Chapitre 12
Cellendhyll et Estrée avançaient au pas, main dans la main, leurs montures cheminant côte à côte. L’étalon d’Estrée était un entier à la robe noire parsemée de traits gris fumé, et le hongre de l’Adhan, un athlétique alezan brûlé.
L’Adhan étouffait dans la Citadelle chaotique, et il avait proposé une promenade à cheval, ce que la jeune femme s’était empressée d’accepter.
Ils avaient galopé à en perdre haleine sur les chemins de la grande forêt ; ils revenaient à présent à petite allure, approchant de la Citadelle.
Ils chevauchaient côte à côte, se souriaient. Leurs mains s’étaient naturellement trouvées et ils avaient continué ainsi, portés par leurs montures complices, leurs doigts unis dans une chaleur excitante.
Cellendhyll finit par stopper son hongre. Il se pencha vers Estrée. Leurs bouches se rapprochèrent l’une de l’autre. Un baiser monté, une grande première pour l’homme aux cheveux d’argent. Leurs lèvres allaient se toucher. Estrée avait les yeux mi-clos.
Du coin de l’œil, l’Ange s’avisa que son cheval étira brusquement ses oreilles en arrière. Cela lui suffit. Il plongea sur Estrée pour tomber avec elle dans le fossé d’herbe drue, à gauche de la piste. Presque en même temps, un carreau d’arbalète jaillit des fourrés, de l’autre côté du chemin, pour aller se planter, vibrant, dans le tronc d’un chêne. Privés de cavaliers, les chevaux galopèrent hors de portée.
Cellendhyll et sa compagne se redressèrent.
Quatre hommes jaillirent des fourrés, l’un d’eux laissa tomber son arbalète déchargée. L’Adhan reconnut les frères de l’homme qui l’avait assailli dans la Citadelle chaotique. Sveltes, le crâne rasé, les yeux aux paupières peintes de noir, chargées du poids de la mort, et ce halo incarnat qui les enveloppait comme un linceul. Tous portaient des gants métalliques mais sans pointe cette fois. Ils étaient armés de haches à double tranchant.
Estrée comprit tout aussi rapidement que l’Adhan la nature des assaillants et leurs motivations.
Cellendhyll ne sortait jamais sans arme de la Citadelle, la jeune femme non plus d’ailleurs. Elle dégaina sa rapière d’un geste ample et la pointa sur ses adversaires.
L’un des assassins ondula du poignet, la lueur qui l’entourait s’aviva et la lame d’Estrée échappa brutalement à sa poigne pour aller se coller sur l’un des gants métalliques du tueur. L’épée courte de l’Adhan connut le même sort. Cellendhyll lança une dague de jet, cette dernière fut interceptée par la magie d’un gant qui l’aimanta à lui. Une seconde dague connut le même échec.
Pas d’injures, aucune menace. Les tueurs se rapprochèrent, leurs poings gantés relevés devant leurs torses, formant un arc de cercle. Leur approche assurée, leur placement, indiquaient qu’ils avaient l’habitude de combattre de concert.
Cellendhyll murmura d’un ton rapide :
— Passe derrière moi, Estrée et file dans la forêt.
— Quoi ? Non, je ne te laisserai pas affronter ces hommes seul, répliqua-t-elle sur le même mode.
— Obéis ! Je ne te demande pas de fuir, je veux vérifier une chose ; soit ils vont rester sur moi tous les trois, soit l’un deux va te suivre… Tu comprends ?
— Oui. Tu veux avoir la confirmation qu’ils te veulent toi, juste toi, ou si je représente aussi une cible.
— Exactement. Alors maintenant tu fais ce que je t’ai dit. Une dernière chose, cette lumière rouge soigne leurs blessures et les isole de la douleur… Si tu dois les combattre, adapte-toi. Seuls des coups directs aux points vitaux pourront les vaincre.
La jeune femme hocha la tête. Puis, mimant la frayeur, elle recula derrière l’Adhan et s’enfuit entre les sapins. Aucun des agresseurs ne la suivit.
Ils se trouvaient trop loin de la Citadelle du Chaos pour espérer aller chercher des secours.
C’est bien après lui qu’ils en ont.
Les tueurs approchaient toujours, sans se presser. Ils avaient compris que leur proie ne fuirait pas. Cellendhyll ne bougea pas, patiemment fléchi sur ses genoux, attirant le zen à lui. Il préférait attendre que les guerriers baissent leurs défenses pour mieux riposter.
Estrée en décida autrement. Dans un cri de défi, elle jaillit des fourrés et bondit sur les assaillants, armée d’un bâton taillé à partir d’une branche de chêne, qu’elle avait pris le temps de confectionner pour contrer le pouvoir de la magie rouge.
L’assaut d’Estrée semblait aveugle mais il n’était pas irréfléchi pour autant. Elle avait choisi son moment pour intervenir. Le bâton manié par la guerrière fendit la tempe de son opposant ; il chancela, mais la lumière incarnate ne tarda pas à refermer la plaie. Estrée n’eut pas le temps de profiter de son avantage, un autre se jetait sur elle. Mais son intervention avait brisé la progression des quatre tueurs et l’Adhan en profita immédiatement. Il feinta un départ sur la gauche, bondit sur la droite pour percuter celui qui menaçait Estrée d’un coup d’épaule. L’assassin accueillit le choc d’un roulé-boulé, écart qui permit à la jeune femme de se repositionner. Les tueurs ne pouvaient plus ignorer la Fille du Chaos. Deux d’entre eux se détachèrent pour l’assaillir tandis que les deux autres se concentraient sur l’Adhan. La mêlée devint dense. Pas d’injures ni de cris ; seuls les ahanements d’Estrée troublaient le bruit des coups portés, de l’herbe et des feuilles foulées. Streywen retenait son souffle, non pas craintive devant un tel déploiement de violence mais curieuse, attendant patiemment le tribut qu’on allait lui offrir ; le sang et la vie s’écoulant, fuyante, pour nourrir le sol de la sylve.
Estrée et Cellendhyll évoluaient sans se gêner, se couvrant lorsqu’il le fallait. Les leçons données par l’Adhan avaient porté leurs fruits. Estrée savait parfaitement se battre seule, et elle était à présent capable de combattre en binôme.
Le zen offrait à l’Adhan une carte mentale du combat, il pouvait visualiser ses assaillants, qui se détachaient environnés de l’habituel halo orangé qui avait pris le pas sur le linceul rouge des assassins. Il percevait nettement leur présence, même celle des assaillants qui pouvaient se trouver derrière lui. Grâce au zen, il ne pouvait pas être vraiment pris par surprise. D’autant plus que les tueurs, il le constata une fois encore, étaient rendus trop confiants par leur magie protectrice. Ils se livraient presque impudemment, portés tout entier sur l’attaque.
L’Adhan lança un ordre rapide, composé d’un seul mot. Il plia la jambe, se campant solidement en équilibre.
Estrée prit appui sur la cuisse pliée et ferme de l’Ange ; elle s’en servit comme d’un tremplin pour réaliser un saut périlleux avant qui l’expédia de l’autre côté des tueurs. À peine retombée au sol, en parfait équilibre, la jeune femme frappa d’un revers de bâton. Cueillant l’un des assassins dans les reins, elle l’envoya s’écrouler face à l’Adhan, qui le reçut d’un coup de botte en plein visage. Puis, il le saisit de chaque côté de la tête avant d’imprimer un mouvement de torsion. La nuque brisée, le tueur s’effondra définitivement.
Un autre des tueurs contra le bâton d’Estrée en interposant le manche de sa hache, avant de frapper la jeune femme d’un coup de genou dans les côtes. Il redressa sa hache pour frapper du haut vers le bas, droit devant lui. Estrée recula d’un bond tout en relevant son bâton à l’horizontale pour faire barrage. L’acier trancha le bois, elle se retrouva avec deux tronçons de chêne. Qu’elle abattit aussitôt de chaque côté des oreilles du tueur, profitant de la fin de mouvement de la lourde hache qui entraînait inconsidérément le guerrier vers l’avant.
Frappé à chaque oreille, le tueur poussa un hurlement silencieux. Sa magie referma les plaies mais ne bloqua la douleur qu’avec un léger temps de retard. Estrée asséna un coup en diagonale basse pour frapper son adversaire dans la gorge. Puis en plein front. Elle effectua un tour complet sur elle-même avant de détendre son bras en un coup de fouet latéral. Le tronçon qu’elle maniait de sa senestre força la chair avant de pulvériser la glotte de l’agresseur.
Il n’en restait plus que deux. Ces derniers continuaient de n’afficher aucune expression en dépit de la mort des leurs. Ils auraient pu rompre, fuir, ou du moins le tenter, mais cela semblait hors de question.
Le premier bouscula Estrée d’une bourrade et la fit tomber. Il releva sa hache, prêt au coup de grâce.
Cellendhyll feinta le second avant de lui faucher l’arrière des genoux. Puis, il fit trébucher celui qui menaçait Estrée d’un coup de pied dans les chevilles. Il tira un lacet d’étrangleur de sa manche droite, le passa vivement autour du cou du guerrier, et serra de toutes ses forces.
Le dernier des tueurs revenait à la charge, sa hache brandie pour frapper l’Adhan. Estrée surgit sur sa droite et le fit reculer d’un coup de pied sauté en pleine poitrine. L’homme qu’emprisonnait l’Ange hoquetait, le visage cramoisi. La magie rouge ne pouvait rien pour lui, capable de guérir ses blessures mais pas de l’aider à respirer. Le tueur se débattait mais la posture de l’Adhan lui interdisait tout espoir de se libérer. Après deux soubresauts successifs, son corps finit par s’amollir. Cellendhyll laissa tomber dans l’herbe l’assassin devenu cadavre.
D’un autre coup de pied, Estrée parvint à faire sauter la hache des mains du dernier assassin qui lui faisait face. Celui-ci la frappa alors d’un revers du poing puis d’un coup de genou sur la cuisse. Estrée chancela. L’assassin sortit un poignard de combat de son fourreau de ceinture ; son bras s’éleva, la lame accrochant la lumière du soleil.
Cellendhyll se jeta en travers de la trajectoire, tout en dégainant sa propre dague qu’il avait jusqu’ici tenue en réserve. Il para in extremis le poignard avec sa Belle de Mort, changea sa prise en main. Empoignée en prise inversée, la lame sombre remonta en diagonale haute pour éventrer son opposant du pubis jusqu’à la gorge.
La magie rouge se révéla incapable de contrer celle de la Belle de Mort. Les viscères fumantes et dénudées du tueur, son sang jaillissant de l’énorme plaie, la chair fendue… Le glas inéluctable frappait encore une fois, jaillissant comme un vent de sauvagerie des mains de l’Ange du Chaos.
Le combat terminé, les cadavres disparurent dans un nuage de fumée colorée.
— Quelqu’un t’en veut sérieusement, Cellendhyll de Cortavar, déclara Estrée en chassant une mèche sombre qui barrait son regard, et il a manifestement mis les moyens pour t’abattre. Qui sont ces tueurs lancés à ta poursuite ? Qui les a engagés ?
— Si je le savais, crois bien qu’à toi je le dirais, répliqua l’Ange.
Une fois encore, on pouvait songer à une complicité au sein du Chaos. La Citadelle était soigneusement cachée dans Streywen, nul étranger n’en connaissait sa localisation. Comment les assassins pouvaient-ils être au courant que Cellendhyll était sorti chevaucher en forêt, si ce n’est grâce à un indicateur ? Qui savait que l’Adhan était hors des murs avec Estrée ? Des gardes, le personnel de l’écurie, pour ne citer qu’eux. N’importe qui aurait pu le découvrir avec un peu de ténacité.
Cellendhyll se frotta pensivement le menton :
— Ces tueurs savent se battre, ils disposent de magie, cinq déjà se sont manifestés, cela sous-entend des moyens importants…
— On en revient aux mêmes déductions. Seul un noble a les ressources nécessaires pour engager de telles forces contre toi.
— Je ne comprends pas… Je n’ai aucune querelle avec les seigneurs chaotiques, mêmes ceux des Maisons vassales. Je les connais d’ailleurs à peine. Si j’avais fait du tort à quelqu’un de la Citadelle, je m’en souviendrais tout de même !
— Que vas-tu faire alors ?
— Je ne sais pas, mais crois-moi, d’une façon ou d’une autre, je finirai bien par mettre la main sur celui qui a lancé ces tueurs à mes basques. Alors, je réglerai le problème à ma manière.