Chapitre 33

 

 

Nourri de ces pensées, l’homme aux cheveux d’argent avait quitté la ville haute, abordant un secteur résidentiel paisible qui faisait tampon avec le centre. Un glissement de pas étouffé, dans la ruelle, derrière lui, mit fin à ses supputations. Un bruit tenu, certes, mais qui lui suffit pour s’alerter.

Étaient-ce les tueurs lancés à sa poursuite ? Les sbires du chevalier Siméus ? Ceux de la secte de l’Hydre ? Il n’en savait rien mais était bien décidé à le découvrir.

Plutôt que de continuer vers le centre-ville, trop peuplé même en cette fin de soirée, il obliqua vers le sud, choisissant les rues qu’il estimait les moins fréquentées.

C’est alors que la voix de celui qui le suivait s’éleva, comme sécrétée par un vent sournois.

— Je regrette les Spectres, tu sais, Cellendhyll…

Gamaël. L’Ange avait passé une partie de la soirée à le traquer et c’est finalement lui qui l’avait débusqué. Risible.

L’Adhan tourna la tête en tous sens, tentant de déchiffrer les ombres qui s’étiraient tout autour de lui, mais le renégat, où qu’il se tapisse, restait indétectable. Alors Cellendhyll reprit sa marche, nettement sur ses gardes à présent. Il lui fallait de l’espace pour obliger l’autre à se démasquer, mais dans un endroit où il ne serait pas dérangé pour l’affronter.

— Je ne croyais pas vivre ça un jour, mais c’est bien le cas : j’ai commis une erreur, je n’aurais pas dû agir ainsi sur Valkyr… reprit Gamaël, d’une voix étouffée qui paraissait surgir de partout et de nulle part.

Cellendhyll avançait sans se presser, il ne voulait surtout pas perdre son interlocuteur. Il continua ainsi, sans paraître se soucier de la voix qui se réverbérait doucement sur les murs des bâtiments.

— Je voudrais te parler, t’expliquer certaines choses. Mais je ne sais pas si tu m’en laisseras la chance. Il faut que nous discutions !

— Hé bien montre-toi, si tu veux dialoguer, Gamaël, puisque c’est ainsi que tu t’appelles réellement, riposta l’Adhan qui ne voyait pas où le renégat voulait en venir.

Il avait l’impression qu’une forme humaine se dessinait, sur sa droite, dans l’ombre d’une maison. Sans montrer qu’il avait repéré son interlocuteur, il poursuivit :

— Après tout, j’avoue que j’aimerais en savoir plus sur ce qui s’est passé à Valkyr. Je n’étais pas là quand Khorn et Melfarak sont morts. C’est toi qui les as tués, vraiment ? J’ai du mal à y croire…

L’apparition se densifia en approchant d’un pas. C’était bien Gamaël, les épaules couvertes d’une cape de cuir vert sapin.

— Écoute, dit le renégat d’un ton très doux, je sais que les apparences sont contre moi mais…

Cellendhyll ne lui laissa pas le loisir d’aller plus loin. Il combla l’écart qui les séparait d’un bond et frappa.

Du tranchant de la main, droit vers la gorge de Gamaël. Le guerrier para in extremis de ses mains croisées. L’Ange enchaîna d’un coup de genou qui toucha son adversaire au ventre, il voulut lui fracasser la nuque du coude, mais Gamaël se tordit sur lui-même et roula hors de portée.

Le renégat se redressa, fléchi en position de défense. Ses cheveux avaient repoussé, ils étaient bruns à présent et le visage se révélait toujours aussi séduisant.

— Tu as dit que tu étais d’accord pour parler, dit-il, je t’ai fait confiance.

— Non, c’est moi qui t’ai fait confiance et tu m’as trahi ! s’écria l’Adhan, son visage enlaidi d’un masque de colère.

Il bondit à nouveau, cette fois feinta à gauche, tourna sur lui-même et décocha un revers que Gamaël esquiva à grand-peine.

— Maudit sois-tu d’être ainsi borné ! s’exclama le renégat en le repoussant d’un coup d’épaule.

Il prit la fuite, s’élançant à travers une ruelle qui remontait vers le nord. Cellendhyll courut sur ses talons.

Ils ne souciaient plus d’éviter les regards ; par chance pour eux deux, la nuit était si avancée que personne ne traînait plus dans les rues.

En pleine forme, aussi rapides l’un que l’autre, ils filaient tels le vent des Montagnes Peintes, leurs faciès marqués par la concentration.

Gamaël franchit un croisement, il bifurqua à droite, puis à gauche, s’engouffrant dans une ruelle étroite.

Cellendhyll adopta la même trajectoire mais dérapa sur un pavé glissant ; il reprit son équilibre en ayant perdu un peu de terrain. À son tour, il se jeta dans la ruelle, la silhouette du fuyard en point de mire.

Ils traversèrent une place déserte, l’un en fuite, l’autre en chasse, les lunes éclairant leurs corps décidés.

Course, fuite, poursuite, épreuve, ils remontèrent la cité endormie en direction du nord. Cellendhyll avait lancé ses trois étoiles de jet dentelées, armes au tranchant redoutable que le renégat sut esquiver à chaque fois, laissant les lames fuser, terminer leur vol pour aller se ficher dans les murs ou les portes. Cependant, ses deux cœurs en pleine harmonie, son cœur de Loki renforcé par la lueur bénéfique des lunes jumelles, accroissant légèrement course et résistance de son possesseur, l’Adhan avait comblé son retard.

L’Ange entendait parfois, porté par l’écho, le rire de Gamaël qui sonnait étrangement, rire appuyé, teinté d’un amusement fiévreux en dépit de la tension qui les étreignait.

 

L’Adhan atteignit le carrefour juste à temps pour voir Gamaël s’avancer sur une vaste esplanade déserte piquetée de frangipaniers, de clecthus centenaires et de cyprès. Au centre, une légère éminence de pierre surmontée d’une grande bâtisse translucide. Gamaël s’engouffra à l’intérieur de ce bâtiment très spécial, la Salle des Glaces. L’Ange se rua dans la même direction.

Il entra à son tour, avide de vengeance. Aucune trace de l’Ombre renégate. Il avança, prêt à renouer avec la violence, son éternelle et gourmande complice.

La salle des Glaces proposait les méandres d’un labyrinthe étincelant. L’endroit était recouvert de miroirs verticaux immaculés, rehaussés d’un cerclage d’or, disséminés pour former un parfait dédale. Libre d’accès, il était éclairé de jour comme de nuit par des faisceaux de gemmelitte fichés dans les plafonds.

Cellendhyll y progressait lentement, sondant le terrain du bout du pied tous les sens en alerte. Les allées qui séparaient les miroirs étaient parfois étroites, parfois larges, renvoyant à chaque fois, démultipliée à l’infini, l’image de sa colère déterminée.

— Elle s’appelait Ysandre, c’était ma jeune sœur. J’avais promis à mes parents, sur leur lit de mort, de veiller sur elle. Elle était fraîche, gaie, intelligente, belle comme un soir d’été. Son caractère, hélas, était faible…

Bercé par la voix omniprésente de son adversaire, ce timbre lent et fantomatique, l’Adhan marchait au hasard, tâtonnant pour vérifier son cheminement. Sa perception rendue confuse, il devait puiser dans ses ressources mentales afin de maintenir sa vigilance malmenée par cet empire de reflets miroitants.

— Sans le vouloir, Ysandre finit par s’attirer l’intérêt de notre seigneur. Ce dernier s’est mis à la courtiser. Ma sœur hésitait, impressionnée par son statut. À force d’attention et de prévenance, Morion finit cependant par trouver le chemin de son cœur… On les voyait se promener main dans la main sur les remparts de la Citadelle, dans les jardins ou la forêt. De vrais tourtereaux…

Tout en parlant, Gamaël apparaissait et disparaissait, sa silhouette transformée en traits fusants, détournés, amplifiés par les miroirs.

— Ils riaient, s’enlaçaient ou s’embrassaient, sans se soucier du regard des autres. Ysandre aimait Morion avec la passion sans concession d’une adolescente. Le seigneur était son premier homme, je pensais qu’il allait l’épouser, et j’étais si fier que ma petite Ysandre soit l’élue du Puissant d’Eodh !

Comment savoir quelle image du renégat était la vraie ? Comment le découvrir alors qu’à chaque reprise, on avait à choisir entre dix, vingt, trente, cent représentations ? Ce maelström visuel déconcertant rendait la traque totalement improbable.

— Mais Ysandre ne représentait pas un assez bon parti pour le seigneur-fils d’Eodh. Au bout de trois mois, il a commencé à se lasser de cette relation. Il prétexta ses responsabilités pour la voir moins, il refusa ses rendez-vous. Ma sœur finit par comprendre et la rupture brisa son cœur qu’elle avait trop sensible. Un beau matin, après avoir peigné ses longs cheveux, passé sa plus belle robe, elle se jeta du haut de la terrasse d’été de la Citadelle…

Cellendhyll ne parvenait toujours pas à repérer la position de Gamaël.

Là, dans le couloir de gauche, c’est lui… Non, encore une illusion d’optique.

— Le soir même de son suicide, après avoir pleuré la mort d’Ysandre, je suis allé voir Morion. J’étais en colère après lui, je voulais qu’il m’explique comment ils en étaient arrivés à cette tragédie. Le seigneur m’a pris de haut d’emblée. Très froid, il nia être responsable de quoi que ce fut en rapport avec ma sœur. Il ne semblait aucunement touché par sa perte. Le ton est monté, ma colère également. Je l’ai insulté avant de renverser son bureau. Puis je suis parti, ma fureur obscurcissant mes pas et ma raison…

L’Adhan fit brusquement volte-face. Gamaël était derrière lui mais il se recula et disparut à nouveau.

— Trois jours plus tard, Morion m’envoyait en mission. Sur un Plan que tu dois connaître, celui de Xylofyr. J’étais censé infiltrer l’armée du satrape de Bakki’lar afin d’y copier le plan d’invasion qu’il prévoyait contre les tribus Ab’fellas. J’ai pris toutes les précautions possibles, comme à chaque fois. Sauf que les hommes du satrape m’attendaient dès mon arrivée. Qui aurait pu prévenir le satrape de mon arrivée sinon Morion ?

Cellendhyll se méfiait du renégat, et pour cause… Et pourtant, les paroles de ce dernier s’enracinaient de plus en plus profondément dans son esprit, résonnant avec une véracité dérangeante.

— Trois ans à croupir dans les geôles de Bakki’lar, tu imagines ce que j’ai enduré ? J’ai finalement réussi à m’échapper, avec les oreilles fraîchement découpées du satrape dans mes poches. Et depuis tout ce temps je ne pense qu’à Morion, à ce qu’il m’a fait subir… Tu comprends à présent ? Il doit payer, pour tout ce qu’il m’a fait !

— Tu mens, tu cherches à me monter contre Morion, rien d’autre.

L’Adhan emprunta un passage sur sa droite. Puis un autre à l’opposé. Il entendait les pas de son adversaire glisser sur le sol, non loin de lui. Soudain une idée le traversa. Comment n’y avait-il pas songé plutôt ? Il se contraignit au calme, laissant venir le zen à lui.

— Tu te trompes, Cellendhyll, je ne fais que te déciller les yeux à son sujet. Morion finira par te trahir toi aussi.

— Inutile de gaspiller ta salive. Tu as tué Melfarak, Khorn, et Khémal, bafoué Faith. Tu nous as trompés, de la pire des manières.

— Je ne faisais qu’exécuter un contrat que j’avais accepté avant de vous connaître. Je te l’ai dit, je regrette… Si j’avais su, tout eût été différent.

— Que veux-tu de moi, Gamaël ?

— Devenir ton ami. Que tu le veuilles ou non, nous avons beaucoup de choses en commun toi et moi.

Le monde bleuté s’ouvrit pour lui, pulsant d’un rythme différent. La silhouette de Gamaël s’imprima alors sur la carte mentale de l’Ange.

Cellendhyll éclata d’un rire incrédule :

— Toi ? Mon ami ? Je t’appréciais lorsque je te connaissais sous le nom de Dreylen, mais depuis tes forfaits, tu n’as plus rien à espérer de moi sinon la mort !

Et l’Ange bondit sur sa gauche, brisant d’un coup de pied sauté le miroir placé là. Le verre éclata en mille morceaux, laissant apparaître Gamaël qui se tenait posté derrière. Piétinant les débris, Cellendhyll avança encore et percuta son adversaire d’un coup de botte en pleine poitrine. Dans sa chute arrière, le renégat fendit une autre glace avant de retrouver l’équilibre et de repartir en avant.

Cerné de l’habituel halo orangé sécrété par la transe guerrière, le renégat bougeait cependant aussi vite que l’Adhan. Lui aussi plongé dans son propre zen ?

Les deux guerriers échangèrent une dizaine de coups rapides, des frappes du coude, du tranchant des mains ou des genoux. Toutes furent parées ou repoussées tant ils semblaient de force, de précision et de ruse égales.

Reflétés par les glaces, des centaines de Cellendhyll affrontèrent des centaines de Gamaël. Ce dernier ne pouvait plus fuir à présent que l’Adhan l’avait en point de mire mental.

Ils se battaient avec acharnement. Ombres tous deux, passé contre présent, l’un acharné à tuer, l’autre à se protéger.

Car si le renégat se livrait pleinement, il restait cependant cantonné à la défense, choix visible, d’évidence. L’Ange en revanche était aveuglé d’une obsession : tuer. Tuer Gamaël, de ses mains nues de préférence, contempler son agonie, éteindre les voix des Spectres qui réclamaient vengeance.

L’égalité continuait de prévaloir. Les deux Ombres portèrent des coups, en reçurent. Destinés à la même fonction, formés par le même maître, avec les mêmes méthodes, ils partageaient les arts secrets de la destruction. Ils étaient deux faces d’une même pièce reposant sur la tranche, en équilibre précaire, et qui pouvait à tout moment tomber d’un côté ou de l’autre.

Gamaël ne parlait plus, ses traits étaient figés dans un sourire nerveux. Se défendre ne suffisait plus à sa survie. Il était contraint à l’assaut sous peine de se faire submerger par la fureur glacée de l’homme aux cheveux d’argent qui arborait un rictus sauvage dévoilant ses dents.

D’un petit saut groupé, l’Adhan évita de se faire faucher les genoux. Il retomba pour aussitôt détendre la jambe en diagonale haute et toucher son adversaire au creux de l’épaule. Gamaël tressauta sous l’impact mais parvint à saisir la jambe de l’Adhan qu’il tordit. Cellendhyll décolla du sol. Tout en accompagnant le mouvement circulaire imprimé à sa cheville, il tourna sur lui-même et, de son pied libre, frappa le renégat en pleine mâchoire. Ce dernier s’écroula en relâchant son étreinte. Cellendhyll se reçut sur les mains et se releva d’un sursaut des reins. Il se jeta sur son adversaire mais cette fois, ce dernier réussit à lui faucher les genoux d’un balayage.

Les deux hommes se redressèrent, prêts à reprendre les hostilités. Gamaël avait la bouche meurtrie, elle enflait déjà.

— Cela suffit, dit-il. Tu ne veux pas m’écouter, soit.

Il prononça alors un mot à consonance hachée. Sa silhouette parut perdre de sa densité et l’instant d’après, il avança droit sur l’Ange. Ce dernier l’intercepta d’un coup de botte mais son pied ne rencontra aucune substance. Il redoubla d’un revers du coude, même échec. Devenu immatériel, Gamaël se riait des coups. Le renégat avança encore, passa littéralement à travers le corps de Cellendhyll. Aidé du zen, ce dernier le vit mentalement se retourner, retrouver sa compacité normale, lever le bras, le rabattre…

Un choc sur la nuque. Un trou noir vers lequel l’Ange plongea. La voix de son adversaire l’accompagna dans sa glissade :

— À ton réveil, souviens-toi d’une chose… Je pouvais te tuer et je n’en ai rien fait.

Cellendhyll sombra dans un abîme cotonneux.

 

Il s’éveilla le lendemain matin d’humeur maussade. Lorsqu’il avait repris conscience, Gamaël avait disparu. L’Ange était donc rentré à son hôtel, amer, et s’était couché, une solide migraine en guise de berceuse.

Vêtu d’un simple pagne, il gagna la terrasse et se plongea dans une longue série d’étirements. Il s’était passé tant de choses la veille qu’il avait besoin de faire le tri.

Les révélations du renégat concernant sa sœur et son sort tragique ne pouvaient que l’interpeller. Pour autant, il ne le croyait pas aveuglément. Il aurait à creuser cette histoire, plus tard, de retour au Chaos, lorsqu’il en aurait le loisir. Gamaël semblait l’avoir débusqué sans difficulté. Il ne servait plus à rien, pour le moment, de le rechercher. Son instinct lui dictait que d’une manière ou d’une autre le renégat provoquerait une nouvelle rencontre. Il suffisait de patienter. Gamaël aurait effectivement pu le tuer, et il n’en avait rien fait. Alors, que lui voulait-il sinon le manipuler ? Contre Morion, par exemple. Si tel était son dessein, il pouvait toujours courir ! Le seigneur d’Eodh et lui avaient des divergences mais Cellendhyll ne le trahirait jamais pour un autre camp.

D’un mot, certes runique, le renégat l’avait terrassé. Cette défaite agaçait son orgueil de guerrier. La prochaine fois, il aurait le dessus, il s’en fit le serment. Quelle était donc cette magie qu’utilisait son adversaire ? Pour qu’il en savait, elle n’avait rien à voir avec celle du Chaos. Où le renégat l’avait-il apprise ? Comment se faisait-il qu’il en soit capable ? Des questions, encore des questions…

Il décida de laisser le cas de Gamaël de côté, du moins provisoirement. Il lui restait à enquêter sur le seigneur Arasùl et sur les agissements de l’Hydre.

Il repensa à son début de soirée, à sa rencontre avec l’archevêque Rymanus et son détestable acolyte, Siméus, à celle nettement plus agréable avec cette jeune femme blonde…

L’attaque des sbires du chevalier prouvait que ce dernier cherchait sa revanche. Soit. Qu’il y vienne celui-là ! Le prélat oserait-il le faire arrêter ? Difficile de le dire. Il devrait tout de même se montrer prudent et s’il fallait s’occuper du cas de Siméus, il serait nécessaire de le faire sans témoin.

 

Ses étirements terminés, il se jeta sous une douche glacée. La migraine n’était plus qu’un mauvais souvenir.

Il enfila sa chemise rouge sombre, sans col, passa l’un de ses costumes bruns, chaussa ses bottes de daim et sortit.