40

Confortablement installée sur une chaise longue, Taylor paressait sur une plage chaude et ensoleillée. Les mains en visière pour se protéger de l’éclat du soleil, elle contemplait avec sérénité le mouvement incessant des vagues sur le sable fin. Plus rien au monde ne l’inquiétait. Elle passait de vraies vacances en compagnie de Baldwin. En tournant la tête pour le chercher des yeux, elle eut une vision qui la fit sursauter : deux nains jumeaux, en blazers croisés bleu marine et cravates blanches comme neige, la lorgnaient d’un air mauvais. L’un d’eux tenait un plateau en argent sur lequel était posé un antique téléphone à cadran rotatif. Le téléphone sonna et Taylor chassa les nains identiques d’un geste.

— Je ne prends aucun appel, aujourd’hui, les gars.

Elle voulut changer de position pour se bronzer le dos, mais le nain au téléphone se rapprocha, lui indiquant du regard le plateau. Le téléphone continuait à sonner sans répit, et Taylor finit par tendre la main…

Elle se réveilla et se rendit compte que c’était son propre téléphone qui sonnait ainsi. Elle grogna, se retourna et décrocha en marmonnant un « Allô ! ». Elle tendit l’autre main vers Baldwin mais s’aperçut qu’elle était seule dans son lit. Une voix pleine de zèle se fit entendre dans l’écouteur.

— Lieutenant, c’est le centre d’appel du CJC. On m’a demandé de vous informer qu’une intrusion en cours nous avait été signalée et que votre présence est requise sur les lieux.

— Il y a un mort ?

— Non, madame. Le message qu’on m’a demandé de vous transmettre…

— Alors, fichez-moi la paix. Si personne n’est mort, ce n’est pas à moi de m’en occuper.

— Lieutenant, l’inspecteur Parks se trouve sur les lieux et demande votre assistance. Il a dit qu’il s’agissait peut-être d’un viol et que cela vous concernait.

A ces mots, elle dressa l’oreille. Bob Parks était un ami, et s’il estimait qu’un viol la concernait et demandait son concours alors que ce n’était pas son domaine, cela ne pouvait signifier qu’une seule chose : le Violeur de la Pluie.

Taylor s’extirpa de son lit, coinçant tant bien que mal le téléphone entre son épaule et son oreille pendant qu’elle enfilait un jean. Elle s’aperçut que la télé était allumée — elle vit alors que les nains jumeaux en blazers bleus défilaient sur l’écran dans une grotesque émission publicitaire. Pas étonnant qu’elle ait rêvé d’eux. Et voilà qu’ils lui proposaient d’investir dans des fonds de placement qui allaient lui rapporter des millions de dollars et lui permettre de démissionner de son boulot de dingue.

— Où faut-il que je me rende ? demanda-t-elle.

— Une résidence protégée nommée Middleton, sur Old Hickory Boulevard. Vous connaissez le secteur ?

— Oui, je vois où c’est. Dites aux collègues que j’arrive tout de suite. Prévenez Lincoln Ross et Marcus Wade et dites-leur de me rejoindre là-bas. J’y serai dans dix minutes.

Elle raccrocha, boutonna son jean, enfila ses santiags et son T-shirt. Elle fixa précipitamment son holster à sa ceinture, se regarda furtivement dans la glace et grimaça. Pourvu que cet appel qui la tirait du lit à 3 heures du matin ne soit pas une fausse alerte !

Baldwin somnolait sur le canapé parmi les documents éparpillés sur les coussins et la moquette. Taylor déposa un petit baiser sur son front, lui dit où elle allait et sortit dans la nuit noire. Il crachinait dans l’allée. Merde.

Elle monta dans son 4x4 et posa un gyrophare sur le tableau de bord. Après avoir roulé à toute allure sur Bellevue Boulevard, désert à cette heure de la nuit, elle atteignit Old Hickory en moins de cinq minutes. Elle passa devant le champ de course puis le terrain de golf et repéra un peu trop tard l’entrée de Middleton, illuminée par le gyrophare d’une voiture de police qui stationnait devant. Elle freina doucement afin de ne pas déraper sur l’asphalte humide, fit demi-tour et pénétra dans la résidence. Un policier en faction lui fit signe de s’arrêter. Elle ouvrit sa vitre et le salua d’un geste. L’homme se fit cordial.

— Salut, lieutenant.

— Bonjour. Où est-ce que ça se passe ?

— Allez au bout de cette voie puis tournez à droite. Impossible de rater l’endroit, c’est plein de collègues. Qu’est-ce qui vous amène ?

Elle ne répondit pas et franchit en vitesse le lourd portail en acier. Les maisons de brique se dressaient de part et d’autre tels des géants silencieux. Les lumières des porches constellaient la nuit. Elle aperçut devant elle les gyrophares bleu et blanc. Elle parcourut la voie privée jusqu’au bout, se gara derrière la camionnette de l’équipe technique et se fraya un chemin parmi la petite foule de curieux pour atteindre le ruban qui délimitait la scène du crime. Elle repéra Bob Parks, dont la silhouette se dessinait sous la lumière d’un réverbère, et le rejoignit.

— Bob, murmura-t-elle à l’oreille de son collègue.

Celui-ci sursauta, se tourna vers elle et lui adressa un sourire en hochant la tête.

— Enfin, te voilà, dit-il. Je savais que tu aimerais voir ça.

Il désigna la maison, une grosse demeure en briques blanchies.

— Qu’est-ce qui se passe ? Le gars du centre d’appel m’a parlé d’une effraction et d’un viol.

— Ouais… Police secours a reçu un appel d’un gosse qui se trouve dans la maison. Il a entendu du bruit au rez-de-chaussée et est descendu voir ce qui se passait. Il a vu sa mère lutter avec un homme masqué. Le type est entré par la porte vitrée de derrière et s’est jeté sur la femme qui dormait sur le canapé. Ce môme est malin, il est retourné tout de suite dans sa chambre et a appelé police secours. Une voiture de patrouille est arrivée sur les lieux quelques minutes plus tard, mais le type avait déjà fini ses saletés et s’était barré.

— Il l’a violée ?

— Ouais. Elle est encore sous le choc, mais elle a réussi à nous dire que le type lui a plaqué un couteau sous la gorge. Tout est allé très vite.

— Et tu crois que c’est le Violeur de la Pluie ?

— Eh bien, il pleut, non ? Et puis le mode opératoire semble correspondre à son profil. Je sais que tu as été chargée de son cas et j’ai pensé que ta présence était nécessaire.

— Le gosse, il va bien ?

— Ouais, lui, ça va. Un peu secoué, mais il a peut-être sauvé la vie de sa mère…

— Merci pour ces précisions. Je ne vois pas bien ce que je peux faire, mais tu as eu raison de m’appeler. Lincoln et Marcus ne vont pas tarder. On va interroger la victime, voir si on ne peut pas en tirer plus de détails utiles. Ensuite, il faudra l’emmener à l’hôpital pour un prélèvement et pour s’assurer de son état de santé. Nos gars sont en train de fouiller les alentours ?

— Oui, avec des chiens. La victime a dit que son agresseur est reparti par la porte de derrière, au moment même où les sirènes se faisaient entendre. Il y a un bois derrière la maison, qui donne sur le parking d’un temple presbytérien.

Taylor scruta la nuit vers le nord.

— Tu as envoyé des hommes sur ce parking ? Il s’est peut-être garé là, avant de faire le reste du chemin à pied.

— Ouais. On y a pensé. Mais aucun signe de lui jusqu’à présent. Comme je t’ai dit, je pensais que tu aimerais savoir ce qui se passait.

Taylor lui effleura le bras.

— Merci, Bob. Tu as bien fait. Pendant que tu fais ce que tu as à faire, je vais attendre Lincoln et Marcus avant de te rejoindre dans la maison.

Parks la salua d’un hochement de tête et se dirigea vers la demeure. La foule commençait à grossir, avide d’assister au spectacle. Des femmes en peignoir de bain et des hommes en pantalon de survêtement formaient une haie et tendaient le cou pour voir ce qui se passait. Taylor se souvint d’un soir où, adolescente, elle avait assisté à l’incendie d’une maison voisine de celle de ses parents. Il lui avait semblé que le voisinage tout entier s’était rassemblé dans la ruelle pour voir le bâtiment partir en fumée. Les gens étaient attirés par la tragédie comme des papillons de nuit par la lumière.

Par réflexe professionnel, elle se mit à scruter les visages un par un. Aucun d’entre eux ne lui parut suspect. Les traits tirés, les regards angoissés, tous les hommes présents dans la foule lui semblaient avoir été tirés de leur sommeil par le vacarme des sirènes. Elle secoua la tête et perçut le bruit d’un moteur qui approchait.

Au volant d’un véhicule de fonction, Lincoln Ross se gara derrière le 4x4 de Taylor. Le règlement interdisait aux policiers d’intervenir sur une scène de crime dans leurs véhicules personnels. Il avait donc trouvé en vitesse une voiture banalisée et avait foncé vers la résidence. Marcus était sur le siège du passager. « Braves garçons », pensa Taylor. Alors qu’elle allait à leur rencontre, une ombre attira son attention. Elle regarda vers la droite, persuadée d’avoir vu quelqu’un se faufiler le long du mur latéral de la maison. Elle se dirigea vers celui-ci, lentement pour ne pas avoir l’air de poursuivre qui que ce soit, mais bien décidée à trouver ce qu’elle avait cru apercevoir.

Lincoln et Marcus se joignirent à elle et ils avancèrent tous trois vers le coin de la maison, plongé dans l’obscurité. Lincoln lui chuchota dans le creux de l’oreille :

— Tu as vu quelque chose ?

— Je ne sais pas, murmura-t-elle. Il m’a semblé voir quelqu’un par là. J’ai vu une ombre se déplacer furtivement. Mais c’est peut-être mon imagination…

— Et peut-être pas, marmonna Marcus.

Il ouvrit son holster, posa la main sur son arme. Taylor et Lincoln l’imitèrent aussitôt.

Ils étaient à trois mètres de la maison. Par-delà le parfum musqué de l’herbe mouillée, Taylor crut sentir une légère odeur d’essence. Elle s’immobilisa à mi-chemin du mur et se tourna vers Lincoln.

— Tu sens ce que je sens ?

— Non, rien du tout.

— De l’essence, dit Marcus. Comme dans un garage.

Ils échangèrent un regard horrifié, partageant aussitôt la même pensée. Est-ce que quelqu’un essayait de mettre le feu à cette maison ? Oubliant toute prudence, Taylor se précipita vers l’endroit d’où provenait l’odeur. En tournant au coin de la demeure, elle aperçut la chaussure d’un homme qui franchissait le mur d’enceinte de la résidence.

— Le voilà ! cria-t-elle en courant vers le mur.

Elle arriva une fraction de seconde trop tard pour empoigner la cheville du fugitif.

— Merde, il a passé le mur d’enceinte. Parks ! hurla-t-elle. Parks, ramène-toi avec tes chiens ! Il a franchi le mur !

Puis elle prit son élan et bondit par-dessus le mur. Elle atterrit brutalement de l’autre côté, le souffle coupé pendant un instant. Elle entendit des bruits de pas et des jurons. Lincoln et Marcus l’avaient rejointe.

— Ça va, lieutenant ? demanda Marcus en l’aidant à se relever.

— Ouais, ouais. Allons-y. Il est parti par là, répondit-elle en désignant le bois touffu et sombre.

Lincoln et Marcus allumèrent leurs lampes de poche. Ils entendirent quelqu’un se frayer un chemin dans les broussailles. Des chiens aboyaient non loin de là, des hurlements déchiraient la nuit. Taylor se rua sur la piste du fugitif.

Des branches lui cinglèrent le visage et elle dut tendre le bras gauche pour s’en protéger dans sa course. La silhouette du fugitif n’avait qu’une quarantaine de mètres d’avance sur eux. Le terrain était semé d’embûches et Marcus trébucha sur une racine, perdant dans sa chute sa lampe de poche. Ils n’avaient plus que celle de Lincoln pour se repérer. Puis, soudain, ils se retrouvèrent hors du bois et se mirent à courir dans un champ. Taylor pouvait voir l’homme qui détalait devant elle. Il commençait à fatiguer et courait moins vite à présent. Taylor gagnait du terrain et entendit les aboiements d’un chien policier qui se ruait vers elle. Elle ne voulait pas être prise pour le suspect par le chien — il ne ferait aucune différence lorsqu’il se mettrait à mordre.

Elle accéléra, allongea sa foulée au maximum. L’homme était à deux mètres, un mètre d’elle… Elle bondit et l’étreignit, le faisant trébucher. Il se débattait et distribuait à l’aveugle coups de pied et de poing en hurlant. Lincoln survint alors et plaqua l’homme aux jambes, lutta avec lui en essayant de l’immobiliser. L’homme dégagea son bras de l’emprise de Taylor, la frappa de toutes ses forces et elle vit soudain trente-six chandelles. L’impact du coup de poing projeta la tête de Taylor en arrière et elle faillit lâcher prise. Mais Marcus les avait rejoints et, avec son aide, ils parvinrent à maîtriser le fugitif. Ils le firent rouler sur le ventre et lui passèrent les menottes. Taylor put enfin respirer, prenant aussitôt conscience d’une extrême douleur au visage.

Le berger allemand se tenait à un mètre de là, grondant furieusement. La cacophonie des cris et des aboiements étouffait presque les hurlements du suspect.

— Lâchez-moi, bande de porcs ! J’ai rien fait. Foutez-moi la paix, enculés !

L’homme ne pouvait que se tortiller lamentablement sous le poids combiné de Lincoln et de Marcus.

Le maître-chien les rejoignit et lança un ordre à son molosse. Le berger allemand aboya une ou deux fois avant de s’immobiliser en grognant, le museau dégoulinant de pluie. Quatre autres hommes survinrent et Lincoln roula sur la droite pour leur permettre d’accéder au suspect. Marcus se releva en soulevant ce dernier. Les policiers hurlaient des ordres contradictoires en bousculant l’homme. Taylor s’accroupit, essayant de reprendre son souffle.

— Je vous dis que j’ai rien fait ! C’est une bavure ! Laissez-moi partir, merde !

— C’est bien lui ? demanda-t-elle.

Le vacarme se calma à ces mots.

— On l’a enfin chopé, ce fils de pute ? reprit-elle.

L’homme était fouillé au corps tandis que pleuvaient les réponses affirmatives.

— Y a un masque de ski, là.

— Et un couteau.

— Il a de la corde dans sa poche. Ta gueule, sale bâtard ! T’es fait comme un rat.

Taylor se leva et se dirigea péniblement vers l’homme qui continuait à se débattre. Lorsqu’il la vit il cessa de remuer et lui adressa un sourire de dément. Taylor avait très mal à l’œil, au crâne et elle ne sentait plus ses jambes à force d’avoir couru. Mais il semblait bien qu’elle avait réussi à coincer l’homme qu’elle traquait depuis le viol de Betsy.

Plusieurs lampes de poche étaient pointées vers lui, ce qui donnait assez de lumière pour un premier examen de sa personne. Elle l’examina brièvement. Il portait un pantalon noir et un T-shirt de la même couleur. Il était maigre, tout en nerfs et pourvu d’avant-bras musculeux. Il était chaussé de bottes de l’armée noires.

— Ma parole, on dirait un vrai ninja… Comment tu t’appelles ?

— Va te faire enculer.

— Sympa. Vous avez trouvé ses papiers ?

Un policier le palpa de nouveau et s’esclaffa.

— Il a son portefeuille dans la poche arrière de son froc. Quel abruti !

Le policier tendit le portefeuille en cuir marron à Lincoln qui l’ouvrit et en extirpa le permis de conduire de l’homme.

— Bien joué, Norville. Les gars, je voudrais vous présenter Norville Turner. Norville, voici les personnes grâce à qui ta vie va devenir un enfer.

Il adressa un regard à Taylor en secouant la tête pendant qu’elle ajoutait :

— Venir avec son portefeuille. Faut le faire !

— Je suis innocent. Vous n’avez aucune preuve, sales flics.

Turner se remit à se débattre mais fut prestement maîtrisé.

Taylor plongea son regard dans le sien. Elle scruta le fond de ses yeux. Elle se rendit compte qu’il était hors d’état de nuire pour longtemps. Elle fronça le nez. Il sentait l’essence.

— Ferme-la, Norville. Ta braguette est ouverte, espèce de crétin.

Il tendit le cou et lui cracha au visage.

— Sale pute, qu’est-ce que tu branles ? J’ai rien fait, je te dis.

Taylor s’essuya la joue, furieuse. Les policiers se remirent à malmener Norville qui se débattait de plus belle, mais elle resta impassible, attendant patiemment que ça se calme. Lorsque la mêlée eut enfin cessé, elle lui adressa un large sourire. Puis elle donna de l’élan à son bras droit et lui expédia de toutes ses forces un coup de poing en pleine mâchoire. La tête de Norville bascula en arrière et ses genoux fléchirent. Les policiers lancèrent des cris de joie et s’esclaffèrent. Marcus et Lincoln vinrent entourer Taylor.

— Quand il se réveillera, dites à ce salaud qu’il est en état d’arrestation.

Les mains tremblantes, elle tourna les talons et quitta les lieux, queue-de-cheval au vent.

*  *  *

Taylor traversa le bois en compagnie de Marcus et de Lincoln. Elle avait des élancements dans la tête et elle n’y voyait plus très clair de l’œil droit. Elle se sentait merveilleusement bien.

De retour devant la maison où avait eu lieu le viol, ils constatèrent que l’agitation était à son comble. Des voitures de police supplémentaires stationnaient dans la rue, une ambulance était garée en diagonale dans l’allée du domicile de la victime, les gyrophares illuminaient la nuit. Une camionnette de la télévision était déjà sur les lieux. Taylor consulta sa montre : il était presque 5 heures du matin. Les journalistes allaient pouvoir diffuser la nouvelle en images et en direct aux infos du petit matin.

— Lincoln, Marcus, essayez de joindre Price au téléphone et racontez-lui ce qui vient de se passer. Moi, je vais aller m’entretenir avec la victime, pour voir si elle tient le coup. Il faut aussi que vous vous occupiez des formalités de la garde à vue. Ensuite, j’aurais besoin d’un jeu de cinq photos de visages ressemblant à celui du suspect. En y ajoutant la sienne, on pourra vérifier si la victime peut l’identifier. Le masque de ski a pu glisser. De toute façon, il faudra suivre la procédure habituelle. Je compte sur vous pour me faciliter la tâche.

— Pas de problème, chef. Je vais appeler pour avoir un jeu de photos réglementaire. Je suis sûr qu’on n’aura pas de mal à trouver cinq photos de types qui ressemblent à cette ordure.

Marcus lui prit le bras et se pencha vers elle pour l’examiner.

— Dans deux heures, vous allez avoir un sacré cocard…

Taylor se palpa doucement le visage. En grimaçant de douleur, elle décida de ne plus se regarder dans la glace ces prochains temps.

— Ouais, eh bien, ce sont les risques du métier…

Lincoln lui tendit une poche de glace artificielle qu’il avait trouvée dans l’ambulance.

— Tenez, appliquez donc ça. Vous avez encore besoin de nous ?

— Non, merci, ça ira. Retournez en ville vous occuper de la procédure.

Elle leur donna congé d’un hochement de tête. Tandis qu’ils s’éloignaient, elle se dirigea vers la maison en plaquant la poche de glace contre son œil meurtri et en tâchant de ne pas remuer la tête. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas pris un coup au visage et elle avait oublié que ça faisait si mal.

Brian Post sortait de la maison lorsqu’elle atteignit la porte d’entrée.

— Salut, lieutenant. Ça fait plaisir de te voir. On m’a dit que tu avais chopé ce salaud toute seule.

Taylor ôta la poche de glace de son visage. Post émit un long sifflement.

— Oh ! la, la ! Quel cocard ! Ça va aller ?

— Je me porte comme un charme. Comment va la victime ?

Il regarda d’un air perplexe ses cheveux trempés.

— Il te faudrait une serviette.

— Non, ça se calme.

— Bon. Je t’accompagne à l’intérieur.

Ils marchèrent en bavardant. L’adrénaline les tenait tous éveillés. Dans quelques heures, ils seraient épuisés mais, pour l’instant, ils étaient pleins d’énergie.

— Quand on a reçu l’appel, j’ai eu le plus grand mal à persuader Betsy de rester au lit. Elle voulait se pointer ici pour interroger elle-même la victime. J’ai failli la menotter pour l’empêcher de venir.

— Je la reconnais bien, là, dit Taylor en souriant malicieusement. Je n’en attendais pas moins d’elle. C’est une battante.

L’intérieur de la demeure était illuminé comme un arbre de Noël. Toutes les lampes de la maison étaient allumées. Sans prêter attention au décor, Taylor alla tout droit vers une brune, emmitouflée dans un drap blanc. « Bien », se dit Taylor. C’était la règle en cas de viol : la recouvrir d’une étoffe pour être sûr qu’elle ne contamine ou ne perde le sperme de son agresseur avant d’être emmenée à l’hôpital pour les prélèvements d’usage.

La femme leva un œil vitreux vers Taylor.

— Qui êtes-vous ?

— Lieutenant Taylor Jackson, pour vous servir. Je voulais vous voir avant qu’on ne vous emmène à l’Hôpital Baptiste. Ça va ?

— Moi, c’est Nancy. Nancy Oldman. Je… Eh bien, non, ça ne va pas. Mais ça ira mieux, bientôt. Un policier m’a dit que vous aviez arrêté ce type. Le type qui… qui m’a violée ?

Le petit menton pointu de la victime se souleva d’un millimètre. Il lui restait encore un peu de force.

— Nous avons eu une altercation avec un homme, juste de l’autre côté du mur d’enceinte. Vous pouvez me décrire votre agresseur ?

Nancy renifla bruyamment, des larmes perlèrent un instant au coin de ses yeux.

— Je n’ai pas vu son visage. Il portait un masque de ski noir. Mais il puait. Comme une odeur d’essence… Il a été rapide : il m’a coincée, m’a renversée sur le canapé et tout est allé très vite. Je ne sais pas quoi ajouter. Ça m’a semblé n’en plus finir, mais je sais bien que ça n’a pas duré si longtemps que ça. Je veux dire…

Elle se mit à bafouiller puis se tut pour inspirer profondément.

— Mais vous êtes blessée, reprit-elle. Vous vous sentez bien ?

Taylor se baissa pour regarder Nancy dans les yeux.

— Moi, ça va. Nancy, on va avoir besoin de votre coopération. Etes-vous disposée à témoigner contre l’homme qui vous a fait ça, une fois qu’il sera en garde à vue ?

Le menton se souleva d’un autre millimètre.

— Oui, je témoignerai.

— Bravo. L’inspecteur Post va vous accompagner à l’hôpital. Vous êtes formidable, Nancy. Nous aurons bientôt un nouvel entretien, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

Taylor lui tapota le genou maladroitement, faisant crisser l’étoffe.

Elle salua Post d’un sourire et sortit de la maison. Elle avait besoin d’un bon bain chaud et d’un antalgique, histoire d’atténuer la douleur. Mais, au préalable, une nouvelle épreuve l’attendait : essuyer le feu roulant des questions de la presse.

Dès qu’elle eut franchi le portail de la demeure, le chahut commença. Les journalistes se bousculèrent furieusement pour approcher d’elle. Elle s’immobilisa, leva les mains. Des projecteurs braqués sur son visage l’aveuglèrent pendant un instant. Elle entendit une femme lâcher un cri de surprise. Elle ne put déterminer laquelle exactement mais en déduisit qu’elle devait avoir l’air bien esquintée. S’efforçant de reprendre allure humaine, elle se passa la main dans les cheveux et en fit tomber une feuille de chêne. Elle réprima un rire nerveux. La sauvageonne était sortie de la jungle pour s’adresser à la presse.

— Je ferai juste une brève déclaration, dit-elle.

Et les murmures cessèrent dans la petite foule des journalistes.

— Nous avons arrêté un homme de race blanche pendant qu’il fuyait la scène de cette intrusion domiciliaire, et nous l’avons placé en garde à vue. Il est possible qu’il soit l’auteur de ce viol. Je suis sûre que le porte-parole de la police aura d’autres informations à vous fournir, plus tard dans la matinée. Merci.

Elle se tourna pour se diriger vers son 4x4, sous les interpellations des journalistes.

— Lieutenant, est-ce que c’est un coup du Violeur de la Pluie ?

— Vous avez fini par arrêter ce violeur en série ?

— A-t-il été emmené pour comparaître devant un juge ?

— Vous a-t-il frappée, lieutenant ?

Elle décida de répondre à cette dernière question. Elle se tourna vers la meute et tenta de cligner des yeux, mais son œil ne fonctionnait pas normalement.

— Au minimum, il sera mis en examen pour voies de fait sur un policier dans l’exercice de ses fonctions.

Elle leur adressa un sourire, monta dans son 4x4 et se mit en route vers chez elle. Après une nuit de travail bien remplie.