L’histoire et la géographie

 

L’histoire et la géographie. Autrement dit le temps et l’espace, mais non pas des milieux vides et abstraits : un temps où les événements se bousculent, un espace encombré d’arbres et de maisons.

Il est étrange à la réflexion que ces deux domaines de savoir et de recherche soient traditionnellement confiés au même professeur. Peut-on s’intéresser également et simultanément à l’histoire et à la géographie ? Ne s’agit-il pas de goûts et d’options opposés, voire incompatibles ? L’historien est un humaniste au sens le plus large du mot. Seuls les hommes – et surtout les « grands » hommes – l’intéressent. Le géographe au contraire peut prendre pour objet un désert, une forêt vierge ou un archipel de récifs de corail. La faune, la flore et la minéralogie relèvent de son domaine.

Ces deux orientations se retrouvent dans l’ordre artistique. Il y a les « peintres d’histoire » – qui occupaient jusqu’au siècle dernier le sommet de la hiérarchie académique – et les paysagistes. Ces derniers, longtemps relégués au second rang par les peintres d’histoire, ont connu une revanche éclatante avec la révolution impressionniste, au point que la peinture d’histoire est presque absente du XXe siècle. Presque – car le célèbre Guernica de Picasso relève indiscutablement de ce genre déchu. Il est tout de même bien remarquable que les désastres de la guerre de 39-45 qui ont inspiré tant d’œuvres littéraires soient pratiquement absents des galeries et des musées. Notons que l’on pourrait rattacher comme « détails » les portraits et les nus à la peinture d’histoire, tandis que les natures mortes appartiendraient à l’art du paysage.

Cette même « clef » fonctionne dans le domaine littéraire. Le théâtre, de Shakespeare à Victor Hugo, doit immensément à l’histoire. Le roman historique, illustré aussi bien par Walter Scott que par Aragon et Sartre, y occupe une place majeure. Mais ces grands exemples ont le mérite de nous orienter par a contrario vers des œuvres où les paysages tiennent une plus grande place que les événements. C’est ainsi qu’au « roman historique » d’Alexandre Dumas on peut opposer de façon instructive le « roman géographique » de Jules Verne ou de Karl May. L’exotisme représente la branche la plus brillante de ce type de roman géographique avec en France par exemple Pierre Loti, Claude Farrère ou Paul Morand. À cette veine exploratrice et vagabonde, on peut opposer au sein du même genre « géographique » une inspiration sédentaire au contraire qui approfondit l’inépuisable mine d’un seul territoire. Les écrivains régionalistes s’y reconnaissent, tels le Normand Jean de La Varende, le Bourguignon Henri Vincenot, l’Auvergnat Henri Pourrat, le Breton Pierre Jakez Hélias, le Provençal Henri Bosco, ou, débordant largement la dénomination un peu réductrice de « régionaliste », Jean Giono, voire même François Mauriac. Il faut leur ajouter le plus pur de tous, Julien Gracq, qui n’oublie jamais, même dans ses œuvres les plus éloignées de sa propre vie, le professeur de géographie qu’il fut sous le nom fruité de Louis Poirier. Autant d’écrivains chez lesquels la terre, les rivages, les eaux et les forêts, la pluie et la lumière jouent un rôle aussi vivant que les hommes et les femmes.

L’écrivain « géographique » n’est pas intemporel, tant s’en faut. Mais la temporalité dans laquelle il se situe n’est pas celle de l’historien. Le temps historique est une succession irréversible d’événements imprévisibles et presque toujours catastrophiques dont le plus ordinaire est la guerre, mal absolu. Le temps géographique au contraire s’inscrit dans le cycle régulier des saisons. Certes le temps météorologique y mène ses jeux capricieux et imprévisibles. Mais même la pluie, l’orage, la brume et l’embellie obéissent en gros à l’ordre des quatre saisons qui les revêtent de leurs couleurs traditionnelles, rose pour le printemps, vert pour l’été, or pour l’automne, blanc pour l’hiver.

Faut-il aller plus loin et oser dire que l’inspiration « géographique » est foncièrement optimiste, faite d’amour de la terre natale dans sa version sédentaire et d’ardeur exploratrice dans sa version voyageuse ? Alors que le roman historique emprunte ses sombres couleurs à la méchanceté et à la férocité des hommes du pouvoir.

Ces considérations générales peuvent éclairer bien des œuvres littéraires, et, plus encore, suggérer de fructueuses oppositions. C’est ainsi que les deux écrivains allemands appartenant à la même génération Thomas Mann (1875-1955) et Hermann Hesse (1877-1962) s’éclairent à être rapprochés et opposés comme le sont l’histoire et la géographie. Le temps – linéaire et destructeur, ponctué d’événements catastrophiques – structure toute l’œuvre de Thomas Mann, depuis les Buddenbrook – chronique de la désagrégation d’une grande famille de Lübeck – jusqu’au Doktor Faustus pris dans la tourmente de 33-45. La durée biologique est elle-même dévastatrice, puisque toute la vie de son héros Adrien Leverkühn est accompagnée, rythmée, mûrie par l’incubation et la manifestation de la syphilis qui commence par exalter ses dons naturels et finit par le rendre fou. Il est difficile de donner à l’écoulement du temps une signification plus tragique. L’art où Adrien manifeste son génie est la musique, et singulièrement la musique dodécaphonique à laquelle Thomas Mann a été initié par son voisin d’exil en Californie, Theodor Adorno, c’est-à-dire une forme de musique abstraite, exsangue, décharnée.

Quant aux relations de Thomas Mann avec les lieux qu’il a habités, on notera qu’elles sont toujours fortuites, je veux dire commandées par des facteurs extérieurs aux lieux mêmes, opportunités familiales ou vicissitudes historiques. Il n’a choisi Munich, la Californie et finalement Kilchberg au bord du lac de Zurich que poussé par les événements et sans considération pour l’esprit de ces divers lieux.

Cet esprit, au contraire, il semble que certains autres écrivains l’écoutent et, dirait-on même, le flairent pour trouver d’année en année le climat qui leur convient le mieux. Les déambulations de Frédéric Nietzsche en Italie et en Suisse sont de ce point de vue exemplaires. Il cherche en gémissant l’air qui convient le mieux à son corps et à son âme. Même la nourriture locale lui importe considérablement. Il en va de même pour Hermann Hesse qui n’a pas cessé de chercher la meilleure terre où se fixer. Pour eux, le voyage ne répond nullement à une quelconque vocation nomade. Bien au contraire, ce sont des sédentaires en quête d’un lieu d’enracinement définitif. Mais le vagabondage pourra durer toute la vie pour peu que ce lieu ne se trouve nulle part – traduction étymologique du mot UTOPIE. Tel fut le destin, semble-t-il, de Frédéric Nietzsche. Quant à Hermann Hesse, son ultime chef-d’œuvre – Le Jeu des perles de verre – situé dans un pays imaginaire est le type même de la construction utopique.

CITATION

Dieu dessine les contours de la géographie, mais c’est le Diable qui écrit l’histoire en lettres de sang.

Angelus Choiselus