Chapitre 46
L’Ange du Chaos se réveilla allongé sur une paillasse, les mains liées devant lui. Il se redressa et gémit. Une migraine harcelait ses sens, coupant son crâne d’un trait de feu implacable, irradiant derrière ses globes oculaires. Il était saisi de frissons et de nausées. Quoi que l’apothicaire lui ait injecté, c’était une mixture effroyable. L’Ange sentait son cœur second pulser en lui pour tenter d’en chasser les effets mais sans véritable succès. Son appendice avait en effet besoin de l’influence des rayons lunaires pour se charger d’énergie et être vraiment efficace. Or, ici, pas de fenêtres.
Cellendhyll ne savait même pas combien de temps s’était écoulé depuis son évanouissement, une brume dense tamisait ses schémas de pensées, rendant celles-ci lentes et approximatives.
Il se trouvait dans une cellule aux murs nus ; une porte bardée de fer en bloquait la sortie. Il se releva tant bien que mal et s’appuya contre le mur de pierre, subissant une soudaine vague de vertiges. La nausée l’emportait telle une houle de tempête, il se plia d’un coup et vomit. Il vit des taches de lumière s’imprimer sur ses rétines avant de se transformer en corolles expansées.
Les vertiges passèrent, pas les nausées. L’Adhan tenta d’utiliser son anneau de transfert, camouflé dans son ceinturon, mais la pièce – et probablement le bâtiment – se révélait protégée contre la magie. Alors il resta ainsi, sur sa paillasse, à attendre, l’esprit chaviré, incapable de concentrer ses pensées sur un plan d’évasion.
Le verrou qui barrait la porte finit par cliqueter. Une silhouette athlétique s’encadra dans l’embrasure et demeura quelques secondes à fixer l’Adhan, sourire aux lèvres, avant d’entrer, aussitôt suivie d’une autre.
Cellendhyll cligna des yeux, le temps d’accoutumer sa vision. Il voyait deux hommes identiques. Ce n’était pas possible. Il commença à secouer la tête avant de se reprendre aussitôt, sa migraine lancinante venant de gagne une intensité supérieure.
L’un des hommes éclata d’un rire enjoué :
— Non, mon mignon, tu ne rêves pas !
— Nous sommes jumeaux, renchérit l’autre, passant un bras affectueux sur les épaules du premier.
— Les jumeaux Borsh, renchérit l’autre. Moi, c’est Ugull, lui c’est Mökh.
Pantalons et bottes de cuir noir graissé, les frères étaient torses nus, leurs muscles épais huilés. Ils avaient le même visage, large, le crâne rasé, les traits épais. Tous les deux arboraient des piercings aux tétons, aux sourcils, et dans la lèvre inférieure.
— Tu as réussi à contrarier le maître, reprit Ugull. C’est bien la première fois qu’un type résiste à ses potions. Il a essayé de te faire parler, mon mignon, mais chou blanc !
— Oui, il a dit que tu étais sous l’influence d’un conditionnement protecteur qui t’immunisait à ce genre de drogues.
— Alors il nous a demandé de nous occuper de toi, histoire de t’assouplir un peu !
— On a une méthode bien à nous. Elle marche parfaitement, même avec les coriaces dans ton genre ! gloussa Mökh.
Sans forces, Cellendhyll fut redressé sans ménagement et conduit hors de la cellule. Ses geôliers lui firent suivre un couloir éclairé de torches jusqu’à atteindre une autre porte qu’ils ouvrirent. D’une bourrade dans les reins, ils le jetèrent dans une nouvelle pièce. Celle-ci était plus spacieuse, une table de chêne rectangulaire y trônait en plein centre, avec, le long des murs, les rayonnages d’une bibliothèque peu fournie, des étagères vides, et enfin une cheminée aux braises rougeoyantes.
Toujours en proie à son mal de crâne, l’Adhan chancelait. Un formidable coup-de-poing asséné par Mökh le courba en deux. Il s’effondra.
Les jumeaux se regardèrent, complices. Les bosses respectives de leurs virilités déformaient le devant de leurs pantalons, trahissant une excitation intense.
— Notre méthode est simplissime comme tu vas le constater sous peu, révéla Ugull. Tu vas nous servir de giton. On va te prendre, comme on aime le faire.
— L’un après l’autre, ajouta Mökh.
Ce dernier exhala un soupir de désir et renchérit :
— On va être un peu brutal, tu nous excuseras mais c’est notre truc ! On nous surnomme les Étalons Borsh… tu comprendras vite pourquoi !
— Oui, comme on dit : tu vas le sentir passer, mon beau, mais tu pourras crier tout ton saoul, les murs sont insonorises !
Cellendhyll était incapable de réagir. Mökh le maintint par derrière tandis qu’Ugull dégrafait son pantalon, qu’il baissa jusqu’aux genoux. Ugull tenta de l’embrasser à pleine bouche. Malgré sa migraine, Cellendhyll secoua la tête, refusant de toucher les lèvres de son tourmenteur. Alors il fut encore frappé, puis retourné, et plaqué face en avant contre la table. Offert, sans défense. La nausée, les effets de la drogue le handicapaient trop pour qu’il puisse se défendre. Les jumeaux le savaient bien.
— Je commence ! s’exclama Mökh à l’adresse de son frère. La dernière fois, c’était toi et quand j’ai eu mon tour, le type était tellement dilaté que j’ai presque rien senti !
— Tu rigoles, on avait dit que c’était moi le premier !
Pantalon baissé sur les genoux, plus que son pagne comme rempart dérisoire, Cellendhyll se retrouva quelques instants livré à lui-même, tandis que les jumeaux se disputaient ses faveurs. L’Adhan frissonnait, saisi d’une sueur glacée. Livré à cette peur, cette terreur insane qu’il éprouvait sans rien pouvoir y faire.
Cette peur était comme une araignée noire qui le grignotait de l’intérieur, jusqu’à planter ses crocs dans son cœur. Car le viol lui faisait cent fois, mille fois plus peur que la mort. L’idée de finir déchiré par ces deux hommes, violé sans vergogne, le tétanisait tout autant que la nausée qu’il l’assaillait.
Mais Cellendhyll de Cortavar était un survivant. Confronté au pire du pire, il luttait, il était de cette trempe rare d’hommes qui, jamais, ne baissaient les bras.
Cette peur qui aurait pu le paralyser jusqu’à le transformer en loque gémissante, cette terreur d’être ainsi acculé, de ne plus représenter autre chose qu’une masse de chair bonne à prendre, à humilier, un jouet de plaisir… Cette peur insane se mua en rage.
Et la rage emplit l’Ange, tel un vent de fureur, capable de tout balayer sur son passage.
La décharge d’adrénaline provoquée par cette colère primale représenta le carburant inespéré dans ces circonstances, la seule pulsion capable de réveiller la puissance de son cœur second, toute aussi efficace que l’effet lunaire. En quelques battements, les pulsations cardiaques chassèrent les miasmes de la drogue et la migraine reflua, repoussée elle aussi par la magie du cœur de Loki.
Néanmoins, les jumeaux Borsh avaient trouvé un terrain d’entente. Mökh Borsh se pencha sur Cellendhyll, une main sur ses hanches, l’autre occupée à brandir son sexe noueux. Il allait ôter le pagne de l’Adhan.
Cellendhyll releva violemment la tête. L’arrière de son crâne fracassa le nez du garde, le repoussant en arrière, sonné. L’Adhan prit appui sur ses coudes, projeta ses deux pieds entravés en repliant les genoux, frappant Mökh en plein bas-ventre. Sans attendre, il se redressa et pivota du buste pour lui flanquer un coup de coude dans la mâchoire, un autre dans la glotte. L’homme s’écroula. Cellendhyll remonta son pantalon et sauta sur la table, roulant dessus pour atterrir de l’autre côté, hors de portée immédiate du second des jumeaux. À peine au sol, il ragrafait son pantalon et bouclait son ceinturon.
Ugull banda ses muscles, une grosse veine barrait son front épais :
— Qu’as-tu fait à mon frère ? éructa-t-il.
— Ce que je vais te faire dans quelques instants…
Le jumeau encore valide dégaina une dague d’un fourreau placé contre ses reins. Il l’agita devant lui :
— Peu importe ce qu’a ordonné le maître… Pour ce que tu as fait à Mökh, je vais… je vais…
— Oui, je sais, le coupa l’Ange qui arborait son sourire de fauve, c’est toujours le même refrain. Tu vas me crever… blah blah…
Ivre de violence, Mökh contourna la table et chargea, dague en avant, pointée vers le bas. Une attaque bien trop conventionnelle pour surprendre l’homme aux cheveux d’argent.
Lavé de la corruption des poisons d’Albédor, de nouveau Ombre et tueur, de nouveau Ange de la Mort, Cellendhyll empoigna son bras armé, le retourna d’une torsion jusqu’à lui briser le coude. Il le frappa ensuite au creux du genou d’un fouetté du pied. Mökh n’eut pas le temps de crier qu’un grand coup de coude lui fracassait la mâchoire. Il s’effondra aux pieds de son frère.
Les jumeaux reprirent enfin connaissance. Liés aux mains, aux jambes, tassés côte à côte sur le sol de pierre.
Cellendhyll se tenait immobile face à eux, debout, inquiétant. Inquiétant tant par son assurance que par sa posture. Inquiétant aussi par quelque chose d’indéfinissable, qui touchait à l’instinctif. En ces moments-là, il n’avait plus rien d’humain.
Il avait récupéré sa dague sombre dans la pièce à côté. Il la fit tourner dans sa main tout en regardant les jumeaux.
— Alors les filles, vous avez voulu jouer avec moi mais vous avez perdu C’est mon tour à présent… Oh, j’allais oublier, vous pouvez crier autant que vous voulez, la pièce est insonorisée.
Les Borsh n’étaient pas des enfants de chœur, c’était même tout le contraire. Mais ce qu’ils lisaient dans le regard de l’Ange, dans son ricanement sauvage, les figea dans l’horreur. Une même expression de bête acculée se peignit sur leurs traits jumeaux.
Lorsque Cellendhyll quitta la pièce, les jumeaux Borsh geignaient sur le sol, les membres toujours liés, cette fois bâillonnés. Il les avait laissés sanguinolents mais en vie. Dans une certaine mesure, bien qu’étroite en rapport à la morale, il s’était montré miséricordieux.
L’Adhan leur avait apposé sa marque et le châtiment auquel il les avait condamnés était à la hauteur de leurs prétentions malsaines à son égard.
Les étalons Borsh n’étaient plus que les eunuques Borsh.
Cellendhyll avait même pris soin de cautériser leurs deux effroyables plaies à l’aide d’un tisonnier. Ce qu’il leur avait infligé n’aurait eu aucun sens si les jumeaux avaient succombé peu après à l’hémorragie provoquée.
Cela ne l’avait pas apaisé pour autant. La rage était toujours là. Dirigée à présent sur celui qui l’avait conduit ici.
À gauche, le couloir se terminait par un escalier qui remontait aux étages supérieurs, il le gravit sans se soucier de visiter les autres pièces de ce niveau. Les jumeaux avaient parlé, jusqu’à en avoir la bouche sèche, avant de crier, de hurler. Cellendhyll savait où diriger ses pas.
Maître Albédor entra dans son cabinet particulier. Il gagna le centre de la pièce mais se figea. Quelque chose troublait son univers personnel.
Une haute silhouette sortit de l’ombre dans laquelle elle se tenait tapie jusqu’ici.
— Comment… balbutia l’apothicaire.
Cellendhyll se rua sur lui et le frappa d’un coup sec de ses doigts raidis dans le plexus solaire. Albédor s’effondra, le souffle coupé. L’Adhan le redressa sèchement par les pans de sa robe.
— Les jumeaux n’étaient pas à la hauteur. Et toi non plus. À présent que tu m’as mis en colère, tu vas me révéler ce que je veux savoir… Car avec ma colère, vient la douleur et la souffrance. D’abord celle des Borsh, maintenant la tienne…
L’Ange souleva le petit homme et le jeta sur le plan de travail. En retombant Albédor fracassa les fioles, les éprouvettes et les bouteilles qui s’y trouvaient, asperge brusquement de liquides divers. Sa chair tendre, son visage offert ne tardèrent pas à ressentir les effets éminemment corrosifs de ce traitement brutal.
Il se débattit, en vain, bien trop faible pour résister à la poigne de l’Adhan – les mains de ce dernier protégées d’une paire de gants d’alchimiste trouvés sur place.
— Ah ça brûle trop ! Arrêtez, je vais parler, croassa Albédor.
Son visage était déjà à demi brûlé, arborant crevasses et cloques, le teint maculé de taches rouges, jaunes ou vertes.
— J’ai fourni le produit que l’archevêque voulait, mais je n’étais qu’un exécutant ! C’était pour le connétable Xavier. Je ne sais rien d’autre.
— Arasùl, espèce d’abruti, je suis venu pour Arasùl ! Parle-moi de lui !
— Arasùl ? balbutia l’apothicaire. Alors vous disiez vrai ?
— Évidemment, tu aurais pu t’épargner ce traitement si tu m’avais renseigné. Rien de tout ceci ne serait arrivé. Maintenant parle !
— Arasùl… Seigneur des Ténèbres destiné à monter sur le trône. Avant sa brutale disparition.
— Où puis-je trouver sa tombe ?
— Mais je n’en ai aucune idée. Non, je vous assure, pitié ! Attendez ! Je connais quelqu’un qui aurait pu vous en parler… Enfin, il n’est plus ici…
— Qui donc ?
— Auryel d’Esparre. L’ancien archevêque en savait long sur les Ténèbres.
Cellendhyll haussa un sourcil :
— Et pour cause, puisqu’il était leur maître-espion… Auryel… J’aurai dû y songer moi-même !
— Vous saviez, hoqueta Albédor.
— Oh oui, c’est d’ailleurs moi qui l’ai fait disparaître, répliqua Cellendhyll tout en arborant un sourire sauvage. Reparle-moi de cette histoire d’empoisonnement à présent… Tu veux dire que Rymanus t’a engagé pour empoisonner le connétable Xavier ?
— Oui, oui !
— Intéressant…
— Écoutez, je vous ai dit tout ce que je savais. Vous allez me laisser, hein ?
— Hum, laisse-moi réfléchir… Tu vas me signer une confession sur cette histoire d’empoisonnement et tu auras la vie sauve.
— Tout ce que vous voulez !
D’une main tremblante, Albédor relata par écrit sa complicité avec l’archevêque Rymanus. Avant d’y apposer son sceau à l’aide d’un cachet de cire, authentifiant par là même la confession. Il eut du mal, dans son état mais la dague de l’Adhan sut le motiver de ses morsures. Cellendhyll empocha la confession.
— C’est bien mon petit Albédor, tu as bien coopéré, finalement. Mais toutes ces émotions ont dû te dessécher le gosier, je pense qu’un petit rafraîchissement te ferait le plus grand bien.
Cellendhyll parcourut les étagères couvertes de divers liquides et breuvages. Albédor avait suivi son regard. Il comprit. Et hurla.
À l’aide d’un entonnoir trouvé sur place, l’Adhan entreprit de lui faire boire la presque totalité des liquides rangés sur les rayonnages. Il était trop fort pour l’apothicaire et ce dernier ne put que se soumettre.
Un peu plus tard, Cellendhyll quittait les lieux.
Le garde de l’entrée voulut l’empêcher de sortir. L’Adhan lui brisa un bras, les deux jambes, le ficela, et l’enferma dans un placard.
Il remonta l’impasse en sifflotant. Sa visite chez l’apothicaire s’était muée en une tornade dévastatrice. Les jumeaux Borsh émasculés, l’officine dévastée… Ce qu’il restait d’Albédor n’était pas beau à voir. Cellendhyll l’avait laissé à quatre pattes dans son officine dévastée, le visage ravagé, les intestins en feu, probablement agonisant.
L’homme aux cheveux d’argent n’éprouvait pas la moindre once de remords.