La Source et le Buisson

 

La condamnation de Yahweh est formelle et irrévocable : Moïse qui a conduit les Hébreux quarante années durant dans le désert vers la Terre Promise de Canaan mourra sur le mont Nébo en vue de cette terre où il ne posera pas le pied.

André Chouraqui dans son monumental ouvrage sur Moïse{2} laisse éclater son étonnement : « Depuis des siècles les rabbis s’interrogent sur cette décision mystérieuse à leurs yeux : comment le meilleur des fils d’Israël, le plus grand des prophètes, l’unique annonciateur de la Thora dans les dramatiques face à face du Buisson ardent et du Sinaï, a-t-il pu être ainsi traité par le divin maître de toute justice ? »

L’explication traditionnelle de cette disgrâce de Moïse paraît si dérisoire qu’on est tenté de la passer sous silence. Il faut y prendre garde pourtant, car elle contient la clef du problème.

Une fois de plus les Hébreux se révoltent contre Moïse, car ils manquent d’eau cruellement : « “Pourquoi nous avoir fait sortir d’Egypte pour nous mener dans ce désert ? Ce n’est pas un lieu où l’on puisse semer, et il n’y a ni figuier, ni vigne, ni grenadier, ni même d’eau à boire.” Moïse se tourne vers Yahweh qui lui dit : “Prends le bâton… tu feras sortir l’eau du rocher et tu donneras à boire au peuple et à son bétail.” Moïse rassemble le peuple et monte sur le rocher. Il le frappe deux fois de son bâton et l’eau en jaillit. Alors Yahweh dit à Moïse et à Aaron : “Parce que vous n’avez pas cru en moi, pour me sanctifier aux yeux des enfants d’Israël, vous ne ferez pas entrer le peuple dans le pays que je lui donne.” » (Nombres XX).

Pour la tradition scolaire, ce serait ainsi ce second coup de bâton qui aurait trahi le manque de confiance de Moïse dans le pouvoir et la parole de Yahweh, et déchaîné la colère divine.

Ce qu’il faut retenir de cette interprétation, c’est le rôle de la source miraculeuse dans la disgrâce de Moïse. On se souviendra que Moïse veut dire « sauvé des eaux », et que le prophète n’a cessé d’avoir avec l’élément liquide des relations dramatiques. Sa mission a commencé quand le Buisson ardent apparut sur le mont Horeb, la montagne de Dieu. Yahweh lui parle du centre du Buisson, et lui ordonne de délivrer les Hébreux, esclaves des Égyptiens.

Dès lors on ne cessera de rencontrer une opposition fondamentale entre le Buisson et la Source. Il faut choisir. Le Buisson ardent ne peut être qu’éteint par la source. Mais la source, c’est la vie humaine, celle des femmes, des enfants, des bêtes et des champs. Moïse va être tiraillé entre ces deux termes. Quand les Hébreux arrivent dans le désert du Sinaï, Yahweh leur dit : « Je vous ai portés sur des ailes d’aigle et amenés vers moi. Maintenant si vous écoutez ma voix et si vous gardez mon alliance, vous serez mon peuple particulier parmi tous les peuples, car toute cette terre est à moi, et vous serez pour moi un peuple de prêtres et une nation sainte. » (Exode XIX).

Mais il y avait là un malentendu dramatique, car les Hébreux n’étaient nullement disposés à devenir ce peuple de saints anachorètes installés pour toujours dans le désert, pays de Dieu. Ils rêvaient d’une « Terre Promise où coulent le lait et le miel ». Entre la source avec ce lait et ce miel, et le Buisson ardent, il y a toute la distance qui sépare le profane et le sacré. Yahweh semble ignorer le peu de vocation des Hébreux pour la sainteté qu’il leur promet. Entre eux et Lui s’interpose Moïse constamment déchiré par cette contradiction. Yahweh et Moïse se jouent un drame amoureux. Yahweh aime Moïse et s’exaspère de ces histoires de source, de lait et de miel. Après quarante ans de tergiversations – onze jours de marche auraient suffi pour passer d’Egypte en pays de Canaan –, il laisse aller les Hébreux en Terre Promise. Du moins gardera-t-il Moïse avec lui. Sur le mont Nébo, en vue de la Terre Promise, il le fait mourir d’un baiser de sa bouche, et il l’enterre lui-même : « Aucun homme n’a connu son sépulcre jusqu’à ce jour » (Deutéronome XXXIV).

On ne donnerait pas une idée fausse de l’opposition entre Ancien et Nouveau Testament en disant que la révolution chrétienne a consisté à choisir la source contre le Buisson. Moïse avait reçu l’onction prophétique du Buisson ardent. Jésus a passé quarante jours dans le désert, mais il n’y a rencontré que Satan et ses tentations. Il commence son ministère par son baptême dans le Jourdain. Dès lors les sources, les fontaines et les puits ne cesseront de jalonner sa marche.

CITATION

Il vint donc vers une ville de la Samarie, dite Sychar, près du domaine que Jacob avait donné à son fils Joseph. C’est là qu’était le puits de Jacob. Jésus donc, fatigué du voyage, se tenait assis tout simplement sur le puits. C’était environ la sixième heure. Une femme de la Samarie vint pour puiser de l’eau. Jésus lui dit : « Donnez-moi à boire », car ses disciples s’en étaient allés à la ville pour acheter des vivres. La femme samaritaine lui dit : « Comment vous qui êtes juif me demandez-vous à boire, à moi qui suis une femme samaritaine ? » – Les Juifs en effet n’ont pas de commerce avec les Samaritains. Jésus lui répondit : « Si vous connaissiez le don de Dieu et qui est celui qui vous dit “Donnez-moi à boire”, c’est vous qui lui auriez demandé et il vous aurait donné de l’eau vive ». Elle lui dit : « Seigneur, vous n’avez rien pour puiser, et le puits est profond. D’où auriez-vous donc de l’eau vive ? Seriez-vous plus grand que notre père Jacob qui nous a donné le puits, et en a bu lui-même ainsi que ses fils et ses troupeaux ? » Jésus lui répondit : « Quiconque boit de cette eau aura encore soif, mais celui qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif. Bien plus, l’eau que je lui donnerai deviendra en lui une source d’eau jaillissante pour la vie éternelle. »

Évangile selon saint Jean IV