Jamais Taylor ne s’était réveillée avec une telle gueule de bois. Elle se souvenait vaguement de la soirée de la veille, passée à pleurer dans sa bière, et plus tard dans son verre de whisky. Le whisky avait été une erreur. Elle détestait ce breuvage qui avait un goût de bois de chauffage trempé dans de l’alcool à brûler et lui donnait l’impression de mâcher des copeaux. Elle avait vomi presque aussitôt après en avoir bu. C’est là que Sam avait décidé que Kat les suivrait jusque chez Taylor dans la voiture de cette dernière. Le trajet avait été court et Sam avait mis Taylor au lit. Elle s’était réveillée avec un mal de crâne terrible, nauséeuse et tenaillée par un sentiment de danger qui obscurcissait toutes ses pensées. Puis elle se souvint de sa situation et vomit de nouveau.
Après sa brève conversation avec Baldwin, elle avait réussi à se doucher et à se préparer pour aller travailler. Elle couvrit ses yeux d’une paire de Maui Jim à verres fumés pour les protéger de l’éclat insoutenable du soleil. Pourquoi la lumière du soleil était-elle aussi intense, en ce début de matinée, qu’il l’était habituellement à son zénith ? Elle était sûre de ne l’avoir jamais vu briller avec tant de cruauté.
Elle ouvrit la porte de sa Xterra et se hissa à l’intérieur en grimaçant. Elle se cala dans son siège, alluma la radio et choisit Lucy, sa station de rock alternatif préférée. Elle régla le volume à un niveau supportable et se perdit dans la musique.
Elle avait maintes fois essayé de déterminer le moment exact où elle était devenue amoureuse de Baldwin. C’était la vulnérabilité du personnage qui l’avait séduite, au début. Elle avait senti sa détresse intérieure au premier instant où elle l’avait vu. Elle en avait perçu le reflet dans son propre cœur. Etait-ce un coup de foudre ? Etait-ce depuis que leurs mains s’étaient frôlées pour la première fois ? Elle avait été attirée par cette âme tourmentée, y cherchant son propre salut en tentant d’aider Baldwin à trouver le sien.
Elle se reprit, laissant là sa rêverie. Sa migraine commençait à s’atténuer. Baldwin… C’était son homme, à présent. Il l’étreignait entre ses bras puissants, passait la main dans ses cheveux, lui chuchotait dans l’oreille en caressant son corps. Et elle se laissait faire. Mais voilà qu’elle allait, en plein bonheur, tout gâcher. Elle porta ses mains à son front tandis qu’une vague de nausée l’envahissait. Et merde…
Elle mit la voiture en prise et roula vers West End, en essayant de se concentrer sur les nouvelles qu’elle avait reçues, mais n’y parvint pas. Elle se sentait différente, ce matin-là, mais elle attribua cette étrange sensation à sa gueule de bois phénoménale. Elle jeta un coup d’œil au rétroviseur intérieur et s’adressa à elle-même un sourire en coin. Elle se pencherait sur sa vie plus tard. Quand elle n’aurait plus l’impression que sa tête allait exploser.
Elle se faufila dans le flot des voitures de West End et arriva aux abords de Belle Meade. Avant d’être complètement ivre, elle avait promis à Sam de la retrouver au Starbucks.
Taylor pénétra dans le parking et gara son 4x4. Se frayant un chemin parmi les lycéennes en jupes vertes, socquettes blanches et chaussures Birkenstock qui peuplaient la terrasse, elle parvint jusqu’à la porte. Un vieux monsieur, porteur d’un plateau de tasses de café, lui tint gentiment la porte avec son derrière. Son éducation sudiste remonta à la surface et elle lui adressa un large sourire. Il lui rendit son sourire d’un air un peu gêné. Taylor, quand elle souriait ainsi, pouvait attendrir l’homme le plus endurci. Elle repéra Sam qui s’était installée dans un coin douillet dans un fauteuil bien rembourré, devant une petite table de verre chargée de boissons, de petits pains à la cannelle, d’une tranche de gâteau au citron nappé de sucre et d’un unique muffin au son. Taylor lâcha un petit rire. La grossesse de Sam l’avait transformée en une incorrigible gourmande — elle avalait goulûment toutes les sucreries qui passaient à sa portée.
— Voilà la femme que tous les hommes désirent et que toutes les femmes voudraient être. Assieds-toi avant que ton café au lait ne refroidisse, ma fille.
— Je ne me sens pas très désirable, ce matin. Je ne me sens vraiment pas bien.
— Ouais, tu n’as pas l’air dans ton assiette, ce matin. Jolies lunettes de soleil, quoique.
Taylor se pencha pour embrasser Sam. Elle dévisagea son amie, se demandant jusqu’où elle avait pu aller la veille. Sam n’avait pas l’air troublée et Taylor se détendit avant de s’affaler dans un fauteuil en velours vert.
Elle tendit la main vers son café au lait et entendit des sirènes retentir non loin de là. Elles devenaient de plus en plus fortes et elle se demanda, avec une pointe d’anxiété, si ce vacarme signifiait qu’elle allait être appelée sur les lieux d’un crime.
— Tu entends ça ? J’espère que ce n’est rien de grave.
— Ouais, sans doute une riche bonne femme de Belle Meade qui a vu une souris dans sa cuisine.
Elles éclatèrent toutes deux de rire — c’était si facile pour elles de se moquer de l’élite sociale de Nashville et de faire semblant de ne pas venir, elles aussi, d’un quartier résidentiel huppé. Après avoir bien ri, Taylor s’aperçut que Sam était sur le point de lui annoncer une nouvelle. Elle comprit tout de suite de quoi il retournait.
— Je suis allée chez le médecin ce matin, pour l’échographie.
— Oooh ! Alors, ils t’ont dit ce qui t’attendait ?
L’excitation de Sam était contagieuse depuis qu’elle attendait de passer cette échographie pour connaître le sexe de son bébé. Simon, le mari de Sam, avait refusé de le connaître à l’avance mais Sam avait fini par le faire fléchir.
— Eh bien, d’une certaine façon. Il y a toutes les chances pour que ce soit une fille.
Taylor ne put contenir un sourire, se demandant si cette enfant allait être un garçon manqué comme sa mère. Elle faillit ne pas entendre la phrase que prononça Sam ensuite :
— Et il y a aussi une bonne chance pour que ce soit aussi un garçon.
Taylor resta silencieuse un instant, le temps de comprendre le sens de cette précision.
— Des jumeaux ? Des jumeaux ! Oh ! mon Dieu, Sam, tu ne perds pas de temps, toi ! Une famille complète du premier coup ! Simon doit être dans tous ses états…
— En effet, mais il est content. Il m’a dit qu’on pouvait arrêter de se creuser la tête à propos du prénom. Selon lui, on n’a qu’à les appeler numéro un et numéro deux, et qu’on n’en parle plus ! Je lui ai fait remarquer que ça avait un petit côté bébé éprouvette, mais il m’a ri au nez.
Simon Loughley possédait l’unique laboratoire de police scientifique de Nashville, Private Match. Les services qu’il proposait étaient en effet très discrets. Très chers aussi. La police de Nashville avait eu recours à l’expertise de cette société dans le cadre d’affaires complexes ou urgentes.
Sam continua à babiller, au grand plaisir de Taylor. Elle savait que Sam voulait un enfant et qu’elle était encore plus contente d’en attendre deux d’un coup. Il était trop tôt pour que les médecins soient certains du sexe des bébés, mais le second battement de cœur avait été exceptionnellement sonore. Taylor pouvait aussi discerner de l’appréhension dans le regard de Sam. S’occuper de deux nouveau-nés plutôt que d’un seul allait constituer un défi plus difficile. Mais Taylor savait que Sam allait être une mère merveilleuse. Elle se demanda si elle aussi pourrait l’être, mais repoussa bien vite cette pensée.
—… Alors j’ai dit au médecin que c’était bien fait pour moi, à force d’utiliser la pilule du lendemain depuis tant d’années. Quand les ovules ont vu qu’ils pouvaient enfin sortir, ils sont venus en masse. C’est bizarre, mais je sens que j’attends à la fois un garçon et une fille.
Taylor se pencha vers Sam pour l’embrasser doucement.
— Tout va bien se passer, ma belle. On va faire une de ces noubas pour fêter ça.
Sam la regarda dans les yeux, cherchant à y découvrir que Taylor avait bien pris la mesure de sa propre situation. A point nommé, le téléphone de Taylor se mit à sonner, lui donnant un prétexte pour détourner son regard. Elle ouvrit le téléphone en grand et fixa un point à gauche de l’épaule de Sam.
— Taylor Jackson à l’appareil.
Elle commença immédiatement à se dandiner dans son fauteuil.
— Bonjour, docteur Gregory. Non, tout va bien.
Elle resta silencieuse un moment. Puis un autre.
— Vous êtes sûr ?
La légèreté qui imprégnait sa voix attira l’attention de Sam. Taylor arborait un large sourire.
— Merci. Pas vraiment. Merci.
Elle raccrocha en se mordillant la lèvre.
— Bonnes nouvelles ? demanda Sam.
Taylor se cala dans son fauteuil.
— Apparemment, l’infirmière avait mélangé des résultats d’analyse. C’est une femme dont le nom de famille est Taylor qui est enceinte. Pas moi.
— Je me disais bien que tu n’avais pas l’air enceinte.
— Et tu ne me l’as pas dit ? J’aurais volontiers entendu ce genre de doutes hier soir.
Taylor ne savait pas si elle devait en rire ou en pleurer. Mais le soulagement qu’elle ressentait était immense. Le moment n’était pas encore venu pour elle et Baldwin de fonder une famille. Plus tard, peut-être, qui aurait su le dire ?
Sam, à sa manière très apaisante, se mit à caresser le bras de Taylor. Elle n’avait pas besoin de prononcer le moindre mot.
Au bout d’un long moment, Taylor voulut dire quelque chose, mais à l’instant où elle ouvrit la bouche, le bipeur de Sam se mit à sonner. Elle le décrocha de la bandoulière de son sac, lut ce qui venait de s’y inscrire et sortit vivement son téléphone portable. En pianotant sur les touches pour composer un numéro, elle cessa d’être la future maman enthousiaste et retrouva vite les manières du médecin légiste. Elle raccrocha en secouant la tête.
— Merde, il faut que je file. Un accident de la circulation mortel à l’entrée du Belle Meade Boulevard. C’était pour ça, les sirènes. Tu veux venir ?
— Oui, pourquoi pas ? Je n’ai rien d’autre à faire en attendant d’être contactée par Lincoln et Marcus.
Les deux femmes se levèrent promptement et jetèrent leurs détritus dans la grande poubelle en acier qui trônait à l’entrée du café. Elles se dirigèrent vers leurs véhicules respectifs. Sam cria :
— Suis-moi !
Puis elle s’engouffra dans sa BMW 330Ci argentée, flambant neuve — le cadeau de mariage que venait de lui offrir Simon.
* * *
La scène de l’accident était aussi épouvantable que l’avait laissé prévoir la frénésie des sirènes. Des draps recouvraient les victimes, le sang coulait sur le trottoir, des débris épars de verre et d’accessoires automobiles jonchaient la chaussée. Une poupée gisait misérablement au milieu de la rue sous un amas de verre Securit.
Taylor était émerveillée par la capacité qu’avait Sam à passer de sa vie normale à son travail. Elle aboyait des ordres, regardait sous les draps, se mouvait dans ce chaos comme un cygne sur un lac paisible. En tant que médecin légiste, son boulot consistait à faire face au chaos et au carnage, mais elle agissait avec une telle douceur que tout parut maîtrisé moins d’une minute après son arrivée sur place. Taylor s’assit sur le capot d’une voiture de patrouille, tâchant de ne pas gêner les opérations de secours. Ce n’était pas son affaire et le grand nombre de secouristes qui s’activaient rendait superflue son intervention.
Sam vint la rejoindre, le visage un peu livide.
— Ça va bien ? demanda Taylor, inquiète.
Sam secoua la tête et haussa les épaules.
— Moi, ça va. Mais cet accident est terrible. La femme au volant de la X5 a percuté l’Audi comme un char d’assaut. Les occupants de l’Audi ont été tués sur le coup. Le permis de conduire nous apprend que le nom de la mère était Tina Young. On a trouvé les prénoms des enfants en fouillant dans leurs cartables. Meredith et Jason. En âge d’aller à l’école primaire… C’est vraiment horrible. La mère a été décapitée. Au moins, je pourrai dire à la famille qu’elle n’a pas souffert. Je crois qu’elle ne s’est même pas rendu compte de ce qui lui arrivait.
— Et la fille de la X5, c’est qui ? Je me demande pourquoi tout le monde veut rouler en BMW dans cette ville. On dirait que je suis la seule personne à ne pas en avoir une.
— T’as fini ? Bien. La conductrice de la X5 était Whitney Connolly. Pas de ceinture de sécurité. Elle a été projetée au-dessus de l’airbag et à travers le pare-brise.
Taylor était sous le choc.
— Whitney Connolly, la journaliste de Channel Five ?
— Ouais.
— Oh ! Sam, cet endroit va bientôt grouiller de journalistes. Je peux me rendre utile ?
— Essaie de détourner leur attention pendant que je m’occupe de la faire évacuer, d’accord ? Si les gens de Channel Five se pointent ici, ils vont certainement reconnaître sa voiture.
— Tu veux que je me taise ou tu préfères que je leur confirme que c’est bien elle ?
Sam regarda la scène un instant avant de répondre :
— Tu peux révéler son identité, mais seulement aux gens de Channel Five. Ils ont besoin de le savoir le plus vite possible. Mais sois discrète.
Elle revint vers le lieu de l’accident pour faire couvrir les corps de bâches jaunes.
Taylor traversa la rue. Des policiers en uniforme avaient déjà bouclé les accès. Personne ne pouvait passer, sauf les camionnettes des télés. Et elles étaient déjà en vue. Taylor fut soulagée de constater que la première était celle de Channel Five, avant de se souvenir que c’étaient les journalistes de cette chaîne de télé qui étaient au courant de l’identité de la dernière victime du Violeur de la Pluie. Eh bien, il valait mieux pour eux qu’ils ne l’interrogent pas là-dessus. Au pire, elle leur ferait un brin de causette pour tenter de les convaincre de ne pas divulguer cette information. Elle leur fit signe de la rejoindre sur le bord de la route.
Elle reconnut la reporter et son cameraman. Heureusement, ce n’était pas la petite Edith. Mais Taylor avait déjà eu affaire à cette journaliste, laquelle s’était montrée presque aussi odieuse. Elle savait qu’elle devait agir vite pour les empêcher de se précipiter vers les victimes sans faire attention à elle. Elle fit signe au conducteur d’ouvrir sa vitre et glissa sa tête dans l’habitacle de la camionnette.
— Tommy, Stacy, ça fait plaisir de vous voir.
— Depuis quand ça vous fait plaisir de nous voir, lieutenant ? Et pourquoi êtes-vous ici ? Je croyais que ce n’était qu’un simple accident de voiture.
Stacy Harper était une fausse blonde à lunettes en écaille carrées, qui parlait avec un accent du Nord prononcé. C’était une transfuge de Channel Two, qui avait rejoint Channel Five depuis un an. Elle connaissait bien Nashville, mais Taylor la trouvait désagréable. Selon certaines rumeurs, elle avait une liaison avec un membre de l’équipe de football américain des Tennessee Titans, ce qui ne surprenait personne. Elle avait suffisamment de piquant pour faire tomber tous les mâles à ses pieds.
— C’est bien un accident de voiture, mais il faut que je vous dise quelque chose…
Stacy et son cameraman commençaient à s’impatienter, prêts à dégainer leur caméra et à se mettre à filmer les séquences destinées à illustrer le reportage. Plus ils pouvaient filmer d’horreurs, plus ils seraient contents.
— Quoi donc, lieutenant ? Il faut qu’on se mette à filmer au plus vite pour que ça passe aux infos de midi. Vous avez quelque chose à dire sur le Violeur de la Pluie ?
— Laisse tomber, Stacy. Ne te disperse pas. Whitney Connolly est impliquée dans cet accident. Sa X5 a percuté une autre voiture, tuant ses trois occupants.
Les yeux de Stacy se mirent à luire un instant. L’immédiateté était le principe actif du jeu médiatique. Et rien ne valait un scandale pour accroître les taux d’audience.
— Alors vous allez l’arrêter pour homicide involontaire ? Elle était ivre ? Il faut que j’appelle mon producteur, il va sauter au plafond.
Elle entreprit de sortir son téléphone portable, mais elle lut quelque chose dans le regard de Taylor et interrompit son geste. Elle comprenait enfin la situation.
— Non, c’est une blague, elle n’est pas…
— Si, elle est morte. Je crois donc qu’il faut que vous appeliez votre producteur. Nous vous disons ça pour que vous puissiez prévenir les responsables de la chaîne avant de faire ce pour quoi vous êtes venus.
Tommy et Stacy échangèrent un long regard. La journée s’annonçait compliquée. Ils réagirent enfin, passèrent à l’arrière de leur camionnette et se mirent à donner des coups de fil.
Taylor s’éloigna de la camionnette au moment où celle de Channel Four s’approchait à son tour du lieu de l’accident. Elle aperçut un autre véhicule du même type qui arrivait de West End. Elle fit signe à Stacy et à Tommy de se dépêcher et se dirigea vers la camionnette de Channel Four.
Dès que celle-ci fut garée, Taylor comprit que ses occupants étaient au courant de ce qui se passait. Laura McPherson, la jolie brunette dotée de ce que Taylor estimait être un des plus hauts quotients intellectuels de sa profession, sortit de son véhicule et alla droit sur elle. Taylor rassembla ses forces pour l’affrontement.
— Est-il vrai que Whitney Connolly a trouvé la mort dans cet accident ?
Taylor n’en revenait toujours pas de voir à quelle vitesse les nouvelles circulaient dans cette ville. Elle commença à former un « pas de commentaire » avec ses lèvres lorsque Laura lui tendit une main grande ouverte.
— On n’est pas là pour filmer. Détendez-vous, lieutenant. On a entendu dire que Whitney était morte ainsi que trois autres personnes. C’est une des secouristes qui m’a tuyautée en me disant qu’elle avait cru reconnaître Whitney avant qu’elle soit couverte d’une bâche.
Taylor examina Laura. Jeune, intelligente, aussi ambitieuse que pouvait l’être une journaliste — et pourtant cette fille ne l’avait encore jamais doublée. C’était un cas rare et, même si Taylor ne poussait pas la naïveté jusqu’à croire qu’elle ne la trahirait jamais, elle la respectait pour n’avoir jamais déformé une de ses déclarations ou saboté une de ses enquêtes. Taylor savait que ses collègues partageaient son opinion. Les policiers savaient distinguer les journalistes dignes de confiance de ceux à qui il fallait éviter de donner trop de détails. Laura avait toujours été correcte dans ses reportages et n’avait jamais mis de flic en mauvaise posture.
— Bon, d’accord. C’est bien parce que c’est vous. Whitney Connolly est morte, en effet. Qu’est-ce que vous allez faire, maintenant ?
Laura la dévisagea.
— Parler à mon producteur, bien sûr. Whitney était une icône, à Nashville. Nous allons faire une compilation de ses meilleurs reportages pour lui rendre hommage. Je ne m’en ferais pas trop, si j’étais vous, à propos des autres journalistes. Les caméras vont rester éteintes. Par respect pour notre consœur, vous voyez le genre ?
— Pourquoi ne vous comportez-vous pas toujours comme ça, vous autres ?
— Allez, lieutenant, vous savez bien ce qu’il en est. Nous ne voulons pas choquer les téléspectateurs. En outre, ce n’est pas bien de vouloir capitaliser sur la mort de Whitney. Je l’admirais, figurez-vous.
Sur ces mots, Laura disparut dans sa camionnette. D’autres arrivaient, toute la cohorte des chaînes locales d’ABC, de CBS, de NBC et de Fox. Mais tous ces journalistes ne faisaient montre d’aucune activité. Pas d’antennes satellites qui se dressaient vers le ciel, ni de câbles qu’on déroulait. Personne n’était en train d’écrire un article. Ils faisaient corps, oublieux des rivalités professionnelles, pleurant la perte de l’une des leurs. Une sorte de cortège funèbre imprévu à West End. « C’est comme nous, songea Taylor. Quand un flic se fait descendre, c’est ce qu’on fait. On oublie toutes les animosités, les peurs et les haines. On porte le deuil tous ensemble. La plupart du temps. » Elle n’aurait jamais imaginé que les gens des médias puissent réagir de la même façon.
Dieu merci, aucun de ces journalistes ne réclamait d’informations sur le Violeur de la Pluie. Ils étaient trop choqués pour tirer profit de l’opportunité, pour une fois. Taylor s’éloigna de ce groupe endeuillé et revint vers Sam. Elle trouva que son amie avait encore l’air pâle et se dit qu’elle-même ne devait pas être très pimpante non plus. La montée d’adrénaline était passée et la gueule de bois reprenait ses droits. Elle se sentit soudain très fatiguée. En arrivant à hauteur de Sam, elle voulut poser un bras sur l’épaule de son amie, pour la réconforter, mais recula promptement en découvrant une tache de sang sur la manche de Sam.
— Tu as du sang sur ta veste.
Sam regarda sa manche d’un air surpris.
— Hum. Je suis vraiment maladroite. Bon, ben, ça se lave. Comment ça se passe, avec les journaleux ?
— Ils sont effondrés. Pas de photos, pas de films. Ils sont sous le choc. La plupart d’entre eux se demandent comment traiter le sujet sans se mettre toute la ville à dos. En fait, ils ne se comportent pas comme des vautours, ce qui n’est déjà pas mal. Pas besoin de s’inquiéter pour eux.
Sam lui adressa un sourire.
— Merci, Taylor. Tu es vraiment épatante. Il faut que j’aille à l’institut médico-légal. Toi, ça va mieux ?
— Bof… Il faut que je file au bureau. Et que je prenne un ou deux cachets d’aspirine. J’espère que mes adjoints auront résolu tous les problèmes du jour, que je puisse piquer un petit somme.
— Tous les hommes sont à tes pieds et tu as si peu de temps à leur accorder. Embrasse Baldwin de ma part.
Sam lui pressa le bras doucement avant de s’éloigner.