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Le téléphone de Baldwin sonna à 6 heures du matin, le tirant d’un sommeil serein, tel qu’il n’en avait pas connu depuis des semaines. Il s’était couché sans qu’une autre fille portée disparue ne vienne troubler ses pensées, sans se demander quelle nouvelle horreur l’attendrait le lendemain lorsqu’il ouvrirait les yeux. Il avait dormi d’un sommeil de plomb, sans rêves, blotti contre Taylor dans la chaleur du lit, sachant qu’il était près de conclure son enquête.

Même s’il doutait quelque peu de la culpabilité de Jake Buckley, la conversation qu’il avait eue avec Taylor sur le chemin du retour avait atténué son scepticisme. La théorie que lui avait exposée Taylor ne manquait pas de consistance. Quinn Buckley avait dit la vérité à son mari au sujet de ce qui s’était passé lorsqu’elle avait été enlevée avec sa sœur jumelle. Elles avaient été violées, un enfant était né dans le plus grand secret — et la nouvelle avait bouleversé Buckley. Déjà porté sur la débauche, doté d’un tempérament tyrannique et brutal, il avait perdu tout repère et s’était mis à profiter de ses déplacements professionnels pour commettre des meurtres pervers. C’était un peu mince, mais plausible. Mais aujourd’hui ils allaient en avoir le cœur net. L’ADN allait parler, confirmant ou infirmant l’hypothèse de Taylor.

Cet appel téléphonique allait la faire voler en éclats.

— Baldwin à l’appareil, dit-il en bâillant après avoir décroché.

— C’est Garrett. Comment se fait-il que vous dormiez si tard ?

— Il est 6 heures du matin dans notre fuseau horaire, Garrett. Chez vous il est 7 heures, vous l’avez oublié ?

— Non, je m’en souviens très bien. Mais il faut que vous sortiez du lit. On a un problème.

Baldwin grogna et se redressa dans le lit, prenant conscience de l’absence de Taylor. Où était-elle donc passée ? Il s’assit sur le bord du lit en se passant les doigts dans les cheveux, redoutant d’entendre la réponse à la question qu’il s’apprêtait à poser.

— Quel est le problème, Garrett ?

— Les échantillons ADN qui ont été prélevés sur Jake Buckley ne correspondent pas à l’empreinte ADN de l’Etrangleur du Sud. Il est toujours dans la nature.

Baldwin était bien réveillé, à présent.

— Oh ! non, merde… Bordel de merde !

Il lâcha encore quelques jurons, ce qui eut pour effet de faire revenir Taylor dans la chambre. Du regard, elle l’interrogea sur ce qui le contrariait ainsi. Il leva la main pour lui interdire de formuler la moindre question.

— Mais le corps d’Ivy Clark était dans le coffre de la voiture de Buckley. Vous êtes en train de me dire qu’il ne savait pas qu’il s’y trouvait, comme il le prétend ?

— Je ne peux pas répondre à cette question, Baldwin. Il va falloir l’interroger de nouveau, mais sans preuve par l’ADN, il va falloir trouver un autre angle d’attaque. Ce qui est certain, c’est que son ADN ne correspond pas à celui qu’on a trouvé dans la chambre où Christina Dale a été tuée. Je ne peux pas affirmer que ce n’est pas lui qui a tué toutes ces filles, mais il semble probable que ce n’est pas l’homme que nous recherchons.

— D’accord. Laissez-moi m’en occuper. Il faut que j’interroge Buckley. Merde, Garrett, je savais bien qu’il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond…

— Comme d’habitude, votre intuition ne vous a pas trahi. Fiez-vous toujours à votre intuition, Baldwin. Maintenant, il faut que vous vous remettiez au boulot pour trouver le vrai coupable avant qu’il ne frappe de nouveau.

Baldwin raccrocha et s’affala dans le lit. Taylor le dévisagea, d’un air inquiet.

— Quelque chose qui ne va pas ?

— C’est incroyable, mais l’ADN de Buckley ne correspond pas à celui du meurtrier de Christina Dale. Bon, il faut qu’on aille dans ton bureau. Il va nous falloir de l’aide…

*  *  *

La moitié de la journée s’était déjà écoulée après qu’ils eurent interrogé Buckley une nouvelle fois pour examiner son emploi du temps — et qu’ils l’eurent renvoyé chez lui, libre et furieux. Taylor doutait qu’il soit bien accueilli par Quinn à son retour, mais elle n’éprouvait aucune compassion à son égard. Ce type était une ordure et elle regrettait même de ne pas pouvoir l’inculper d’autre chose, juste pour lui faire les pieds.

Il était parti en les menaçant de les poursuivre pour forfaiture, et Taylor lui souhaita bon vent en se demandant combien de temps il lui faudrait pour rameuter ses avocats.

Elle revint dans son bureau et jeta un coup d’œil à l’ordinateur portable de Whitney, qui trônait sur un coin de son bureau. Le voyant de réception des courriels était en train de clignoter.

Retenant son souffle, elle souleva l’écran et mit en marche l’ordinateur. La boîte de réception était presque vide, par rapport aux dernières fois où elle l’avait ouverte. Mais il y avait un nouveau message avec un drapeau rouge, et le cœur de Taylor se mit à battre la chamade lorsqu’elle lut l’adresse de l’expéditeur : cm1855195c@yahoo.com. C’était lui, c’était l’Etrangleur du Sud. Et le message avait été envoyé la veille au soir. Merde, cela voulait dire que…

— Baldwin ! hurla-t-elle.

Il se trouvait à deux pas de son bureau et était déjà sur le pas de la porte à la fin de son cri.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Un problème ?

Elle fit pivoter l’ordinateur portable de façon à lui montrer l’écran. Il vit tout de suite de quoi il retournait, se précipita dans la pièce et cliqua pour ouvrir le message. C’était un nouveau poème. Il le lut à voix haute :

— « Cruelle et brusque, as-tu déjà

Empourpré ton ongle du sang de l’innocence ?

Quel crime a commis cette puce

Si ce n’est de te prendre une goutte de sang ?

Et pourtant tu triomphes et dis

Que tu ne t’en sens pas ni ne m’en sens plus faible.

C’est vrai : tes peurs étaient donc vaines ;

En cédant, tu perdras tout juste autant d’honneur

Que t’enleva de vie la mort de cette puce. »

— Le reste de La Puce, dit-il. Et ce n’est pas tout. Il a ajouté : « J’en ai fini. »

Il s’assit, le visage blême.

— Fils de pute… Fils de pute…, marmonna-t-il.

Il se passa les doigts dans les cheveux, le dos courbé.

Taylor vint le réconforter en lui parlant doucement :

— Il court toujours, Baldwin. Il peut bien nous annoncer qu’il en a fini, je m’en fiche. Ce n’est pas vrai. Un type comme ça n’arrête jamais. Jamais. Il faut lui mettre la main dessus, Baldwin. Il faut le trouver le plus vite possible.

Elle posa une main sur la nuque de Baldwin. Il lui prit la main, plein de reconnaissance pour sa caresse. Il reprit contenance comme s’il venait de prendre une grande décision.

— D’accord, d’accord, allons-y. Ce message ne fait que confirmer que quelqu’un a tenté de piéger Jake Buckley. Quelqu’un qui connaissait son emploi du temps, ses habitudes.

Il se leva et se mit à arpenter la petite pièce.

— Où sont les informations sur Nathan Chase ? J’ai demandé à ce qu’on me transmette un compte rendu des visites qu’il a reçues. Et il faut que Lincoln se remette à pister cette adresse électronique. Peut-être qu’il va trouver quelque chose, cette fois. On a bien mérité un petit coup de pouce du destin.

Il inspira profondément. Il avait recouvré tout son allant. Il décrocha le téléphone tandis que Taylor quittait la pièce en souriant, à la recherche de Lincoln.

Elle le trouva devant son ordinateur, surfant dans une zone du cyberespace qui n’était pas familière à Taylor. Au moment où elle se penchait vers lui, il leva les bras en criant :

— But !

— Encore en train de jouer à des jeux vidéo pendant vos heures de travail, Lincoln ?

Il se tourna vers elle en affichant un large sourire.

— Non, pas à ce genre de jeu. Il s’agit d’une version plus sophistiquée. J’ai bidouillé un lien entre mon ordinateur et l’adresse de Whitney Connolly. J’ai introduit dans le système d’exploitation de sa bécane un « ver », qui me permet de retracer l’origine de tous ses messages, au fur et à mesure qu’ils arrivent dans sa boîte aux lettres électronique. Je l’ai repéré, Taylor. Je sais d’où ce type a envoyé son dernier message.