Le vertébré et le crustacé
Contre les agressions extérieures, l’être vivant a le choix entre la légèreté – qui favorise l’esquive et la fuite – et la sécurité d’une cuirasse et d’un bouclier qui permet – mais en partie aussi impose – l’immobilité.
Les animaux rassemblés dans l’embranchement des arthropodes – comme les crustacés – ont choisi la seconde solution. Leurs organes mous sont enfermés dans des carapaces chitineuses d’une grande efficacité protectrice. Mais cette protection les isole des autres et appauvrit leurs échanges avec le monde extérieur. Au contraire, les vertébrés – poissons, oiseaux, batraciens, reptiles, mammifères – disposent leurs organes le long d’un squelette interne. Chez les arthropodes, le dur est à l’extérieur, le mou à l’intérieur. Chez les vertébrés, le dur est à l’intérieur, le mou à l’extérieur. Il en résulte pour les vertébrés une vulnérabilité qui aurait pu leur être fatale et entraîner leur disparition, mais qui s’est révélée chez le plus menacé de tous – l’être humain – un formidable atout dans son adaptation au milieu, puis dans l’exploitation de ses ressources. La faiblesse originelle de l’homme – dont le corps n’a même pas la protection d’une fourrure, d’écailles ou de plumes – a tourné à son plus grand profit.
L’histoire des armées et des guerres illustre la même alternative. Les guerriers doivent en effet choisir entre l’armure et le bouclier – qui protègent mais alourdissent – et l’agilité sans protection. Par deux fois au cours de la guerre de Cent Ans, à Crécy (1346) et à Azincourt (1415), les chevaliers français enfermés dans leurs armures furent massacrés par les archers anglais, fantassins armés à la légère. La guerre de 14-18 offre l’exemple inverse. Toutes les offensives menées par des fantassins sans protection ont été des échecs sanglants. Contre les armes automatiques de la défense, seuls les chars d’assaut lourdement blindés pouvaient opérer des percées, comme le montra l’offensive allemande de mai-juin 1940.
Dans l’ordre de l’esprit, on doit opposer l’agilité et l’ouverture des sceptiques à la protection paralysante d’une pensée dogmatique. Sous sa carapace de convictions, le croyant jouit d’un confort moral qu’il considère comme sa juste récompense de bien-pensant. Mais dans ce confort la part de la surdité et de la cécité aux autres est grande. Parfois pourtant le croyant entrevoit avec envie la liberté du sceptique, tel François Mauriac fasciné par la souplesse et la fraîcheur d’esprit d’André Gide.
CITATION
Inimitable André Gide ! Avec quelle feintise il sut toujours se débarrasser de ses adversaires pesamment armés ! Comme il eut tôt fait de les abattre les uns après les autres, et ils s’écroulaient dans le fracas de leur cuirasse maurrassienne et de leur armure thomiste. Et lui, si leste, dans le pourpoint et sous la cape de Méphistophélès (mais n’était-il pas plutôt Faust déguisé avec les défroques du diable ?) il enjambait leurs corps, et courait à ses plaisirs ou à ses lectures.
Mémoires intérieurs
François Mauriac