
Taylor Jackson et ses collègues venaient de passer devant un Hooter’s lorsque son portable sonna. Le standard de la division, vit-elle à l’écran. Levant la main, elle s’immobilisa sur le trottoir.
— Oui, c’est Jackson. Je vous écoute.
— Lieutenant, vous êtes demandé sur le site d’un 10-64M, homicide possible. 3800, Estes Road. Je répète : code 10-64M.
La lettre finale du code fit glisser un frisson le long de la colonne vertébrale de Taylor. Le M signifiait que la victime était mineure. Et elle détestait enquêter sur un crime qui frappait un adolescent.
— Message reçu. J’arrive.
Elle fit claquer son téléphone en le refermant.
— Bon, les gars, désolée. Scène de crime en vue pour ma pomme.
Pêchant son portefeuille dans sa poche intérieure, elle en sortit deux billets qu’elle tendit à Lincoln.
— Tenez. Vous boirez à ma santé.
Il secoua la tête.
— Ah non, pas question. On y va avec toi.
— Il ne manquerait plus que ça ! Vous n’êtes même pas de service, aujourd’hui.
Mais Marcus et Renn firent bloc avec Lincoln. Dressés côte à côte, ils formaient un mur solide de détermination virile. Taylor comprit qu’il était inutile d’insister. Ils se réjouissaient autant qu’elle que leur équipe soit reconstituée.
— Je prends le volant, annonça McKenzie.
Elle lui sourit et se tourna vers Baldwin.
— Et toi ? Tu ne te joindrais pas à nous, aussi ?
Les yeux verts de son compagnon pétillèrent.
— Quoi ? La police de Nashville solliciterait-elle l’aide d’un profileur du FBI ?
— Plutôt deux fois qu’une, même. Allez, on y va. Il nous faudra deux véhicules.
Ils remontèrent l’avenue West End, McKenzie devant avec Marcus et Lincoln à bord, et elle derrière avec Baldwin. La grande avenue était bouchée, comme d’habitude. Rouler jusqu’à Green Hills à cette heure de la journée était rarement une partie de plaisir. McKenzie opta pour un itinéraire bis en bifurquant sur l’avenue Bowling, traversant de beaux quartiers boisés, avec de vastes pelouses et de belles demeures de style construites en retrait de la route.
La plupart des habitations étaient décorées pour Halloween, parfois même de façon très élaborée, avec des scènes d’horreur installées par des professionnels dans les jardins en façade. Des lumières noires et orange clignotantes, des tombes avec des momies en format réel — certaines fabriquées à l’évidence par des mains enfantines —, des fausses toiles d’araignée et des fantômes débonnaires. A l’angle des avenues Bowling et Woodmont, se dressait un immense cavalier sans tête gonflable. La nuit commençait à tomber et il avait plu dans l’après-midi. De fines bandes de brouillard montaient des jardins détrempés. Quelques citrouilles découpées avaient déjà été allumées, créant des îlots de lumière vaguement sinistres.
Très vite après avoir pris Estes Road à gauche, ils repérèrent leur destination. Les primo-intervenants, y compris l’équipe médicale d’urgence, avaient déjà quitté les lieux. Des voitures de patrouille émaillaient la rue et le périmètre de la scène de crime avait été délimité à l’aide d’un ruban jaune. Des gyrophares bleu et blanc zébraient le ciel vespéral et clignotaient sur les façades en brique. Plus bas dans la rue, à distance de toute cette agitation, des petits groupes déguisés commençaient à sortir pour glisser de porte en porte, escortés ici et là par des adultes en habit de sorciers. La scène avait quelque chose de surnaturel, et ce n’était pas seulement dû à Halloween.
Paula Simari les attendait près de sa voiture. Son équipier à quatre pattes, Max, se tenait sur le siège arrière et observait les allées et venues, babines retroussées sur un sourire canin. Apparemment, ses services n’avaient pas été requis ce soir.
Ils s’approchèrent à cinq, de front. Paula leva les mains.
— Ouah ! Inutile de lancer les troupes d’assaut. Il y a juste un corps, là-haut.
Elle désigna par-dessus son épaule le premier étage d’une vaste maison en brique de style géorgien.
— Alors, lieutenant, vos impressions ? C’est bon d’être de nouveau aux commandes ?
— Pas mal, oui.
Taylor aimait beaucoup Paula Simari. Elle était de l’étoffe dont on fait les meilleurs flics. Toujours avec une repartie humoristique aux lèvres, mais capable de reprendre instantanément son sérieux lorsqu’il le fallait.
— Tu nous briefes sur ce qui s’est passé, Paula ? Puis nous ferons le tour des lieux.
Taylor signa son nom sur la feuille de présence de la scène de crime et tendit son stylo à Baldwin. « Respecter le protocole à la lettre » : tel était désormais son credo. Paula plaça les mains sur ses hanches.
— La victime est un jeune homme de type caucasien, âgé de dix-sept ans. Jerrold King. Sa sœur, Letha, était sortie faire des courses avec des amies. Son frère et elle fréquentent le lycée de Hillsboro, mais tous les élèves bénéficient d’une demi-journée de congé, cet après-midi, car leurs enseignants étaient en formation. Letha raconte qu’elle est entrée dans la chambre de son frère pour lui emprunter un CD et qu’elle l’a trouvé nu sur son lit. Elle a appelé les secours, qui sont venus très vite. Mais Jerrold était déjà décédé à leur arrivée.
— Suicide ? demanda Taylor.
— Cela n’y ressemble pas vraiment, non. Sauf s’il avait très envie de se faire souffrir physiquement.
Baldwin parut perplexe.
— Très envie de se faire souffrir ?
Paula se mordit la lèvre.
— Je pense que vous devriez aller vous faire une idée par vous-même. Tu comprendras pourquoi j’ai fait appel à toi, Taylor.
Taylor scruta ses traits un instant et finit par hausser les épaules.
— D’accord, on y va. Baldwin, tu viens avec moi. Marcus, Lincoln, vous pouvez aller poser quelques questions par là-bas ?
Elle désigna du menton l’allée de la maison voisine, où les gens avaient commencé à s’attrouper. Certains étaient déguisés ; d’autres, en tenue de ville, sortaient manifestement de leur travail. Pour un costume d’Halloween, on comptait environ trois tenues de bureau.
— Tu te charges de l’enquête de voisinage, McKenzie ? Vérifie aussi que le légiste arrive, O.K. ? Nous aurons besoin d’un spécialiste médico-légal ainsi que de techniciens de scène de crime.
— C’est parti.
A la suite de Paula, elle gravit un escalier ornemental, passa entre deux grandes colonnes doriques blanches et traversa une galerie extérieure en brique. Un trio de fausses sorcières s’élevait entre deux rocking-chairs couverts de toiles d’araignée. De chaque côté de la porte, on avait placé de grands pots en fonte noire plantés de chrysanthèmes orange. Les fleurs étaient fraîches et visiblement récentes.
Taylor s’accorda une seconde pour relever ses cheveux et les attacher. Puis elle glissa les mains dans une paire de gants en caoutchouc nitrile violets. Baldwin procéda de même. Leurs mains étaient devenues purs outils de travail, et non plus vivants instruments de leur dialogue amoureux. Ils devaient éviter de compliquer la tâche des techniciens en posant des empreintes. Et éviter de fausser le jeu en laissant leurs relations privées interférer dans l’enquête. Au début, elle avait eu du mal à se comporter comme si Baldwin et elle n’étaient pas soudés par des liens émotionnels puissants. Mais elle avait plus de facilités maintenant. Elle assimilait petit à petit les facultés de détachement de Baldwin.
Paula Simari était déjà gantée et leur ouvrit la porte.
Une adolescente avec une peau à problèmes et des cheveux noir corbeau coupés au carré était tassée au pied de l’escalier, livide et secouée de tremblements. Elle avait des cernes noirs sous les yeux ; des traces de rouge à lèvres noir marquaient les coins de sa bouche. Ses lèvres serrées formaient une ligne mince. Comme si elle avait le sentiment que l’univers s’effondrerait si elle avait le malheur d’ouvrir la bouche.
— Lieutenant Jackson, voici Letha King. C’est elle qui a trouvé le corps.
Taylor se pencha pour se placer au niveau de l’adolescente.
— Letha, je suis désolée… Tes parents vont rentrer bientôt, j’imagine ?
L’adolescente refusa de rencontrer son regard et se contenta de secouer la tête. Paula répondit pour elle :
— Leurs parents sont partis en voyage. Nous les recherchons activement.
Letha serrait ses bras croisés autour de sa taille, comme pour essayer de maintenir un semblant de cohésion dans un monde qui partait en lambeaux. Ses ongles étaient peints en noir et le vernis s’écaillait par endroits. Taylor était tentée d’établir un contact, d’essayer de lui apporter un minimum de chaleur et de réconfort. Mais elle se réfréna. Elle devait d’abord aller voir le corps. Alors seulement, elle pourrait s’inquiéter des vivants.