Taylor se réveilla tôt et alluma la télé. Malgré les prévisions de Baldwin, persuadé qu’on ne retrouverait pas le corps de Shauna dans la région, des recherches avaient été entreprises. Les infos du matin retransmettaient des images de femmes et d’hommes en cargo pants et T-shirts bleus, brandissant de longues perches et avançant d’un pas décidé dans un terrain vague proche de l’immeuble de Shauna.
Ayant constaté avec satisfaction que l’enquête se déroulait selon la procédure habituelle, elle se doucha, enfila son jean et ses bottes, fixa son holster à la hanche et partit assister à l’autopsie de Jessica Porter.
Elle roulait sur la nationale, se faufilant entre les poids lourds lancés à toute allure, remarquant au passage que la journée était belle et ensoleillée. Enchantée par le bleu du ciel, elle ouvrit sa vitre et fut assaillie par les vapeurs d’essence. Elle plissa le nez et la referma vite en pensant à la conversation qu’elle avait eue avec Baldwin avant de se coucher. Il croyait dur comme fer que l’Etrangleur du Sud allait intensifier le rythme de ses meurtres ; il était certain que les traces recueillies dans l’appartement de Shauna Davidson permettraient de relier sa disparition tragique aux trois précédents meurtres imputés à ce dernier. Baldwin semblait doté d’un sixième sens quand il travaillait sur un dossier — aptitude qui était nécessaire, et hautement appréciée, dans sa profession. Etre profileur, c’était pouvoir se mettre dans la peau d’un criminel. Il avait le don pour comprendre ce que recelait l’esprit des tueurs qu’il traquait. Cette intensité, cette détermination effrayaient Taylor, parfois. Mais il obtenait des résultats. Elle voulait espérer que l’intervention de Baldwin à plein temps dans cette enquête puisse mener à une issue heureuse pour Shauna Davidson. Mais sans trop y croire. Elle avait vu trop de sang dans la chambre de la fille.
Sa « demoiselle de bonne famille »… Elle émit un petit grognement. Elle le détestait quand il l’appelait ainsi, et il le savait. Il ne pouvait pas s’empêcher de la taquiner, de temps en temps. Pourtant, elle aurait donné n’importe quoi pour effacer ses origines sociales. Mais c’était impossible, quoi qu’elle fasse. Taylor venait d’une famille aisée et avait grandi dans un quartier chic de Nashville, Forrest Hills. Elle avait profité dans son enfance de tous les petits luxes qui vont de pair avec une éducation bourgeoise. Elle s’était même pliée à contrecœur au rituel du bal des débutantes, au cours duquel les demoiselles de bonne famille étaient présentées solennellement à la haute société de Nashville. C’était la veille du jour de l’an, juste après son dix-huitième anniversaire. Elle se demanda brièvement si Shauna Davidson avait participé à de si vaines mondanités — mais chassa bien vite cette pensée de son esprit.
Elle riait encore de la colère qu’avaient piquée ses parents lorsqu’elle leur avait annoncé qu’elle allait entrer dans la police. Ses géniteurs estimaient qu’elle n’avait que deux options acceptables. Celle qui avait leur préférence était qu’elle entre à l’université, où elle pourrait rencontrer son futur époux — un brillant jeune homme faisant des études de médecine ou de droit. Une fois son mari établi à Nashville comme interne dans un grand hôpital ou comme associé dans un cabinet d’avocats, elle aurait pu se consacrer à l’éducation de ses enfants. Elle aurait pu diriger une association féminine de quartier ou la section locale d’une organisation caritative et peut-être ouvrir un petit magasin d’antiquités ou de mode — une fois que les enfants seraient scolarisés, bien sûr.
L’autre option, à laquelle ils étaient moins favorables, aurait consisté à faire elle-même carrière dans la médecine, le droit ou les affaires, avant de fonder plus tardivement un foyer et de se consacrer à la procréation.
Mais Taylor était Taylor, et elle refusa net de suivre l’une ou l’autre de ces voies. Elle n’était pas attirée par la vie que menait sa mère : déjeuners mondains, goûters avec ses amies, bonnes œuvres et ventes de charité, toutes choses qui permettaient à sa petite bande de copines de prolonger la vie qu’elles menaient dans leur adolescence, sans mûrir ni se départir de la futilité qui caractérisait leur existence. Taylor n’ignorait pas que leurs activités pouvaient être utiles et que leurs bonnes œuvres apportaient quelque chose à la société, mais elle n’imaginait pas un instant qu’elle-même puisse en faire autant.
Une telle vie n’était tout simplement pas pour elle. Taylor avait soif d’émotions fortes, de danger même. Elle voulait vivre intensément, acquérir une expérience de la réalité ; elle refusait de se cloîtrer dans un petit monde artificiel et sans substance. Elle avait besoin d’une activité qui lui permette d’être, modestement, elle-même. Nashville n’était pas une grande métropole et sa révolte contre les projets que sa mère nourrissait à son égard l’avait menée à fréquenter des gens de tous les horizons sociaux. Y compris des flics. Beaucoup de flics. Ayant eu maille à partir avec les représentants de l’ordre, non seulement elle avait su se tirer de ces petits ennuis grâce à sa bonne mine, mais cela lui avait donné l’occasion de se lier d’amitié avec des policiers. Lesquels avaient fortement influencé sa décision de rejoindre leurs rangs.
Ce boulot lui allait comme un gant. Il lui donnait l’occasion de rendre service à sa ville sans avoir à vendre son âme. Et puis elle appréciait le sentiment de puissance qu’il lui apportait lorsqu’elle rôdait dans les rues de la ville pour traquer délinquants et criminels. Elle vivait enfin dans le monde réel, pas dans celui des salons de thé et des arrivistes qui se déchiraient pour parvenir. Bien sûr, la vision idéaliste que Taylor avait de son métier — le désir de protéger et d’aider les citoyens — n’avait pas tardé à se heurter à ce constat : alors que les flics protégeaient la société, la société ne les protégeait guère. Cette prise de conscience avait été douloureuse et lui avait permis de comprendre pourquoi tant de flics menaient des vies si compliquées — des divorces à répétition à l’usage illicite de drogues, en passant par l’alcoolisme et autres problèmes psychologiques, sans parler des bavures. Mais Taylor s’était accrochée à sa vision utopique d’une police au service des gens. Elle ne s’était jamais sentie glisser sur la pente où s’étaient laissé emporter plusieurs de ses collègues. Elle croyait en elle et estimait qu’elle avait assez de force de caractère pour éviter les dérives.
C’est ainsi que, contre la volonté de sa mère, elle s’était inscrite à l’université du Tennessee, avait passé sa capacité en droit et s’était présentée au concours d’entrée dans la police dès l’obtention de son diplôme. L’ayant réussi du premier coup, elle avait ensuite suivi des cours à l’académie de police, où elle avait forgé des liens durables avec ses futurs collègues. Elle était appréciée des autres élèves, même si son officier formateur avait tendance à lui savonner la planche. Taylor était jeune et jolie et cet officier ne voyait pas l’intérêt d’enrôler des femmes dans la police : les dinosaures avaient encore leur mot à dire. Mais cela ne l’avait pas découragée, cela n’avait servi qu’à la rendre d’autant plus forte, plus attachée à sa vocation.
Son premier contact brutal avec la réalité n’avait pas tardé à survenir. Elle patrouillait au volant de sa voiture dans le centre-ville, parcourant la 2e Avenue à l’affût de quelque méfait, lorsqu’elle avait vu apparaître sur l’écran de son ordinateur un message signalant une agression au couteau dans un grand ensemble. Actionnant sa sirène et son gyrophare, elle était arrivée en trombe sur les lieux pour y découvrir un jeune noir étendu sur le sol d’une entrée d’immeuble crasseuse. Il était entouré par ses amis et des membres de sa famille qui tentaient d’empêcher le sang de gicler de son abdomen. Ils essayaient vainement de remettre en place ses intestins dans une plaie béante. Mais rien n’y fit et la victime s’était vidée de son sang entre leurs bras. Le SAMU était arrivé quelques instants plus tard — trop tard pour éviter à Taylor de perdre sa candeur dans une rue sombre du quartier le plus sordide de la ville. Après avoir accompli les tâches inhérentes à la situation, elle était rentrée au commissariat où elle s’était aperçue, dans le vestiaire, que ses bottes étaient copieusement maculées du sang de l’homme. La sensation de désespoir qu’elle avait éprouvée à ce moment était indicible — mais elle avait rapidement appris à maîtriser de telles émotions.
Elle en riait presque en y repensant, se moquant de cette jeune femme choquée par un peu de sang sur ses bottes. Elle en avait vu d’autres depuis… Et l’idéalisme de ses débuts dans la police avait fait place à une vision plus désabusée de son métier. A présent, alors qu’elle atteignait ses trente-cinq ans, elle était le lieutenant de police le plus jeune des forces de l’ordre locales. Elle dirigeait une équipe d’élite de policiers spécialisés dans les homicides. Et elle en avait vu, du sang… Elle en avait fait couler avec son arme de service, elle en avait perdu elle-même. Oui, son idéalisme appartenait vraiment à un passé révolu.
Elle se gara devant l’institut médico-légal de Glass Street, en se disant qu’elle ne regrettait rien et savait avec certitude quelle femme elle était devenue — et elle s’en trouvait relativement contente. Relativement.
Baldwin lui avait suggéré d’entrer au FBI, mais elle l’avait rembarré aussitôt. Elle appartenait corps et âme à Nashville.
* * *
Le Dr Sam Loughley, meilleure amie de Taylor et anatomiste de son état, était en train de recoudre l’incision en Y qu’elle avait pratiquée sur la poitrine avachie de Jessica Porter lorsque Taylor fit son entrée dans la salle d’autopsie.
— Ça alors ! Tu as fait vite. Je ne pensais pas que tu aurais déjà fini.
Sam leva les yeux et sourit derrière son masque en plastique.
— Ce n’est pas moi qui suis en avance, c’est toi qui es en retard. Il est déjà 7 heures et demie. Tim, vous pouvez terminer à ma place ?
— Pas de problème, docteur.
Sam remit ses instruments à son assistant et se dirigea vers la salle de décontamination en se débarrassant de sa blouse et de ses gants. Taylor lui emboîta le pas.
Une fois que Sam se fut débarbouillée, elles s’installèrent dans le bureau de cette dernière pour commenter l’autopsie en buvant une tasse de thé.
— Elle n’a pas été trop brutalisée.
— Pardon, Sam, mais se faire étrangler et couper les mains, c’est déjà pas mal, non ?
Sam hocha la tête.
— Tu as raison, bien sûr. Je voulais juste dire qu’elle n’a pas été horriblement tabassée ou ce genre de truc. Les mains ont été sectionnées après le décès. La strangulation a été pratiquée à mains nues. Il n’y a pas de traces de viol. J’ai vu bien pire. Elle n’était pas déchirée, elle avait juste le genre de contusions légères qui correspondent à un acte sexuel fougueux mais consenti. Il s’est servi d’un préservatif lubrifié et je n’ai rien retrouvé qui puisse contenir de l’ADN. J’ai prélevé divers échantillons et je les ai transmis au labo du FBI, comme me l’a demandé John Baldwin, cet agent fédéral hors du commun. C’est vrai que ça ira plus vite s’ils s’en chargent.
Malgré tous les efforts déployés pour que la police de Nashville dispose de son propre laboratoire, celle-ci n’était pas équipée pour ce genre d’analyses. Baldwin leur avait épargné à toutes les deux un sérieux casse-tête.
— Tu as d’autres infos pouvant m’intéresser ?
— Pas vraiment, Taylor. On ne recevra les résultats d’analyses que dans quarante-huit heures. La cause du décès est sans le moindre doute la strangulation à mains nues. Pour le reste, il faudra attendre après-demain. Baldwin t’a parlé du dossier ?
— Il a l’air de penser que ce meurtre est l’œuvre d’un tueur en série que le FBI a surnommé l’Etrangleur du Sud. Au vu du mode opératoire, Jessica Porter serait sa troisième victime.
Elle s’interrompit un instant, songeuse, et reprit :
— Je me demande ce qu’il fabrique avec les mains qu’il prélève… Et pourquoi il en laisse une traîner à l’endroit où il dépose les corps de ses victimes.
Sam sourit.
— C’est sans doute un acrotomophile.
Taylor fronça les sourcils.
— Merde, qu’est-ce que ça veut dire, ça ? Ça a l’air dégoûtant.
— Ça veut dire qu’il est sexuellement attiré par les femmes amputées.
— Oh ! Sam, c’est vraiment…
— Du calme, ce n’était qu’une plaisanterie. La main qu’on a retrouvée hier n’avait pas atteint le niveau de décomposition d’un membre sectionné depuis un mois. Il faut donc penser qu’elle a été congelée. Là aussi, les analyses sont en cours. Allez, sortons d’ici et allons manger un morceau. Je suis affamée.
Elles prirent leur petit déjeuner en échangeant quelques potins, tout en évitant d’évoquer l’affaire. Sam était enceinte et parlait avec exubérance de la naissance imminente de son premier enfant. Leurs conversations, ces derniers temps, tournaient toutes autour du petit être qu’abritaient les entrailles de Sam. Lorsqu’elles eurent achevé pour la énième fois de passer en revue les prénoms possibles, Taylor déposa Sam à son bureau et regagna le sien.
Lincoln avait rassemblé les informations concernant les meurtres précédents, et qui lui venaient forcément de Baldwin, car les photos qu’il avait trouvées étaient des copies estampillées FBI en bas à droite. Le dossier attendait Taylor sur son bureau et elle se mit à l’étudier.
Il ne contenait guère plus d’éléments que ceux que Baldwin lui avait déjà révélés. Le premier meurtre, celui de Susan Palmer, avait eu lieu le 27 avril. Dès que sa disparition avait été signalée, les policiers s’étaient précipités chez elle et avaient découvert une réplique presque identique de ce que Taylor avait vu dans l’appartement de Shauna Davidson. Il n’y avait aucune trace d’effraction, et tous les indices étaient concentrés dans la chambre à coucher. Taylor examina la photo, le lit défait, les taches de sang de part et d’autre du matelas. Les analyses avaient confirmé qu’il s’agissait du sang de Susan Palmer, et on avait trouvé des fibres provenant d’une corde fabriquée industriellement et vendue sous une marque très répandue. Les photos de l’endroit où on avait retrouvé son corps avaient aussi, sinistrement, quelque chose de familier. L’herbe haute dissimulait le cadavre sur les premiers clichés. Des photos en gros plan de ses bras mutilés étaient accompagnées d’agrandissements détaillant les blessures subies. Elle ne put s’empêcher de songer que le photographe gaspillait son talent en travaillant pour la police, tant était impressionnante son habileté à rendre toute l’horreur de la scène.
Elle remarqua un détail troublant sur l’un des clichés. Elle sortit une loupe pour mieux l’examiner. En consultant le rapport, elle trouva le paragraphe qui correspondait à la photo. « Numéro 38, vomi non identifié. » Hum. Elle prit bonne note de cette information et poursuivit son examen.
Elle ouvrit la chemise suivante et son regard fut immédiatement attiré par un portrait de la victime. Jeanette Lernier arborait un grand sourire, elle avait des yeux malicieux. Taylor se dit qu’elle avait l’air d’une fille avec qui elle aurait pu échanger des histoires salaces. Elle semblait pleine de vie. Taylor sortit de sa rêverie et acheva de lire le reste du rapport. Les similitudes avec le précédent étaient stupéfiantes, jusque dans les photos des moignons sanguinolents.
Elle lut attentivement les déclarations des témoins. Les amis et les proches de Jeanette adoraient la jeune femme, aucun doute là-dessus. Mais d’autres personnes interrogées avaient tenu des propos plus désobligeants à son égard, l’accusant de mener une vie trop libre. L’une d’elles avait déclaré qu’elle pensait que Jeanette avait une liaison avec l’un de ses collègues, mais le reste du rapport était silencieux sur ce sujet. Elle se dit qu’il faudrait interroger Baldwin pour savoir pourquoi.
Ayant terminé sa lecture, elle se mit à écrire son rapport sur le meurtre de Jessica Ann Porter. Elle établit une compilation exhaustive des rapports rédigés par les collègues présents à l’endroit où on avait retrouvé le corps de cette dernière. C’était un travail ennuyeux, fastidieux mais nécessaire. Même si le FBI s’emparait de l’affaire et lui ôtait le dossier, elle tenait à faire les choses dans les règles et avec zèle.
Elle passa le gros de la journée à travailler toute seule. Lincoln et Marcus étaient en vadrouille, et Fitz était en train de diriger les recherches entreprises pour retrouver Shauna Davidson, tout en essayant de récolter davantage d’informations sur la disparue. A 17 heures, elle décida qu’elle en avait fait assez pour la journée. Baldwin n’avait pas donné de ses nouvelles mais elle pensait qu’il se manifesterait dans la soirée. Il ne fallait pas qu’elle entrave l’enquête qu’il menait de son côté et qui allait certainement l’occuper à plein temps. Elle emporta son rapport sur le meurtre — au cas où.