À la mémoire de Gaston Bachelard.
Ce petit traité part de deux idées fondamentales. La première pose que la pensée fonctionne à l’aide d’un nombre fini de concepts-clés, lesquels peuvent être énumérés et élucidés. La seconde admet que ces concepts vont par paires, chacun possédant un « contraire » ni plus ni moins positif que lui-même.
Les concepts-clés de la pensée sont bien connus des philosophes qui les appellent des catégories et tentent parfois d’en établir la table. Aristote en distinguait dix : l’essence, la qualité, la quantité, la relation, l’action, la passion, le lieu, le temps, la situation et la manière d’être. Leibniz en comptait six : la substance, la quantité, la qualité, la relation, l’action et la passion. Kant admet douze catégories, soit quatre fondamentales, et, pour chacune d’elles, trois subordonnées. Cela donne :
1. quantité : unité, pluralité, totalité
2. qualité : réalité, négation, limitation
3. relation : substance-accident, cause-effet, réciprocité
4. modalité : possibilité, existence, nécessité
Enfin Octave Hamelin, dans son Essai sur les éléments principaux de la représentation (1907), établit la genèse successive de onze catégories, selon le schéma thèse-antithèse-synthèse :
Thèse : relation
Antithèse : nombre
Synthèse : temps
Antithèse : espace
Synthèse : mouvement
Antithèse : qualité
Synthèse : altération
Antithèse : spécification
Synthèse : causalité
Antithèse : finalité
Synthèse : personnalité
Il va de soi que plus le nombre des catégories est réduit, plus elles sont abstraites et plus l’effort de construction du philosophe est ambitieux. Les 114 concepts-clés présentés dans cet essai constituent au contraire un très modeste travail d’abstraction commandé par le souci d’embrasser la plus grande richesse concrète possible. C’est ainsi qu’on sera peut-être surpris de voir y figurer le chat et le chien, l’aulne et le saule, le cheval et le taureau, etc. C’est qu’au-delà des êtres concrets qu’ils désignent, ces concepts s’entourent d’une signification emblématique et symbolique considérable.
Comme dans d’autres tables de catégories, ces concepts sont accouplés par contraires. Mais il faut bien voir qu’il ne s’agit pas d’oppositions contradictoires.
À Dieu par exemple s’oppose le Diable, être parfaitement concret, et non pas l’absence de Dieu de l’athéisme. De même à l’Être s’oppose le Néant qu’illustrent des expériences vécues, et non pas le Non-Être. L’amitié est confrontée à l’amour, et non à l’indifférence, etc.
Cette démarche binaire s’est révélée extraordinairement féconde, et on peut dire que tout le livre en est sorti. On dirait qu’un concept isolé offre à la réflexion une surface lisse qu’elle ne parvient pas à entamer. Opposé à son contraire en revanche, il éclate ou devient transparent, et montre sa structure intime. La culture n’avoue sa force dissolvante qu’en présence de la civilisation. L’encolure du taureau est mise en évidence par la croupe du cheval. C’est grâce à la fourchette que la cuiller manifeste sa douceur maternelle. La lune ne nous dit ce qu’elle est qu’en plein soleil, etc.
Fallait-il tenter de dialectiser ces 114 idées à la manière d’Octave Hamelin, ou les laisser en vrac, comme un matériau de pensée à la fois disparate et disponible ? L’ordre de leur exposition constituait à lui seul un choix révélateur. Le parti fut donc pris d’aller du plus particulier au plus universel. On part du chat et du cheval pour aboutir à Dieu et à l’Être. Je me souviens d’une panoplie d’armes anciennes exposées contre un mur dans un château. On avait tout naturellement placé les armes les plus lourdes en bas, les plus légères en haut, de telle sorte qu’on montait de la massue à la hache et de l’épée à l’arc couronné de ses flèches empennées. Mais je ne suis pas sûr que l’Etre et Dieu soient plus légers que le chat et le chien…
Il est vrai que, si l’on considère la colonne de droite et celle de gauche, on peut déceler une vague affinité entre les concepts qui les composent respectivement. Entre le chien, la cave, le sédentaire, la droite et Dieu, entre le chat, le grenier, le nomade, la gauche et le Diable, etc., est-il permis de relever une parenté ? C’est là un jeu qui doit être laissé à la liberté du lecteur.