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Un rayon de soleil pénétrait subrepticement dans la pièce, éclairant le petit espace où Whitney Connolly travaillait sur son ordinateur. Elle avait fait une entorse à ses habitudes ce matin-là. Elle avait parcouru ses nouveaux courriels mais ne leur avait pas répondu. Le seul qui comptait, le seul qu’elle avait ouvert venait de son mystérieux ami au compte Yahoo impossible à localiser. Le message était simple.

De la sorte saisie,

Domptée ainsi par le sang brut des airs,

Prit-elle au moins sa science avec sa force

Avant qu’indifférent le bec l’eût laissée choir ?

Il n’y avait pas de post-scriptum. Elle n’avait plus besoin de post-scriptum, à présent. Elle était contente de voir qu’il avait compris qu’elle n’en avait plus besoin pour établir le rapport entre les messages et les meurtres. Elle ne voyait pas comment il l’avait compris, mais cela n’avait aucune importance.

Après avoir lu le message et sachant ce qui avait dû se passer, Whitney se mit au travail. Une autre fille était morte. Whitney faisait donc des recherches. Comme tout bon journaliste l’aurait fait, n’est-ce pas ? Si ces messages émanaient bien de l’Etrangleur du Sud, sa première tâche consistait à rassembler des éléments contextuels. Il lui fallait recenser ces diverses données, comme un flic l’aurait fait. Bien préparer son coup, examiner les tenants et les aboutissants… De façon à ce que lorsqu’elle révélerait toute l’histoire et publierait sa première interview du tueur, tout soit bien en place. Pourquoi lui envoyait-il ces messages, sinon parce qu’il avait l’intention de se confier à elle ?

Elle parcourait le cyberespace, les doigts pianotant à tout-va sur le clavier. Elle choisit de visiter le site internet, très riche en informations, que Court TV consacrait aux tueurs en série. Ayant soumis les uns après les autres les critères de recherche, elle n’avait plus qu’à attendre que la machine sorte des réponses. L’objet de sa recherche portait sur des cas connus de tueurs en série ayant laissé des poèmes sur les lieux de leurs crimes.

Elle s’arrêta une seconde. Les médias n’avaient rien dit des poèmes. Elle pensait pourtant qu’ils avaient été trouvés sur les lieux des crimes. Du moins, c’était ce que sa source en Louisiane lui avait assuré. Le poème avait été découvert là-bas, dans le sac de sport de Jeanette Lernier, mais personne n’avait pensé que ça pouvait constituer un indice. Elle avait appris, de la même source, que les gens du FBI disposaient à présent de tous les poèmes et qu’ils avaient fait le rapprochement avec les crimes. Cela signifiait simplement qu’elle devait travailler plus vite, plus intensément.

Shauna Davidson avait été retrouvée en Géorgie, mais la scène du crime se trouvait à Nashville. Whitney donna un coup de fil pour tenter d’obtenir confirmation de ce qu’il y avait bien un poème du tueur dans les effets personnels de Shauna, mais elle se heurta à un mur. Personne ne voulait lui parler. Cela en soi confirmait l’importance de l’indice — elle était très proche de sa source dans la police de Nashville et, comme même ce grand bavard ne voulait rien lui dire, elle en déduisait que les enquêteurs tenaient une piste sérieuse.

Elle revint à son ordinateur. Les résultats de sa recherche étaient divers et variés — apparemment, les tueurs étaient nombreux à apprécier la poésie. Certains en écrivaient eux-mêmes, d’autres recopiaient des poèmes de leur choix. D’autres encore mêlaient des fragments de poèmes connus à leurs propres œuvres. Elle plaça un signet dans un article sur le tueur de Whichita, au fin fond du Kansas, pour faire bonne mesure. Peut-être que certains détails sur ce tueur en série, appartenant à la catégorie « ligoter, torturer et tuer », lui seraient-ils utiles pour en savoir plus sur l’Etrangleur du Sud.

Elle se cala dans sa chaise et réfléchit pendant un moment. Elle pouvait au moins déterminer, grâce à internet, si les poèmes étaient des originaux ou des copies. Elle lança Google et saisit dans la fenêtre du moteur de recherche l’un des vers du poème trouvé chez Susan Palmer. Une femme parfaite, noblement disposée… Bingo !

Apparemment, cet Etrangleur du Sud n’était pas un créatif, après tout. Le poème avait été écrit par William Wordsworth. Il avait été consulté 4 950 fois, selon le moteur de recherche. La strophe était tirée d’un poème intitulé Elle était une vision délicieuse. Quel sens de l’à-propos…

Whitney sentait qu’elle était sur la bonne piste. Elle procéda de même pour le poème de Jeanette Lernier. Un être ne goûtant guère les nourritures… Incroyable ! Cette phrase avait 304 000 occurrences. Elle fit apparaître le poème et se rendit compte que les deux strophes étaient tirées du même poème. Elle l’imprima, arracha la feuille de papier aussitôt sortie de la machine et se mit à lire à haute voix :

— « Elle était une vision délicieuse

Quand je la vis briller pour la première fois :

Une apparition merveilleuse,

L’ornement d’un moment,

Ses yeux étaient étoiles au crépuscule

Et ses sombres cheveux de crépuscule aussi.

Mais tout le reste en elle

Evoquait le printemps et l’aube allègre ;

Une silhouette dansante, une image de joie,

A vous hanter, bouleversante et saisissante.

Je la vis de plus près et découvris

Un esprit, et pourtant femme !

En sa maison, libre et gracieuse

Marchant d’un pas libre, indompté ;

Un regard où se lisaient de doux souvenirs

Et des promesses tout aussi douces ;

Un être ne goûtant guère les nourritures

Ordinaires de la nature humaine :

Les chagrins éphémères et les artifices grossiers,

L’éloge et le blâme, l’amour et les baisers, les pleurs et les sourires.

Et maintenant je vois d’un œil serein

Les battements mêmes de son cœur ;

Un être exhalant la pensée,

Une voyageuse entre vie et trépas ;

La raison ferme, la volonté tempérée,

L’endurance, la perspicacité, la force et le talent ;

Une femme parfaite, noblement disposée

A prévenir, consoler et commander ;

Et pourtant pleine d’esprit, brillante

Avec une sorte de lumière angélique. »

Quand elle eut fini, elle se mit à réfléchir et passa un long moment à se creuser la tête. Quelque chose clochait. En le relisant, elle s’aperçut qu’elle ne voyait pas les vers du dernier poème qu’elle avait reçu. Elle recommença sa recherche. L’auteur du fragment de poème était William Butler Yeats. Elle l’imprima à son tour et se mit à lire à haute voix :

— « Léda et le cygne

Un bruit soudain : un grand battement d’ailes

Au-dessus de la fille chancelante, lui caressant les cuisses

Entre ses pieds palmés, la nuque dans son bec,

Impuissante il la tient, fragile contre sa gorge.

Comment ces vagues doigts terrifiés pourraient-ils

Des cuisses affaiblies repousser tant de gloire ?

Comment un corps, sous cette ruée blanche,

Ne sentirait-il pas battre l’étrange cœur ?

Un frisson dans les reins engendre là

Le mur brisé, la tour et la voûte qui brûlent

Et Agamemnon mort.

De la sorte saisie,

Domptée ainsi par le sang brut des airs,

Prit-elle au moins sa science avec sa force

Avant qu’indifférent le bec l’eût laissée choir ? »

Et ce poème couvrait les cas de Jessica Porter, Shauna Davidson et de la dernière disparue en date, qui restait encore à être retrouvée mais qui était très probablement déjà morte, Marni Fischer. « Mince, quel langage imagé ! » s’étonna-t-elle. Mais Whitney n’était pas experte en littérature.

Elle revint à sa table de travail et se cala dans le cuir souple de son fauteuil qui grinça sous son poids. Non, Whitney n’était pas une spécialiste de la poésie. Sa sœur jumelle Quinn, en revanche, s’y connaissait bien. Sa vraie jumelle, son double. Ashley Quinn Connolly Buckley, pour être précis. Mariée à Jonathan, dit Jake, Buckley III. Elle était la parfaite maîtresse de maison de Belle Meade. Une dame de charité exemplaire. Mère de deux des plus adorables enfants du monde, les jumeaux Jillian et Jake Junior.

Whitney sentit une brève pointe de remords lui percer le cœur. Cela faisait deux semaines qu’elle n’avait pas appelé ses neveux. Elle avait beau essayer de garder ses distances avec sa sœur, elle ne s’en intéressait pas moins aux jumeaux. Quinn n’aurait pas pu être plus différente de Whitney. On le leur avait toujours dit et répété, tout au long de leur enfance et plus encore pendant leur adolescence. C’est à ce moment-là qu’elles avaient vraiment trouvé leur identité propre.

Leur mère les avait toujours appelées par leurs doubles prénoms, en leur parlant et en parlant d’elles. « Sarah Whitney et Ashley Quinn sont allées à l’école aujourd’hui. Sarah Whitney et Ashley Quinn vont en colonie de vacances, cet été. Sarah Whitney et Ashley Quinn, venez ici immédiatement. » Sarah Whitney avait fini par se rebeller, demandant avec insistance qu’on l’appelle tout simplement Whitney. Ashley Quinn s’y était mise et avait obtenu qu’on ne la désigne plus que sous le nom, peu courant, de Quinn. Il avait fallu plusieurs mois de dispute, mais les filles avaient fini par l’emporter. Elles étaient devenues Whitney et Quinn : dès lors leurs personnalités commencèrent à diverger.

Une pensée menant à l’autre, Whitney se souvint qu’elle n’avait pas eu de nouvelles de son petit frère depuis longtemps. Reese Connolly gravitait si loin de la sphère d’activité de Whitney qu’elle en oubliait jusqu’à son existence. Elle avait toujours préféré qu’il en soit ainsi. Pourquoi les familles seraient-elles forcément unies ?

Pour surmonter ce moment de trouble, Whitney ouvrit son réfrigérateur en Inox et en sortit une canette de Red Bull sans sucre. Le café et les sodas à la caféine, tel était le secret de sa silhouette. C’est ce qu’elle nommait en blaguant le régime mannequin. En ouvrant la canette, elle resta un instant face à l’évier, regardant par la fenêtre de la cuisine l’immense bouleau qui se dressait dans son jardin. Un cardinal rouge s’était installé sur la mangeoire à oiseaux et gazouillait en picorant son petit déjeuner. Deux écureuils jouaient à se pourchasser de branche en branche et la brise faisait frissonner le feuillage. La vigne vierge qui étouffait les petits cris des écureuils lui rappelait son enfance.

Whitney ne s’était jamais vraiment remise de la mort de ses parents. En un instant, tout le confort et la stabilité qu’elle avait connus s’étaient évaporés. Les Connolly revenaient d’une soirée au théâtre, empruntant un trajet qu’ils connaissaient par cœur. Une collision brutale, provoquée par un conducteur ivre, vint ravir à leurs proches ces deux personnes énergiques et pleines de vie qui s’aimaient tendrement. Même si cela s’était passé huit ans auparavant, le temps n’avait pas atténué chez Whitney la sensation de perte qu’elle avait éprouvée.

La paix précaire que les parents étaient parvenus à maintenir entre leurs rejetons n’avait pas duré. Les trois enfants s’étaient partagé la fortune de leurs parents, mais le fossé qui les séparait n’avait cessé de s’élargir.

Whitney resta célibataire, se livrant entièrement à son métier, construisant sa carrière. Il revint à Quinn de materner leur frère cadet, Reese, de l’accompagner tout au long de sa dernière année de lycée puis de l’aider à s’installer à l’université Vanderbilt de Nashville. Quinn avait rencontré Jake Buckley entre-temps et était follement éprise de lui, mais Jake avait une bonne nature. Attendre que Reese quitte le foyer pour épouser Quinn ne le rebutait pas. L’argent de Quinn allait lui permettre de consolider sa place au soleil.

A l’évocation importune de Reese, Whitney sentit son estomac se serrer. Même après tant d’années, elle le rejetait encore. Reese avait toujours été un enfant doué, pourvu de talents que Whitney savait qu’elle n’aurait jamais. Il était d’une intelligence exceptionnelle et d’une grande culture. Il avait été accepté à Vanderbilt à quinze ans et avait obtenu sa licence en deux ans seulement, avant de se lancer dans des études de médecine. A présent, Reese achevait sa dernière année de spécialisation en psychiatrie.

Whitney songea à la dernière fois qu’elle l’avait vu. Ils s’étaient rencontrés par hasard chez Quinn. Il avait annoncé son départ pour un coin paumé d’Amérique du Sud afin d’y travailler avec une ONG se consacrant à aider les pauvres. Ce garçon avait de bien nobles aspirations. En apprenant cela, Quinn avait paru émue jusqu’aux larmes, s’extasiant à n’en plus finir : quelle magnifique occasion pour lui, il est si jeune, et patati et patata… Certaines rancœurs durent toute la vie, Whitney le savait mieux que quiconque. Quinn comprenait. Elle n’approuvait pas, elle comprenait, voilà tout.

Whitney se dit qu’il fallait peut-être appeler sa sœur. Elle consulta la pendule. A cette heure, Quinn avait certainement déjà accompagné les jumeaux à l’école, fini sa partie de tennis ou toute autre activité que sa fortune lui permettait de s’offrir en guise de passe-temps.

Après un dernier coup d’œil au grand bouleau, Whitney cessa de penser au passé.

Elle décrocha le téléphone et composa nerveusement le numéro de portable de sa sœur. Elle tomba sur la messagerie, entendit Quinn prier ses correspondants, avec son accent du Sud parfaitement cultivé, de laisser un message. Whitney raccrocha sans rien dire, immédiatement soulagée. Elle rappellerait plus tard.

Jetant au passage la canette vide dans l’évier, elle revint dans son bureau. Elle poussa son fauteuil vers sa table de travail et sortit son dossier sur l’Etrangleur du Sud. Elle avait encore pas mal de recherches à faire sur le contexte de l’affaire. Elle formulait des hypothèses sur les caractéristiques du meurtier, se servant des notes sur les tueurs en série qu’elle avait accumulées au fil des ans.

Elle travailla calmement, laissant le temps filer. En refermant son dossier, elle s’étira et fut prise d’une soudaine envie de descendre au Starbucks pour boire un café. Elle demandait toujours des bons d’achat Starbucks en guise de cadeau, elle était accro à leur espresso. Elle se rendit dans le salon, ramassa son sac à main lorsqu’elle aperçut quelque chose sur l’écran du téléviseur qui retint son attention.

Une bande rouge défilait, annonçant une nouvelle de dernière minute : on avait retrouvé le corps de Marni Fischer.

Elle s’assit et augmenta le volume. Le présentateur relatait sur un ton dramatique que le cadavre avait été découvert près de l’autoroute 81 à Roanoke, en Virginie. Roanoke. Une vague réminiscence vint titiller l’esprit de Whitney. Elle retourna dans son bureau et sortit une nouvelle fois son dossier sur l’Etrangleur, lisant le nom des villes où le tueur avait fait étape.

« Huntsville, Baton Rouge, Jackson, Nashville, Noble, Roanoke. Huntsville, Baton Rouge, Jackson, Nashville, Noble, Roanoke… »

Son cœur se mit à battre un peu plus vite. Les mains tremblantes, elle posa sur la table les copies des poèmes qu’elle avait imprimées à partir de ses courriels. Elle les relut, haletante. Et les relut de nouveau. Puis encore une fois. C’est alors qu’elle eut une révélation. Elle savait qui était l’Etrangleur du Sud.

Elle lâcha le dossier et extirpa précipitamment son téléphone portable de son sac. Au diable le journalisme ! Et puis merde, tant pis pour le poste de présentatrice vedette à New York. Il fallait qu’elle avertisse sa sœur.