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Taylor se réveilla avec détermination. Promptement lavée, habillée et nourrie, elle ramassa sur son perron le numéro du jour du Tennessean et s’affala sur le canapé. Lee Mayfield, une journaliste spécialisée dans les affaires criminelles avec laquelle Taylor ne s’entendait pas bien, avait rédigé un article sur l’affaire du Violeur de la Pluie. Taylor l’avait lu en ricanant. Comme à son habitude, Mayfield se trompait au sujet des détails. Ce n’étaient d’ailleurs pas seulement les policiers qui lui étaient hostiles, la plupart de ses confrères en avaient aussi ras le bol de son incompétence. Elle était réputée pour débarquer à la fin des conférences de presse ou quand tout était emballé sur les lieux d’un crime, copiant la matière de ses articles sur les autres médias plutôt que de faire son boulot correctement.

Taylor ne prit même pas la peine de terminer la lecture de l’article, ni le reste du journal, d’ailleurs. Dégoûtée, elle le jeta par terre et entreprit de s’occuper d’affaires sur lesquelles elle avait quelque prise. Le téléphone portable de Whitney Connolly. Faisant défiler les options, elle trouva la fonction bloc-notes et appuya sur la touche lecture. La voix de Whitney se mit à flotter dans la pièce, énumérant une liste de tâches à accomplir. La dernière de celles-ci était intéressante et Taylor la repassa à plusieurs reprises.

« Parler à Quinn des messages. »

Et c’était tout. Pas de véritable indice, pas de nouvelle piste. Même la dernière phrase ne paraissait pas si importante. Faisait-elle allusion aux courriels ?

Taylor prit son téléphone et appela Quinn Buckley. Quinn répondit à la première sonnerie.

— Quinn ? C’est Taylor. J’ai examiné les effets personnels de Whitney qui ont été retrouvés dans sa voiture, et j’ai récupéré le téléphone portable de votre sœur. Elle avait enregistré un pense-bête sur cet appareil. J’aimerais vous le passer pour que vous me disiez ce que vous en pensez. Vous êtes prête ? C’est parti…

Elle tendit son téléphone portable vers celui de Whitney et repassa le pense-bête. La voix de Whitney résonna comme un coup de feu. Taylor ne pouvait s’empêcher d’en avoir la chair de poule. Elle n’avait pas l’habitude de communiquer avec les défunts. Ça, c’était le boulot de Sam. Elle porta l’écouteur à son oreille et entendit Quinn pleurer doucement.

— Oh ! mince, Quinn ! Je suis navrée. J’aurais dû vous avertir que ce serait sa voix.

— Ça ira, dit Quinn en reniflant dans l’écouteur. Je n’étais pas vraiment préparée à entendre sa voix, comme ça. Il n’y a rien d’autre ?

Taylor secoua la tête et répondit :

— Non, Quinn, rien d’autre. Vous savez à quels messages elle fait allusion ?

— Comment savoir, avec Whitney ? Je devais lui faire imprimer des cartes de correspondance… Il s’agit peut-être de ça. Elle a dû changer d’avis sur l’en-tête ou sur le style… J’espérais qu’on en apprendrait davantage.

— Désolée… Je ne sais pas quoi vous dire. Je continue à me renseigner. Je ne vous aide pas beaucoup.

— Non, Taylor, vous faites de votre mieux. Merci pour votre aide. Nous allons récupérer le corps de Whitney aujourd’hui. La cérémonie aura lieu la semaine prochaine. Il faut que je m’occupe de l’organisation du service religieux, et il faut que j’arrive à joindre mon mari et mon frère. Ils sont tous deux en déplacement. Cela me ferait plaisir si vous pouviez venir aux obsèques.

— Bien sûr. Laissez-moi un message pour m’indiquer la date, l’heure et le lieu. J’y serai.

Elles raccrochèrent et Taylor se sentit mal à l’aise. La sœur de cette femme venait de mourir, son mari était constamment en vadrouille pour affaires et elle n’arrivait même pas à contacter son jeune frère pour pouvoir organiser les obsèques. Pour une privilégiée, elle semblait très seule.

Taylor décida que le mieux serait d’aller au bureau. Elle lia ses cheveux encore humides en une queue-de-cheval, ramassa une canette de Coca Light et ses clés.

Le téléphone sonna au moment où elle s’apprêtait à franchir la porte. Elle posa ses affaires et décrocha. La voix de Baldwin résonna dans l’écouteur comme s’il se trouvait dans la pièce à côté, et elle éprouva un sentiment d’intense solitude. « Ne sois pas si bête, se gronda-t-elle, il va bientôt rentrer. »

— Salut, chéri. Tout va bien, là-bas, en Caroline du Nord ?

— Pour l’instant, aucune disparition n’a été signalée, ce matin. Il y a donc du mieux. Je n’arrive pas à prévoir ce qui va se passer avec ce tueur, et ça me rend dingue.

— Alors, assieds-toi et écris-moi un poème d’amour, le taquina-t-elle. Ça devrait te détendre et te changer les idées… Et te faire penser à moi.

La galéjade fut accueillie par le plus morne silence. Taylor ne se sentit pas exactement blessée, mais un peu vexée quand même. D’ordinaire, Baldwin lui aurait dit des mots tendres. Mais avant qu’elle ne puisse ajouter un mot, il dit d’un ton étonné :

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— Excuse-moi, chéri, je blaguais. Cette histoire de poème me turlupine depuis que j’en ai vu chez Whitney Connolly. Elle avait un petit ami, ou un admirateur, qui lui envoyait des poèmes d’amour par courriel. Et j’en ai lu un ou deux en examinant le contenu de son ordinateur. Rien d’extraordinaire.

Mais Taylor pouvait sentir l’intensité de l’attention que prêtait Baldwin à ses propos.

— Taylor, tu te souviens du contenu de ces poèmes ? Rien de particulier à signaler ?

— Non, je n’ai pas vraiment fait attention. Pourquoi, Baldwin ? Qu’est-ce qui se passe ?

— On n’en a pas encore parlé à la presse, donc je voudrais que tu tiennes ta langue à ce sujet. Le tueur laisse des poèmes chez ses victimes. Des poèmes d’amour. Des classiques de Wordsworth, de Coleridge, de Yeats. Il faut que tu me montres les poèmes que tu as lus sur l’ordinateur de Whitney Connolly.

— Il laisse des poèmes chez ses victimes ? Je ne me rappelle pourtant pas en avoir vu chez Shauna Davidson.

— L’un des subordonnés de Grimes en a trouvé un dans un tiroir. Ils semblent parfaitement anodins et si on ne sait pas quoi chercher, on ne les remarque pas.

— Merde, Baldwin, si tu me l’avais dit plus tôt, je t’aurais transmis ces poèmes hier ! Moi, ça ne m’a pas frappée. J’en ai juste parcouru un ou deux. Je n’y ai vu que des balivernes…

Taylor sentit la tête lui tourner, comme si elle allait se détacher de son corps. Elle adorait ça, la montée d’adrénaline — quand on tombe sur un indice décisif. Les choses avaient plus de sens, désormais. Les messages…

— Baldwin, Whitney essayait désespérément de joindre sa sœur, hier, tu te souviens ? Le pense-bête de son téléphone portable, je l’ai vérifié comme tu me l’avais conseillé. Elle avait pris note qu’il lui fallait joindre sa sœur au sujet de certains messages. On a pensé que c’était quelque chose d’anodin, du genre des cartes de correspondance. Mais on s’est peut-être trompées. Qu’est-ce que tu en penses ?

— Je ne veux pas tirer de conclusions hâtives. Mais je veux que tu retrouves ces poèmes et que tu me les lises, histoire de voir s’ils correspondent à ceux qu’on a trouvés chez les victimes. Le tueur est peut-être un admirateur de Whitney Connolly, qui sait ? Tu as accès à cet ordinateur ?

— Ouais. J’appelle tout de suite Quinn Buckley pour lui demander l’autorisation de retourner chez sa sœur. Je te rappelle dès que je suis en mesure de te les lire.

*  *  *

Baldwin regarda les informations télévisées, afin de connaître l’état de l’opinion publique à l’égard de l’enquête. Les meurtres continuaient d’être le principal sujet : le fait que toutes les victimes étaient liées au milieu médical, la frénésie avec laquelle le tueur multipliait ses crimes — tout cela laissait les commentateurs perplexes et horrifiés. Les ventes d’armes étaient en hausse et les serruriers faisaient de bonnes affaires dans tout le Sud-Est. Très bien. C’est bien connu : plus le public panique, plus les enquêtes avancent. Et comment les journalistes avaient-ils appris tant de détails ? Seuls quelques fonctionnaires du FBI, triés sur le volet, étaient au courant du rapport avec les milieux médicaux. La fuite se situait donc à un haut niveau. Il faudrait qu’il s’occupe tôt ou tard de cet aspect des choses.

Désemparé, Baldwin s’assit quelques instants sur le bord de son lit. Puis une pensée lui traversa l’esprit. Il ouvrit son ordinateur portable et se rendit sur le site de Health Partners. Il avait négligé nombre d’informations, la nuit précédente, mais l’une d’elles lui titillait le cerveau. Il navigua un peu sur le site avant de trouver un menu intitulé « Contactez-nous ». Il l’activa et tomba dessus : le siège social de Health Partners était situé à Nashville.

Il continua à parcourir le site mais ne trouva pas d’autre information intéressante. La société devait avoir une liste de ses cadres et employés, mais elle n’était pas disponible en ligne. Pas grave, c’était une information qu’un simple coup de fil pouvait lui fournir.

Il composa le numéro indiqué sur le site de Health Partners pour les contacts téléphoniques. Une agréable voix à l’accent sudiste lui répondit, mais Baldwin s’aperçut rapidement que ce n’était qu’un service de messagerie vocale. Merde, il avait espéré tomber sur une secrétaire. L’automate lui proposa de taper zéro pour obtenir une personne en chair et en os, et c’est ce qu’il fit. De la musique d’ambiance se fit entendre dans l’écouteur. Il y avait décidément quelque chose d’affreux dans un morceau d’Aerosmith joué au synthétiseur. Le hard rock de Dude (Looks Like a Lady) ne fonctionnait pas très bien comme musique d’ascenseur.

Au bout de quelques minutes, la musique s’interrompit et une vraie voix vint au bout du fil.

— Health Partners. Je peux vous aider ?

Il se racla la gorge et répondit sans se perdre en amabilités :

— Oui. Je suis l’agent spécial John Baldwin du FBI. J’ai besoin de me procurer l’organigramme de votre société.

— Il y a un problème, monsieur ?

Formidable : il avait réussi à tomber sur quelqu’un que n’impressionnaient ni son statut ni sa voix de flic.

— Non, madame, il n’y a pas de problème, mais j’ai besoin d’en savoir plus sur vos employés. Vous pouvez me renseigner ?

— Oui, c’est possible. Mais pourquoi le FBI s’intéresse-t-il à nous ? Faisons-nous l’objet d’une enquête ? Je crois que je ferais mieux de vous passer Louis Sherwood, notre directeur général. Il devrait être en mesure de satisfaire votre requête. Ne quittez pas.

La musique d’ambiance reprit de plus belle — cette fois c’était le Rock You Like a Hurricane des Scorpions qui était allègrement édulcoré. Baldwin laissa échapper un petit rire. Le type qui avait eu l’idée de transformer des standards du hard rock en mélodies suaves était vraiment fou à lier.

Il lui semblait qu’il patientait depuis une heure — en réalité sans doute pas plus de cinq minutes — lorsqu’une nouvelle voix se fit entendre dans l’écouteur.

— Je suis Louis Sherwood. En quoi puis-je vous être utile, agent Baldwin ?

— Voilà, monsieur : j’aimerais obtenir certaines informations sur vos cadres, en particulier ceux qui se déplacent beaucoup. Je participe à une enquête et le nom de votre société est apparu comme étant en rapport avec cette enquête. Accepteriez-vous de me fournir certains renseignements ?

Sherwood n’hésita pas.

— C’est au sujet de l’Etrangleur du Sud, hein ?

— Oui, monsieur, il s’agit bien de l’enquête que je mène. Vous êtes au courant de cette affaire ?

La question était idiote, et il le savait. Tous les gens qui avaient la télévision ou un autoradio, la planète tout entière avaient entendu parler de l’Etrangleur du Sud. Telles étaient les vertus des médias modernes.

— Je suis au courant et je suis content que vous nous ayez contactés. Je crois savoir que trois des victimes étaient au service de notre société, à des postes différents. Je crois que cela mériterait une conversation de vive voix, pas vous ?

Baldwin appréciait cette disposition à coopérer — dans cette ténébreuse affaire, tout ce qui pouvait apporter un peu de lumière avait de l’importance.

— Absolument, monsieur. Quand est-ce qu’on peut se voir ?

— Quand vous voudrez. Vous êtes en ville ?

— Non, monsieur. Je me trouve actuellement en Caroline du Nord. Mais je compte rentrer à Nashville aujourd’hui. On peut donc se rencontrer au plus vite, si rien d’inattendu ne me retient par ici.

Comme l’enlèvement d’une nouvelle victime, par exemple.

— Rentrer à Nashville, dites-vous ? Vous avez des attaches dans notre ville ?

— Oui, en fait, j’y habite. Je travaille à l’agence locale du FBI mais je participe à des enquêtes dans tout le pays, au besoin. Je peux rentrer à Nashville en fin d’après-midi. Vous serez disponible à ce moment-là ?

— Je vous attendrai. Vous avez besoin que je vous indique comment venir ici ?

Baldwin nota les indications et remercia Sherwood. Cela lui faisait du bien de faire du travail de police à l’ancienne — cela le changeait des cadavres gisant dans la nature et des autopsies. Il lui fallait prendre connaissance des poèmes qu’avait trouvés Taylor, puis il serait temps de revenir à Nashville. Il se dit qu’il pouvait aussi bien louer une voiture plutôt que de reprendre l’avion. Grimes devait rester à Asheville, de toute façon, pour assister à l’autopsie de Christina Dale et superviser les autres aspects de l’enquête sur place. Baldwin avait besoin d’accorder un peu de temps à la réflexion, et les quatre heures de trajet entre Asheville et Nashville lui en offriraient l’occasion.

Il appela Grimes, lui annonça ses intentions et lui parla de son rendez-vous avec Louis Sherwood. Grimes se montra enthousiaste et demanda à Baldwin de le tenir au courant. Baldwin ne lui parla pas des poèmes que Taylor avait trouvés parmi les courriels de Whitney Connolly. Il se dit qu’il valait mieux avoir confirmation de leur importance avant.

Après avoir raccroché, Baldwin appela la réception de son hôtel et demanda à l’employé de lui louer une voiture. Ce dernier lui répondit qu’il aurait plus vite fait de s’en occuper lui-même, l’agence de location étant juste en face de l’hôtel. Il l’admit bien volontiers et rendit les clés de sa chambre. Moins de dix minutes plus tard, il était au volant d’une voiture et roulait vers sa ville.