Chapitre 82

 

 

Peu de temps après leur départ, Leprín revint dans le salon particulier. Arasùl se tenait debout face à la cheminée. Il contemplait le ballet changeant des flammes.

Le Légat s’éclaircit la voix et attendit que son maître se retourne, avant d’annoncer :

— J’ai fait nettoyer vos anciens appartements, monseigneur. Ils sont à votre disposition.

— Merci, Leprín, répondit le souverain d’un ton distrait.

Puis il replongea dans la contemplation du feu.

Livré à lui-même, le Légat se retourna lui aussi et se mit à marmonner. Incapable d’assumer ce qu’il considérait comme une lourde, trop lourde responsabilité  – son allégeance envers Elberakym et tout le malheur qui en avait découlé pour les siens  –, incapable d’assumer la perte irrémédiable d’Estrée, Leprín était sur le point de sombrer dans la folie.

— C’est l’Adhan qui est le responsable de notre déchéance, murmura le Légat, tout en se frottant le dos des mains. Depuis toujours, il nous menace. Il nous a menti, il nous a trompés, il m’a volé le cœur d’Estrée. Sans parler de ce démon qu’il a mis sur le trône de Mhalemort. Ce maudit Cellendhyll va encore nous faire du mal, je le sens, je suis le seul à m’en douter. Mais je ne le laisserai pas faire. Je vais le retrouver. Je vais le retrouver et le tuer. Sur ma vie et sur mon honneur, j’en fais le serment !

S’emportant, Leprín avait terminé sa diatribe à voix haute. Devenu sourd au bon sens, il renouvela son laïus, sans se rendre compte que son seigneur écoutait, qu’il se rapprochait, tirant une dague de sa manche.

Leprín sentit un choc au creux de ses reins, répété à trois reprises. Il sentit également une douleur vive se répandre en lui à partir du même endroit. Un liquide chaud coula sur les fesses, inondant l’arrière de son pantalon. La bouche du légat s’arrondit sur une protestation muette. Un froid extrême l’étreignit brusquement, suivi d’une intense faiblesse. Un gargouillis s’écoula de sa bouche.

Il tomba à genoux, puis à plat-ventre. Il tomba, agonisant, abattu par son nouveau maître.

Arasùl se pencha sur lui et dit calmement :

— J’ai pu admettre que tu aies servi Elberakym durant toutes ces années… En revanche, je ne peux tolérer que tu parles ainsi de Cellendhyll de Cortavar. Les sentiments qui me lient à lui sont trop profonds pour que je supporte la moindre menace à son égard.

Arasùl se baissa sur le cadavre pour essuyer la lame de sa dague, qu’il rengaina dans la foulée. Se désintéressant du défunt Leprín, il retourna devant l’âtre et lâcha dans un gloussement :

— Finalement, je ne dois pas être aussi pacifique que je l’ai affirmé à Cellendhyll !

Le gloussement d’Arasùl devint rire, et le rire mua, à son tour, traversant les couches de l’hystérie, les dépassant, enflant toujours, jusqu’à atteindre les rives de la démence.