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Les policiers de Nashville serraient les rangs autour de Betsy Garrison. La rumeur atteignait des proportions épiques. De nombreux policiers ne connaissaient pas l’identité de la dernière victime du Violeur de la Pluie, mais ils savaient presque tous qu’elle appartenait aux services de police, et le nom de Betsy revenait souvent. A la suite de pressions insistantes, les médias avaient accepté de ne pas divulguer l’identité de Betsy, mais ils ne s’en déchaînaient pas moins dans leurs articles et reportages. Les chaînes câblées nationales étaient entrées dans la danse, elles aussi, et tous les grands réseaux de télévision en faisaient des tonnes sur cette affaire, et se répandaient en hypothèses et en insinuations. Les journalistes spécialisés dans les faits divers appelaient sans répit pour obtenir des interviews des responsables policiers et tous les services fonctionnaient au ralenti. Jamais on n’avait autant parlé du Violeur de la Pluie, qui devait s’en délecter. Et c’était tout le travail des policiers qui en pâtissait.

Ayant reçu la consigne d’accélérer la marche de l’enquête, Lincoln Ross et Marcus Wade vérifiaient chaque indice, chaque rumeur avec la plus grande diligence. La piste la plus sérieuse consistait à interroger de nouveau la victime précédente du violeur, celle qui avait laissé entendre à Betsy qu’elle avait reconnu son agresseur.

Lincoln gara la voiture banalisée devant un petit bungalow datant des années 1940. La peinture était écaillée, les moustiquaires étaient déchirées, pas un brin d’herbe ne poussait dans le jardin poussiéreux.

Dans ce quartier, où les maisons les moins chères coûtaient déjà une fortune, ce bungalow était l’un des derniers à subsister. La tendance sur le marché de l’immobilier de Nashville consistait à racheter les logis modestes situés sur des parcelles convoitées, à les démolir et à construire à leur place de hideuses demeures modernes. La course à la plus-value immobilière avait gagné la population locale.

Marcus regarda autour de lui et exprima à haute voix ce que Lincoln était en train de penser.

— Elle n’a pas vraiment le même profil que les autres victimes, hein ?

Lincoln secoua la tête en silence, sans quitter la petite maison du regard. Six des victimes du Violeur de la Pluie habitaient dans de belles demeures bien entretenues, dans des quartiers résidentiels protégés. Même la maison de Betsy était située dans un quartier qui commençait à être recherché. Cela contribuait à accroître la terreur qu’inspirait le Violeur de la Pluie : s’il était capable d’éviter les vigiles et de franchir les grilles en acier qui entouraient ces quartiers huppés, il pouvait donc frapper où bon lui semblait. Il avait visiblement une préférence pour les femmes des classes supérieures. Or, cette victime-là, à en juger par les apparences de son logis miteux, ne correspondait pas au profil de ses proies habituelles.

Ils sortirent de la voiture au moment même où un beagle atteint de surcharge pondérale surgissait de l’arrière de la maison pour les accueillir. Prenant un air beaucoup plus méchant qu’il ne pouvait se le permettre, il fonça droit sur Lincoln, aboyant comme un véritable chien de garde. Les battements de sa queue contredisaient son air farouche et lorsque Lincoln lui caressa le crâne, l’animal devint aussi docile qu’un chiot. Il cessa d’aboyer et se mit à pousser de petits cris de plaisir, ravi d’obtenir un peu d’attention.

Une voix se fit entendre de l’intérieur :

— Wally ! Waalllyy ! C’est fini, ce boucan ?

Lincoln et Marcus échangèrent un regard. Lincoln haussa les épaules, gratifia le chien d’une dernière caresse et se dirigea vers le porche affaissé et grisâtre. Les marches du perron grincèrent sous son poids. Une vague odeur de marijuana vint lui chatouiller les narines. Il frappa énergiquement à la porte.

— Police de Nashville, annonça-t-il d’un ton autoritaire.

Il entendait Marcus ricaner derrière lui, n’y prêta aucune attention et se remit à frapper. Il entendit un cliquetis de l’autre côté, puis une femme aux traits tirés et aux cheveux filasse apparut sur le pas de la porte. Ses yeux étaient injectés de sang, mais elle ne manifestait aucun signe évident d’ivresse.

— Ouais ? Quesse vous voulez ?

Lincoln fit sa tête de flic.

— Lucy Johnson ?

— J’ai rien fait de mal.

— On est venus vous parler de l’incident que vous avez signalé. Le, euh… le viol.

Lincoln tourna les yeux vers Marcus, en quête de soutien, mais ce dernier était occupé à gratter le ventre de Wally. Lincoln fit la moue et se tourna vers la femme. Ce n’était pas par hasard qu’il travaillait à la brigade des homicides et qu’il adorait les ordinateurs. Il savait s’y prendre avec la mort et avec les objets inanimés beaucoup mieux qu’avec les vivants.

Lucy Johnson fit une grimace comme si elle allait fondre en larmes. Lincoln se tourna vers Marcus, l’implorant du regard de venir à sa rescousse. Marcus délaissa le chien et vint à son tour à la porte.

— Madame Johnson, nous voulons simplement…

— Mademoiselle.

— Pardon ?

— C’est Mademoiselle Johnson.

La menace des pleurs passée, elle se mit à sourire d’un air enjôleur à Marcus. Il regarda Lincoln du coin de l’œil. Peut-être n’aimait-elle pas les grands noirs en costume de marque. Il contourna Lincoln et fit un geste en direction de la porte.

— On peut entrer, mademoiselle Johnson ?

Elle jeta un bref coup d’œil inquiet par-dessus son épaule.

— Non, restons dehors. C’est le fouillis à l’intérieur.

Elle ouvrit en grand la porte à moustiquaire et Lincoln dut se pousser vivement pour éviter que le battant crasseux n’entre en contact avec son beau costume. Marcus réprima un rire en se couvrant la bouche d’une main.

A la lumière du jour, Lucy Johnson n’avait pas l’air aussi rebutante que dans la pénombre. Sa coiffure n’était pas de la première fraîcheur, mais ses longues jambes et son minishort étaient des attributs dignes d’intéresser les deux policiers. Elle glissa ses pieds dans une paire de tongs en plastique et sortit dans le jardin en ondulant des hanches de manière outrancière. Le beagle se recroquevilla un instant avant de rejoindre sa maîtresse, la langue pendante.

Marcus haussa un sourcil, consulta du regard Lincoln qui hocha la tête doucement. Puisqu’elle se sentait plus à l’aise avec Marcus, c’était à lui de mener l’interrogatoire. Lincoln se croisa les bras et se redressa, soucieux de ne pas s’appuyer contre le pilier crasseux du porche. Marcus suivit la femme dans le jardin à l’abandon.

— J’ai déjà tout raconté à cette nana de la brigade des agressions sexuelles, dit-elle. Ch’crois pas qu’elle m’a crue.

— Pourquoi donc ?

— Elle me regardait d’un drôle d’air. Comme si elle valait mieux que les autres. Où qu’elle est, d’ailleurs, celle-là ?

— L’inspecteur Garrison a eu un accident de voiture, m’dame. On assure l’intérim pendant qu’elle se remet.

Lucy détourna le regard et demanda :

— C’est grave ?

— Non, elle s’en remettra, m’dame. Je lui dirai que vous avez demandé de ses nouvelles. Aujourd’hui, on voudrait que vous nous donniez plus de détails sur votre affaire. L’inspecteur Garrison nous a dit que vous seriez en mesure d’identifier votre agresseur.

Lucy enfonça un orteil dans une touffe d’herbe fanée.

— Ben, ouais. Je lui ai peut-être bien dit un truc comme ça.

— Ça veut dire que vous pouvez l’identifier, ou pas ?

Marcus sentit plus qu’il ne vit Lincoln se dandiner sur le perron. Ils étaient en train de perdre leur temps.

Lucy resta silencieuse un moment, comme si elle n’arrivait pas à se décider à dire la vérité. Elle rappelait à Marcus une gamine prise en train de voler dans une confiserie, se demandant si elle devait admettre la présence d’un bonbon dans sa poche ou nier jusqu’à la mort. La conscience finit par l’emporter.

— Je pourrais pas l’identifier à coup sûr. C’est juste que… il avait quelque chose de… familier.

Elle prononça ce dernier mot lentement, comme si elle ne l’avait jamais employé auparavant et qu’elle n’était pas sûre de savoir le prononcer.

Marcus se frotta le menton, essayant de se donner une contenance.

— D’accord, je comprends ce que vous voulez dire. Vous ne voulez pas dénoncer un innocent. Cela vous honore. Mais en quoi vous a-t-il paru… familier ? Vous l’avez déjà vu quelque part ?

— Ben… partout. C’est comme s’il était toujours dans le coin. Partout où je vais. A la station-service, à la salle de sport, à l’épicerie.

— Vous pensez qu’il vous suit partout ?

— Non. Il se rend pas compte que je le reconnais. On dirait juste que je le croise partout où je vais, ce mec. C’est ses bras. C’est tout ce qu’en j’en ai vu, ses bras. Il était masqué, mais il avait de ces bras ! Epais et noueux. Et il me serrait fort avec ! C’est ses bras que j’arrête pas de voir partout.

Sa voix tremblait un peu mais ses yeux restaient secs.

— Vous connaissez son nom, m’dame ?

Elle secoua la tête d’un air misérable, s’efforçant de ne pas pleurer.

— Non.

— Vous en savez plus sur lui ? Son odeur ? Une expression spéciale qu’il employait ?

Lucy secoua la tête de nouveau.

— Non, non. Rien de ce genre.

— Mais vous pensez quand même le connaître ?

— Non, j’ai pas dit ça. Je ne sais pas comment il s’appelle. Mais je reconnaîtrais sa voiture, répondit-elle en esquissant un sourire.

Marcus adressa un regard plein d’espoir à Lincoln qui s’était subitement mis à tendre l’oreille. Ils étaient peut-être sur le point d’obtenir une information décisive. Ils allaient peut-être résoudre l’affaire du Violeur de la Pluie en une journée, alors que la brigade des agressions sexuelles enquêtait en vain depuis des années sur ce dossier.

Marcus se rapprocha de Lucy, lui posa la main sur le bras. Elle ne sursauta pas, elle se contenta de fixer sa main comme si personne ne l’avait jamais touchée auparavant. Marcus eut le sentiment qu’elle n’était surtout pas habituée à être touchée de manière aussi innocente. Elle leva la tête vers lui et le fixa droit dans les yeux.

— C’est une voiture banalisée. L’homme qui m’a violée, c’est un flic.