Prologue
Des ahanements virils qui se réverbéraient sur la roche humide, les ombres environnantes repoussées par la lumière des torches, le son brutal de l’acier qui viole la terre. Un groupe d’hommes musclés et transpirants, quatre dans la petite grotte, frappant de leurs pioches le sol en un point précis.
Un cinquième se tenait en retrait, les mains sur les hanches, les encourageant de quelques claquements de langue.
Bien découplé, celui qui dirigeait avait un profil d’oiseau de proie, des traits anguleux plutôt distingués. Une cicatrice étoilée barrait le coin de sa joue gauche. Par-dessus son habit de cuir gris clair, le chevalier Siméus de Nilfær portait une ample houppelande de cotonnade azurée d’où pointait le pommeau ornementé d’argent d’une épée longue. Siméus était tête nue, ses cheveux presque ras, tandis que ses spadassins arboraient un béret mauve à bande bleue assorti à leur tenue de cuir.
Les pioches frappaient toujours. Soudain, un son différent des autres. Un bruit d’effondrement. Les spadassins entreprirent d’élargir l’ouverture qu’ils venaient de provoquer. Ils se permirent un soupir de soulagement avant de reculer, leur tâche achevée.
Les yeux plissés, Siméus sourit ; les indications se révélaient justes. L’entrée du caveau, enfin.
Une torche à la main, il descendit les quelques marches irrégulières qui s’offraient à lui. Au centre du caveau, un socle de pierre sombre, palpitant d’un halo de noirceur pulsante. Il sembla au chevalier entendre un soupir spectral suivi d’un rire rauque mais il s’en moquait ; rien ne pouvait l’effrayer, que ce soit dans le monde réel ou éthérique. L’officier s’avança vers l’éclat de lumière surnaturelle, il étendit sa grande main vers elle…
Quelques minutes plus tard lui et ses hommes ressortaient à l’air libre. Le visage éclairé de satisfaction, Siméus tenait un coffret rectangulaire de bois laqué de noir, qu’il carra sous son bras.
Les spadassins de la Lumière se tenaient campés au sommet d’une butte de terre ocre, surplombant un village composé d’une dizaine de maisons toutes rondes, en bois, surmontées de toits de chaume. La région dans laquelle ils se trouvaient avait été surnommée la Bordure. Située dans les terres de l’Ouest, la Bordure jouxtait le désert étrange créé par les Grandes Guerres et leurs déferlements de magie sauvage.
Parqués sur ce qui tenait lieu de place centrale, les villageois se tenaient en ligne, à genoux, les mains croisées sur la nuque, enfants compris. Aucun d’eux n’avait l’air ni dangereux, ni menaçant. D’honnêtes paysans, et rien d’autre. Tous avaient le regard baissé, refusant de défier ceux qui avaient assailli leur village au petit matin. Du reste, même s’ils l’avaient voulu, ils n’eussent rien pu faire contre la puissance et le savoir-faire martial de leurs agresseurs.
Le restant des suivants de Siméus, seize guerriers semblables aux autres, les toisait sévèrement.
Escorté de ses quatre guerriers, Siméus descendit la pente à grandes enjambées et se rangea devant le chef des autochtones ; agenouillé comme les autres, c’était un vieil homme au front plissé par l’inquiétude, le visage marqué de coups.
— C’est bien, tu as dit la vérité.
La voix du chevalier exprimait un mépris manifeste.
De la pointe de sa botte luisante, il frappa le vieillard au visage, une fois encore, l’envoyant rouler dans la poussière. Les autres villageois n’osèrent intervenir, surveillés de près par les sbires de Siméus, l’arme au poing.
Puis Siméus recula d’une quinzaine de pas et fouilla dans son pourpoint pour en sortir un anneau, qu’il activa dans la foulée. En quelques secondes apparut le portail d’or ourlé d’orangé qui le ramènerait auprès de son maître.
Vargrimas, son second, se tenait le long de la ligne des prisonniers qu’il couvait de son regard vairon, plombé d’agressivité.
— Vous savez ce que vous avez à faire, lui déclara le chevalier de Nilfær.
Le colosse aux cheveux blond paille noués en queue-de-cheval hocha la tête d’un air entendu.
Ses instructions données, Siméus s’engagea dans le rideau de lumière crépitant du téléporteur tandis que dans son dos commençait le massacre, ponctué de cris faibles et désespérés, éteints les uns après les autres par le son de l’acier qui tranchait la chair.
Le portail resta ouvert. Ses hommes suivraient par le même chemin lorsqu’ils auraient terminé leur sinistre besogne. Siméus aurait pu rester à leurs côtés pour tuer, lui aussi, il aimait ça au moins autant qu’eux, mais il savait que son maître attendait de ses nouvelles avec une impatience qui grandissait de jour en jour.
À peine de retour dans le palais de l’Aube, l’enclave principale de la Lumière sur les Territoires-Francs, Siméus dirigea ses pas rapides vers les étages supérieurs, sans se soucier de ceux qu’il croisait et qui le saluaient les uns après les autres.
Moins d’un quart d’heure plus tard, s’étant soumis aux formalités d’usage, le chevalier entrait dans le vaste bureau de son seigneur, l’archevêque Rymanus de la Guelfe Blanche, récemment nommé par l’empereur Priam.
La suite dévolue à l’archevêque de la Lumière était située dans la nouvelle aile du palais, au dernier étage. Plafond haut, poutres apparentes, meublée sans faste. Un étendard trônait au-dessus de la cheminée, celui de la Rose blanche sur champ d’or et d’azur – symbole de la Guelfe Blanche, l’ordre saint de l’empire de Lumière. Des rayonnages de pins chargés de documents en tous genres recouvraient les autres murs. Dans l’entrée, deux statues se faisaient face. Ébrahim de Balencia et Silas de Falquaurys, frères fondateurs de la Guelfe, figures légendaires de l’Empire.
Vêtu d’une ample tunique blanche, toute simple, Rymanus était grand, doté d’un visage buriné, d’une musculature nerveuse. Il avait fait ses preuves en pacifiant des Plans réputés inexpugnables, se démontrant capable de manier tout autant les armes que la prière.
La posture du prélat, la tonalité de sa voix, un observateur averti les eut assimilés à une impatience fiévreuse.
Rymanus se dressa de son siège à peine son homme de confiance arrivé :
— Alors ? Tu l’as trouvé ?
Siméus opina gravement.
L’austère ecclésiastique s’écria :
— À la bonne heure, chevalier. Eh bien qu’attends-tu, donne !
Le chevalier écarta les pans de son grand manteau bleu pour dévoiler le coffret qu’il gardait précieusement contre lui. Il posa l’objet au milieu du grand bureau de l’archevêque et recula jusqu’à s’adosser sur le côté de la cheminée.
Une lueur sombre paraissait émaner de la boîte laquée, elle recelait un pouvoir palpable, inconnu, mystérieux, étranger. Et menaçant.
Rymanus posa ses grandes mains sur le coffret, comme pour en éprouver la puissance, mais ne l’ouvrit pas. Ses yeux gris acier ombrés de sourcils broussailleux brillaient, sa bouche était étirée d’un large sourire.
— Ah Siméus, nous avons fait un grand pas en avant aujourd’hui, mon plan peut à présent connaître le déroulement que j’ai prévu. Tu ne sais pas encore ce qui se trouve véritablement à l’intérieur de cette boîte…
Les traits burinés du prélat se parèrent d’une joie malsaine. Un rire rauque jaillit de ses lèvres fines.
— Grâce à moi l’Empire va retrouver sa digne place. Grâce à moi nos ennemis jurés vont connaître le juste châtiment. Je vais enfin être à même de redorer le blason de notre sainte et révérée Lumière !
Siméus l’écoutait sans rien montrer de ses sentiments ou de ses aspirations, comme à son habitude.
Rymanus claqua dans ses mains, soudain enjoué :
— Enfin ! Je ne sais si tu t’en rends compte, Siméus, mais nous avons là une arme capable de mettre à mal les Ténébreux. Et ce que j’adore véritablement dans mon projet, c’est qu’ils l’ont eux-mêmes créée de leurs mains. Ils ont oublié cette arme sans pareille et je vais la retourner contre eux. Que la sainte Lumière en soit témoin !
Au terme de cette tirade passionnée, le prélat se rassit. Pour reprendre dans la foulée :
— Tu n’as pas laissé de témoins, au moins ?
— N’ayez crainte, Vargrimas s’en est chargé, il excelle dans ce genre de choses.
Rymanus se releva. Il paraissait soudain animé d’une énergie sans borne. Il entama une suite d’allers-retours le long de son bureau, sans lâcher le coffret du regard.
— À présent que je suis en sa possession, renchérit-il, tout va changer.