Baldwin s’installa dans une salle de réunion qui faisait face à la salle d’interrogatoire où se morfondait Jake Buckley. Les documents constituant le dossier concernant l’enlèvement de Quinn et de Whitney étaient étalés sur la table devant lui. Il lut le tout très attentivement, enregistrant les informations au fil de sa lecture. L’histoire était, hélas ! plutôt banale.
A l’âge de douze ans, Whitney et Quinn étaient des fillettes vives et intelligentes. Le jour où elles avaient été portées disparues, elles jouaient dans la rue — deux sœurs qui profitaient d’un après-midi de temps libre après l’école, sans avoir à se soucier de rien d’autre que de leurs jeux enfantins et innocents. Elles étaient toutes deux blondes et heureuses de vivre. C’est ce que Baldwin put déduire des photos qui figuraient dans le dossier. Des photos d’avant le kidnapping.
Les photos prises après — alors que les filles venaient d’être retrouvées et emmenées au centre de police tandis que leurs parents étaient prévenus — étaient tout autres. Les yeux des gamines étaient pleins de tristesse, elles ne souriaient pas et fixaient l’objectif d’un air hagard. Les deux jumelles avaient été frappées, elles avaient chacune un œil au beurre noir et la lèvre de Quinn était fendue. Le seul moyen de les distinguer l’une de l’autre consistait à consulter la petite étiquette blanche qui était collée au bas de chacun des clichés. Il y en avait un de Whitney qui regardait vers l’objectif comme si elle n’avait pas conscience d’être photographiée. Il n’y avait plus trace d’innocence dans son regard. Elle avait les yeux d’une adulte ayant subi toutes les épreuves imaginables. Les dégâts que trois jours d’horreur avaient pu leur infliger étaient impressionnants.
Elles faisaient du vélo ce jour-là. Elles avaient parcouru un sentier qui partait de la limite du domaine de leurs parents et qu’elles venaient de découvrir. Ce sentier traversait une zone boisée et menait à une clairière qui bordait Belle Meade Boulevard. Il était caché de la route par une longue rangée de magnolias. L’un des pneus de la bicyclette de Whitney avait crevé. Au lieu de rentrer chez elles par le bois, elles avaient décidé de prendre le chemin le plus long et de pousser leurs vélos sur le boulevard.
Il feuilleta les pages et s’arrêta sur la photo de leur ravisseur. Sur la fiche figurait son identité : Nathan Chase, trente-sept ans, ouvrier du bâtiment, souvent au chômage. Il avait abordé les fillettes, leur avait offert des crèmes glacées qu’elles avaient volontiers acceptées en cette chaude journée d’été. Puis il leur avait proposé de les raccompagner chez elles en voiture, pour leur éviter d’avoir à pousser leurs vélos sous le soleil brûlant.
C’était avant l’instauration des plans d’alerte-enlèvement, avant qu’on ne rebatte les oreilles des enfants pour les convaincre d’éviter tout contact avec des inconnus. En ces jours d’innocence, les fillettes avaient accepté. Elles étaient sur le boulevard, après tout. Elles avaient traîné leurs vélos jusqu’à la camionnette de Nathan Chase. Après que celui de Quinn eut été rangé dans le coffre et qu’elle fut montée dans la cabine du conducteur, Chase avait empoigné Whitney et l’avait poussée derrière sa sœur. Puis il avait démarré en trombe, laissant le vélo de Whitney sur place. Et elles étaient parties. Disparues. Volatilisées.
Mais leur mésaventure s’était conclue par une fin heureuse. Trois jours plus tard, les fillettes avaient réapparu sur Charlotte Avenue, débraillées, crasseuses, sanguinolentes — mais vivantes. Un bon Samaritain les avait vues marcher, épuisées et éperdues, et avait appelé la police.
Ce fut Whitney qui expliqua aux policiers comment, ayant constaté que Nathan s’était endormi après avoir bu un coup de trop, elles avaient saisi l’occasion et avaient réussi à s’échapper.
Ce fut aussi Whitney qui identifia Chase et sa camionnette. Elle fit une description détaillée de son logis, un minuscule bungalow crasseux de Charlotte Avenue. Les filles avaient passé leur captivité à huit kilomètres de chez elles. Quinn, quant à elle, ne fournit pas la moindre information aux enquêteurs, se contentant de confirmer les dires de sa sœur d’un hochement de tête. Elle était victime du syndrome de stress post-traumatique. Elle avait subi un tel choc qu’elle resta muette pendant des semaines après le kidnapping, selon le dossier. Après avoir raconté leur histoire et décrit tous les détails dont elle se souvenait, Whitney s’était assise tranquillement dans un coin en attendant que ses parents viennent la récupérer. C’était la plus solide des deux jumelles.
Grâce aux indications fournies par Whitney, la police n’avait eu aucun mal à localiser Nathan Chase. Il avait été trouvé dans son salon, en train de siroter une Budweiser et de regarder un film à la télévision. Il avait souri lorsqu’on lui avait passé les menottes puis avait refusé de confirmer les accusations qui pesaient contre lui, sans toutefois nier.
Il avait été jugé et condamné sur la foi du témoignage de Whitney. Quinn avait refusé de venir au tribunal, mais cela n’avait pas empêché le jury de déclarer Nathan Chase coupable, sans l’ombre d’un doute — en moins de deux heures de délibération. Il avait été condamné à trente ans de prison, une peine plutôt lourde pour un simple enlèvement au début des années 1980. Il purgeait encore sa peine à Riverbend, une prison de haute sécurité construite en 1989. Il passait ses journées à regarder la télévision, à lire, à travailler à la bibliothèque de l’établissement et à jouer au prisonnier modèle.
Baldwin se cala dans son siège en se frottant les yeux. Nathan Chase… Quel genre d’homme peut être capable d’enlever deux fillettes et de les maltraiter puis de les laisser filer aussi facilement ? Et d’attendre ensuite tranquillement chez lui, en buvant une bière, que les flics viennent le ramasser ?
Baldwin feuilleta une nouvelle fois la liasse de documents. Le dossier ne signalait pas d’agressions sexuelles subies par les fillettes. Elles parlaient de mauvais traitements, de coups et de nuits sans sommeil. Selon elles, il leur avait parlé, il leur avait raconté des histoires, avait essayé de les distraire. Or, Taylor avait confié à Baldwin qu’elles avaient subi des sévices sexuels et Baldwin se décida à la consulter à ce sujet. Elle se trouvait dans son bureau, consultant un rapport de police en buvant un Coca Light.
— Qu’est-ce que tu fabriques ? lui demanda-t-il.
Baldwin s’attarda sur le pas de la porte, contemplant la beauté de sa dulcinée. Elle aurait dû avoir l’air complètement épuisée car il était très tard et cela faisait de longues heures qu’ils travaillaient ainsi. Mais elle était assise sereinement à son bureau, les yeux grands ouverts. On aurait dit qu’elle venait de s’éveiller après une bonne nuit de sommeil. Sauf pour l’œil au beurre noir, bien sûr, qui lui donnait un petit air canaille. Il l’imagina brièvement au lit, dans ses bras, et ne put réprimer un sourire. Elle lut ses pensées coquines dans son regard et se mit à rire, tout en refermant le dossier qu’elle consultait.
— Lincoln vient de me faire un topo sur le Violeur de la Pluie, Norville Turner. Il travaille comme mécanicien à la station-service du commissariat, il s’occupe des voitures de patrouille. Apparemment, ce n’est pas exactement une psychose qui le poussait à commettre ces viols. C’est un fana de la police qui n’est pas parvenu à se faire engager. Il a échoué quatre fois au concours d’entrée à l’académie de police… Alors il essaie de se venger. Il pensait qu’en donnant à ses crimes un style bizarre et mystérieux, il attirerait l’attention des médias. En fait, ce n’est qu’un violeur comme un autre. La bonne nouvelle, c’est qu’il a avoué, ce qui est un excellent début. Maintenant, il faut qu’on se tape toutes les corvées, les comparaisons d’empreintes ADN et ainsi de suite. Mais enfin on dirait bien qu’on le tient.
— Voilà une bonne nouvelle, chérie.
— Ouais, je suis bien contente que ce soit fini. Et toi, tu en es où ?
— J’essaie de comprendre pourquoi le dossier sur l’enlèvement de Whitney et de Quinn ne mentionne pas d’agression sexuelle.
— Ah bon ? C’est étrange. Tu n’as rien trouvé dans le dossier sur cet aspect de l’affaire ?
— Rien du tout. Le rapport médical, établi à l’hôpital juste après leur évasion, ne mentionne pas de prélèvement de preuves physiques tel qu’il se pratique après un viol. Aucune des deux filles ne semble avoir été examinée.
— Là, il y a quelque chose qui cloche. Chase a été expédié en prison après avoir été condamné pour enlèvement et agression sexuelle. Je l’ai lu de mes yeux dans le dossier pénal. Il doit te manquer une partie de la documentation.
Elle se mit à fouiller dans ses tiroirs, ne trouva rien d’utile et sortit du bureau pour pénétrer dans le local commun à toute la brigade des homicides. Elle examina les documents étalés sur la table de Fitz et trouva une chemise étiquetée « Connolly ».
— Tiens, là, il y a quelque chose. On dirait que Fitz a oublié de te donner ça. Voyons voir.
Elle ouvrit la chemise et parcourut le document.
— Il est dit là-dedans qu’une seule des deux filles a été violée. C’est pour ça que ça ne figure pas dans le rapport de l’hôpital. Elles n’en ont pas parlé sur le moment, quand elles ont été retrouvées. C’est venu quelques semaines plus tard. Hum… Ça, c’est bizarre : ce rapport n’indique pas laquelle des deux filles a été violée.
Elle tendit la chemise à Baldwin et reprit :
— C’est quand même étrange, tu ne trouves pas ? C’est le médecin de famille des fillettes qui a établi ce rapport, mais il a omis d’identifier laquelle des deux a été victime du viol. Bon, d’accord, c’était il y a vingt ans. Mais quand même, c’est anormal, non ?
Ils retournèrent dans le bureau de Taylor. Baldwin s’assit dans le siège du visiteur et étendit ses jambes sur la table de travail.
— Tu m’avais parlé de rumeurs concernant les jumelles après leur arrivée au lycée du père Ryan…
— Ça, c’est sûr, ce ne sont pas les rumeurs qui manquaient, répondit Taylor en se frottant la tempe. Mais ce n’étaient que des rumeurs. Elles sont arrivées en troisième pendant que j’étais en seconde, et je n’en savais pas beaucoup sur leur compte. Avant, elles allaient à l’école à Harpeth Hall et je crois me souvenir qu’on disait qu’elles avaient passé une année sans être scolarisées avant d’être inscrites au lycée du père Ryan. Je crois également me souvenir que leur mère était enceinte à cette époque. Elles ont eu un petit frère. Comment s’appelle-t-il, déjà ? Ah oui, Reese. Reese Connolly. Quinn m’a dit qu’il était médecin, en internat à Vanderbilt.
Baldwin haussa les sourcils.
— La chronologie est troublante, tu ne trouves pas ? Elles cessent d’aller à l’école pendant un an, au cours duquel la famille s’agrandit d’un petit frère…
Taylor fut prise de court.
— Tu crois que l’une d’entre elles était enceinte des œuvres de Nathan Chase ? Et qu’elle a accouché de Reese, mais que leurs parents ont couvert la chose ? Mon vieux, ça, c’est tordu. Elles n’avaient que douze ans. Mais, dans ce cas, ce serait laquelle des deux ?
— Voilà ce qu’il faudrait savoir. En attendant, je veux savoir si Nathan Chase a reçu des visites, récemment. J’ai l’impression que ce qui est arrivé à Whitney et Quinn, il y a vingt ans, pourrait avoir un rapport avec ce qui se passe aujourd’hui. Rappelle-toi que Quinn nous a dit qu’elle aurait dû dire la vérité à Jake dès le début de leur relation. Tu crois qu’elle a essayé de lui confier qu’elle avait eu un enfant et qu’il a eu une réaction de rejet ?
— Ecoute, Baldwin, pour l’instant, ce sont encore des hypothèses hasardeuses. Rien n’indique que c’est la réalité.
— Peut-être, mais je veux quand même obtenir une liste des visiteurs de Nathan Chase. On s’en occupera dès demain matin. En attendant, rentrons à la maison. Je suis trop fatigué pour réfléchir. Rien de nouveau sur l’ordinateur de Whitney ?
Baldwin avait, un peu plus tôt dans la soirée, apporté ledit ordinateur dans le bureau de Taylor.
— Non, rien depuis qu’on a arrêté Jake Buckley. C’est peut-être un signe. Bon, partons d’ici.
Taylor hocha la tête et ils entreprirent de rassembler leurs affaires et de ranger le bureau avant de quitter les locaux de la brigade. Cinq minutes après leur départ, le voyant de réception se mit à clignoter sur l’ordinateur de Whitney Connolly pour les informer, tous tant qu’ils étaient, qu’elle avait reçu un nouveau message.