Le maître et le serviteur

 

La supériorité officielle du maître sur l’esclave se traduit d’abord en termes matériels. Le maître commande. Il est riche, puissant, bien habillé, bien nourri. Et la situation matériellement inférieure de l’esclave peut entraîner un avilissement de son âme. Sous l’influence de sa condition, il peut devenir « servile », c’est-à-dire bassement flagorneur, menteur, voleur, etc. Cette bassesse d’âme, le maître ne manquera pas de l’invoquer pour justifier ses propres avantages, comme si la condition servile était la conséquence – et non la cause – d’un caractère servile.

Mais dans bien des cas l’esclave ou le serviteur manifeste des qualités que son maître ne possède pas. Il y a évidemment celles qui font de lui un « serviteur modèle » : dévouement, probité, sobriété, etc. On évoquera ici la « servante au grand cœur ». Pour le roman, le théâtre et l’opéra, le couple maître-serviteur est à coup sûr plus important encore que le couple des amoureux. Et c’est sur la scène que le thème de la supériorité du serviteur sur le maître est pleinement exploitée.

Cela commence par le couple Épictète-Épaphrodite. Épictète, philosophe stoïcien, était l’esclave d’Épaphrodite, affranchi de Néron. La légende raconte que son maître lui serrait la jambe, un jour, dans un appareil de torture. « Tu vas la casser », dit tranquillement Épictète. Et la jambe étant en effet fracturée, il ajoute : « Ne te l’avais-je pas dit ? » Dans le couple Don Quichotte-Sancho Pança du roman de Cervantès (1605-1615), Sancho Pança incarne le bon sens populaire à côté de la folie héroïque de Don Quichotte. Il est naïf et rusé, égoïste et dévoué. Il suit son maître pour le protéger et se laisse peu à peu gagner par ses rêves.

Le couple formé par Don Juan et Leporello dans les comédies et les opéras où ils apparaissent après la pièce originelle de Tirso de Molina (1630), ou celui d’Almaviva et de Figaro dans la comédie de Beaumarchais (1775) et l’opéra de Mozart (1786) est loin d’atteindre la même profondeur. Mais la Révolution française approche. Almaviva est un aristocrate qui ne s’est donné que la « peine de naître », et le couple possède une dimension politique nouvelle.

Le Vendredi du roman de Daniel Defoe, Les Aventures de Robinson Crusoé (1719), ajoute au personnage classique du serviteur une signification humaine supérieure. D’abord Robinson sauve la vie de Vendredi qui lui en sera toujours reconnaissant. Ensuite Robinson s’efforce d’inculquer à Vendredi les vérités de sa religion et de sa civilisation qui sont pour lui des absolus. Leurs relations prennent ainsi valeur d’adoption et de catéchèse.

Cette profondeur de la relation maître-serviteur ne se retrouvera – mais dans un sens bien différent – que dans le Faust de Goethe (1808). Car si Méphisto devient par contrat signé le serviteur de Faust, c’est un serviteur surhumain, puisqu’il est le Diable en personne. Dès lors l’exécution des ordres de Faust par Méphisto s’accompagne d’une lutte entre Dieu et Satan dont l’enjeu est l’âme de Faust.

CITATION

L’or est le meilleur des serviteurs et le pire des maîtres.

Proverbe