il y a de fortes chances pour qu’il y ait un rapport avec le poème, mais on ne peut en être sûr qu’en connaissant l’identité de la victime.
— Je ne sais pas, Baldwin, je suis dans le brouillard. Cette enquête me dépasse… nous dépasse tous. Tu sais quand il a envoyé ces poèmes ? Après les avoir enlevées ? Ou après les avoir tuées ? D’où les envoie-t-il ? Est-ce qu’il a un ordinateur portable ?
— Je ne connais pas les réponses à toutes ces questions, Grimes. Tu as vérifié auprès de l’hôpital communautaire d’Asheville pour savoir si aucun employé n’est absent ?
— Oui, et ils sont au complet. Je ne peux pas faire grand-chose d’autre tant qu’une disparition n’aura pas été signalée.
— Et tu as essayé l’université ? Il y a plusieurs facultés à Asheville. Nous savons que Shauna Davidson ne travaillait pas pour un hôpital Health Partners, mais qu’elle y suivait seulement un stage. Peut-être qu’il y a des étudiants qui accomplissent telle ou telle tâche à l’hôpital…
— Baldwin…
— Je sais, mec. Je cherche une aiguille dans une botte de foin. J’essaie simplement de gamberger…
— Baldwin, attends. Je crois que j’ai une idée. Les centres de soins pour étudiants… Il est rare qu’ils disposent de laboratoires d’analyse. Peut-être qu’ils dirigent leurs patients sur l’hôpital communautaire.
— Grimes, voilà une très bonne idée. Commence par l’université de Caroline du Nord d’Asheville. C’est la fac la plus proche de l’hôpital. Vérifie bien que personne ne manque là-bas. Après ça, file à Louisville, pendant que, moi, je vérifie certains détails ici.
La déception de Grimes était évidente.
— Ah, bon… D’accord. J’attends d’avoir plus d’infos pour aller à Louisville, et, en attendant, je vais vérifier auprès des facs d’Asheville. Dès que tu as du nouveau, tiens-moi au courant.
— Tu peux compter sur moi. Va d’abord voir dans les facs. Quelque chose me dit que ça pourrait être utile.