La chasse et la pêche
La chasse et la pêche fournissaient – avec la cueillette – les ressources alimentaires de l’humanité préhistorique. La cueillette a été remplacée par l’agriculture, et la chasse par l’élevage. Seule la pêche continue à être pratiquée professionnellement, parce que les mers couvrent 70,8 % de la surface du globe terrestre. Mais elle est elle-même en crise. On en est à fixer aux chalutiers des quotas de pêche, et, inévitablement, on s’achemine vers la pisciculture.
Cependant la chasse et la pêche continuent à se pratiquer sportivement, et elles correspondent à des psychologies tout opposées. On est rarement à la fois chasseur et pêcheur. Il y a dans la chasse une agressivité qui s’épanouit dans un cérémonial ostentatoire. La chasse à courre avec son rituel ancestral relève des privilèges aristocratiques et même royaux. Tous les rois étaient chasseurs, aucun ne fut jamais pêcheur. La fanfare des piqueurs, la bahulée de la meute et les uniformes rouges des veneurs entourent la chasse à courre d’un faste violemment spectaculaire. La généralisation ultérieure de la chasse au fusil et la pétarade qui l’accompagne vont dans ce même sens. Le chasseur est un actif primaire. Il arbore une virilité conquérante, et se veut le roi de la forêt.
La pêche au contraire s’entoure de mystère et de silence. Nul ne sait ce qu’il y a et ce qui se passe au-dessous du miroir des eaux. Il y a des chiens de chasse, pas des chiens de pêche, bien que certaines races adorent l’eau. Mais ni le labrador ni le terre-neuve ne profitent de leurs qualités de nageurs pour pêcher. La nature paraît parfois cruelle. Au chat, elle a donné un goût prononcé pour le poisson, et une horreur insurmontable de l’eau. En dépit du nom d’une rue parisienne rendue célèbre par Balzac, on n’a jamais vu un chat pêcher. Comme pour mieux marquer la frontière entre la chasse et la pêche, on ne chasse pas les oiseaux marins. Se nourrissant de poissons, leur chair n’est pas comestible.
Le chasseur s’enorgueillit d’une venaison qui fournit sa table plus noblement que celle du roturier. Le cerf, le lièvre, le faisan et le sanglier y remplacent le bœuf, le lapin, le poulet et le porc. Cette cuisine sauvage possède un fumet âpre et mordant qui s’exaspère avec la chair faisandée. Au contraire, la fraîcheur demeure l’impératif absolu de la pêche.
Le pêcheur incline à la rêverie et à la méditation mystiques. Son royaume est fait de profondeur et d’obscurité. C’est un secondaire contemplatif. On notera que l’Ancien Testament nous montre Esaü, ardent chasseur, évincé sans gloire – pour un plat de lentilles – par son frère jumeau Jacob. Les Évangiles sont pleins de poissons et d’histoires de pêche, mais ils ne mentionnent pas la chasse. L’homme de Dieu est appelé un « pêcheur d’hommes », car sa mission est de rassembler et de sauver ses semblables par une évangélisation qui rappelle le coup de filet du pêcheur. D’ailleurs le poisson a été le signe de ralliement des premiers chrétiens et le nom crypté de Jésus.
CITATION
De l’autre côté du vallon, sur le bord de la forêt, Julien aperçut un cerf, une biche et son faon.
Le cerf, qui était noir et monstrueux de taille, portait seize andouillers avec une barbe blanche. La biche, blonde comme les feuilles mortes, broutait le gazon ; et le faon tacheté, sans l’interrompre dans sa marche, lui tétait la mamelle.
L’arbalète encore une fois ronfla. Le faon, tout de suite, fut tué. Alors sa mère, en regardant le ciel, brama d’une voix profonde, déchirante, humaine. Julien exaspéré, d’un coup en plein poitrail, l’étendit par terre.
Le grand cerf l’avait vu, fit un bond. Julien lui envoya sa dernière flèche. Elle l’atteignit au front et y resta plantée.
Le grand cerf n’eut pas l’air de la sentir ; enjambant par-dessus les morts, il avançait toujours, allait fondre sur lui, l’éventrer ; et Julien reculait dans une épouvante indicible. Le prodigieux animal s’arrêta, et, les yeux flamboyants, solennel comme un patriarche et comme un justicier, pendant qu’une cloche au loin tintait, il répéta trois fois :
— Maudit ! Maudit ! Maudit ! Un jour, cœur féroce, tu assassineras ton père et ta mère !
La Légende de saint Julien l’Hospitalier
Gustave Flaubert