Chapitre 71
Le médaillon d’Arasùl avait cessé de chauffer peu après le départ du Père de la Douleur et depuis il ne s’était plus manifesté. Cellendhyll échafaudait plan sur plan pour se libérer. Aucun ne valait plus qu’un crottin de verrat au milieu d’un champ. Refusant de céder au désespoir, il continuait pourtant de réfléchir au moyen de s’évader.
Un choc sourd de l’autre côté de la porte mit fin à ses efforts mentaux. Un autre choc, puis le silence.
La porte fut ouverte pour laisser apparaître Estrée, les traits figés par l’inquiétude.
Cellendhyll lâcha un profond soupir :
— Jamais je n’ai été aussi content de te voir.
— Tu vas bien ?
— À part le fait d’être enchaîné, oui. Mais comment… ?
— Plus tard.
Une clé à la main, la jeune femme déverrouilla le cadenas des liens qui retenaient l’Adhan, elle libéra également ses jambes.
De nouveau libre, Cellendhyll fit jouer ses muscles engourdis puis attira la jeune femme contre lui. Elle se lova dans ses bras de bon cœur. Ils échangèrent un baiser passionné, ferment de leurs sentiments respectifs.
— Tu as de la chance… souffla la fille du Chaos. Je me préparais à fuir Mhalemort lorsque je t’ai vu dans la grande salle, porté par une sorte de démon, tu étais inconscient. J’ai mis un peu de temps à te retrouver mais me voilà !
— Je suis ravi de te voir, tu le sais, mais ça fait deux fois que je te trouve dans la forteresse des Ténèbres, j’aimerais que tu t’expliques.
— Je comprends ta perplexité mais ce serait trop long à raconter maintenant. Plus tard, je te promets que je te dirai tout. Tu me fais confiance ?
— Il nous faut sortir d’ici avant d’être repérés. Le Roi-Sorcier doit me faire rechercher dans tout Mhalemort, je lui ai joué un bien mauvais tour.
Le Père de la Douleur, maintenant. Le trône d’os. Trouve-les, scanda la Belle de mort pour la énième fois, inaudible d’Estrée.
— Non, je ne peux partir maintenant, répliqua l’Ange à la jeune femme Cela fait des années que le Père cherche à me faire tuer, il est temps que je m’occupe de lui.
— Cellendhyll, il est trop fort pour toi, tu ne peux l’affronter !
Si, tu le peux, répondit mentalement la Belle de Mort. Tu le dois. Je t’aiderai.
C’était la première fois que la Belle s’exprimait normalement et non plus par mots hachés.
— À ton tour de me faire confiance, Estrée. Ne t’inquiète pas, j’ai une arme secrète.
Ce refus de partir, ce désir avéré de combattre, n’étonna pas la jeune femme. C’était bien dans la nature de son amant et c’était l’une des raisons pour lesquelles elle le respectait tant.
Ils quittèrent la cellule. Dans la salle adjacente, les corps des deux guerriers ikshites qui gardaient l’endroit étaient figés dans la mort.
— Le Roi-Sorcier se trouve sans doute dans la salle des Conquêtes, annonça Estrée, il supervise l’invasion de notre Plan.
— Oui, il s’en est vanté, hélas. Comment pourrons-nous résister aux armées ténébreuses ? Nous ne sommes pas assez nombreux.
— D’autres que nous ont la charge de défendre le Chaos, ils y sont préparés depuis longtemps. Mais pour sa part, le Père de la Douleur doit avoir avec lui ses trois Seigneurs de Guerre, c’est trop dangereux.
— Es-tu avec moi, Estrée, combattras-tu à mes côtés ?
— Tu sais que je t’aime, Cellendhyll, comment pourrais-je te laisser affronter le danger seul ?
Il lui caressa la joue, son visage soudain adouci par la tendresse.
L’Adhan récupéra sa dague qui reposait sur une table le long du mur. Il examina les sabres dentelés des Ikshites avant de les reposer.
— J’ai besoin de m’équiper pour le combat.
— Je connais une salle d’armes deux étages au-dessus, je pense que je saurai t’y mener.
L’Ange tira les cadavres dans la cellule, dont il verrouilla la porte. Il se retourna sur Estrée :
— Comment se fait-il que tu connaisses si bien cet endroit ? Que fais-tu réellement ici, Estrée ?
— Je te l’ai dit, ce serait trop long à expliquer. Allez viens… Attention aux patrouilles.
Estrée sut mener son amant à destination sans croiser le moindre danger. L’armurerie n’était pas gardée, comme d’ailleurs de nombreuses zones de Mhalemort, trop vaste à présent pour contenir la race ténébreuse.
Ils entrèrent dans une salle carrée de vingt mètres sur vingt, éclairée à l’aide de tubes de gemmelitte.
Étalées sur les murs, il y avait ici toutes sortes d’armes. Épées à une ou deux mains, lames dentelées, haches à un ou deux tranchants, lances à barbillons, dagues diverses, masses et marteaux de guerre…
Cellendhyll commença son examen.
Tu n’auras pas besoin d’autres armes que moi, assura la Belle de Mort.
J’espère que tu sais ce que tu avances, dague.
Oui. Bientôt tout sera révélé.
Estrée s’équipa, s’emparant d’un sabre effilé, d’une dague de jet et d’un poignard. Elle préféra conserver sa liberté de mouvement, et donc ne pas s’encombrer d’une armure de mailles.
— Il y a un choix pléthorique et tu n’en prends aucune ? s’étonna-t-elle à l’égard de son compagnon. Tu n’as que cette dague pour affronter les Puissants ténébreux ? C’est avec elle que tu espères les abattre ?
— Cette dague justement est très particulière, Estrée, c’est l’arme secrète dont je te parlais. Elle suffira.
— Je l’espère.
La jeune femme n’était pas convaincue mais il ne lui viendrait pas à l’idée de contredire sur ce terrain celui qu’elle considérait comme son élu. Après tout, c’était le meilleur guerrier de sa connaissance, meilleur même que le défunt Seigneur des Conquêtes ténébreux, Empaleur-des-Âmes. On ne demande pas à un guerrier de fuir devant le danger ou le défi, pas à un guerrier de ce genre.
Quant à ce qui se passait sur le Plan chaotique, elle n’y pouvait plus rien, il était donc inutile d’y songer, et surtout pas au moment où elle allait aider son aimé à affronter le pire des dangers.
Cellendhyll se détourna momentanément de sa compagne. Son attention avait été attirée par l’un des coins de la salle. Une série de chevalets d’exposition y avaient été dressés, surmontant chacun une armure-crocs.
Tiens, tiens, se dit l’Adhan qui s’avança vers elles.
Il y en avait trois. Les deux premières croulaient sous la poussière, manifestement oubliées, vestiges des guerres passées.
La dernière, en revanche, un peu à l’écart, entourée d’un cercle d’ombres, se distinguait du lot. Son apparence était irréprochable, contrairement à ses sœurs. Elle semblait l’appeler avec une ferveur secrète, recelant une promesse intense que ne pouvait ignorer l’Ange.
Son cuir épais était taillé dans de la peau de requin, laqué de rouge-sang ; l’armure-crocs se hérissait d’une série de crochets de métal acéré qui lui donnaient son nom. Convenablement utilisées, ces excroissances au tranchant redoutable infligeaient les plus effroyables blessures. C’était bel et bien une arme et pas seulement une armure protectrice.
Cellendhyll la passa sans attendre, morceau par morceau. Une fois assemblée, elle gainait ses jambes et son torse, ses épaules, ses coudes et ses bras, le dos de ses mains, ainsi que l’arrière de son dos et ses reins. Elle lui allait parfaitement, avant même qu’il n’ait à refermer les lacets d’ajustement. C’était comme si elle avait été faite pour lui et lui seul, prête à le soutenir dans son défi.
L’ingéniosité de celui qui avait créé cette armure-crocs – elle différait des autres par une conception bien plus moderne, avait remarqué l’Adhan – était manifeste. Bien qu’hérissé de toutes ces dents métalliques, Cellendhyll pouvait bouger sans éprouver la moindre gêne. Il devrait juste calculer ses mouvements, en contrôler l’élan afin de ne pas se blesser, mais il s’en estimait tout à fait capable. Il ressentait déjà l’armure comme une seconde peau.
— Hé bien, sourit Estrée d’un air appréciateur, dans cette tenue, aucun risque que je te réclame un câlin !
Le visage de l’Adhan s’adoucit :
— Je sais que je te fais courir un grave danger, Estrée, mais je suis heureux de ta présence à mes côtés.
— Arrête avec ça. Je t’ai déjà tout dit à ce sujet. Je suis là, pour toi, et rien d’autre ne compte.
Tous deux parés, ils quittèrent la salle d’armes.
Maurice apparut d’une flaque d’ombre, près de l’endroit où se trouvait l’armure-crocs. Toujours grand et mince, les cheveux blond paille, l’énigmatique individu arborait cette fois une paire de bésicles cerclées d’or.
— C’est tout ce que je peux faire pour t’aider, Hors-Destin. Depuis Valkyr, je suis surveillé de très près. J’aurais voulu faire plus que cette armure mais c’est chose impossible. Chacune de mes actions directes laisse une trace dans l’Éther et je ne peux en prendre le risque. J’ai trop souffert la dernière fois…
Tandis qu’il parlait, ses mains s’agitaient devant lui, comme pour appuyer les propos qui composaient cet étrange monologue.
— Quel beau couple vous formez tous deux, poursuivit Maurice. Quel gâchis ! Ah, que mon maître se montre cruel avec vous !
Maurice termina sa tirade d’un long soupir duquel filtrait une peine sincère.
Il se releva et dressa les bras au-dessus de sa tête. Sans qu’il esquisse le moindre mouvement, son corps se mit à tourner sur lui-même, lentement tout d’abord puis de plus en plus vite. Ses membres se nimbèrent de petites étincelles, ses yeux prirent une teinte dorée. Maurice virevolta encore et encore, embrasé totalement de cette lumière chaude.
Devenu tourbillon d’énergie, spectre de lumière, héraut d’un pouvoir mystérieux, il disparut.