Chapitre 59

 

 

Une rainure avait été pratiquée sur le dessus du couvercle de pierre. Sa forme évoquait celle d’une dague bien précise. Cette dague, l’arme étrange qu’il détenait depuis des années, Cellendhyll la posa dans la rainure.

Car c’est bien ici qu’il avait trouvé la Belle de Mort, des années auparavant. Ici que leur relation si particulière avait débuté. Lorsqu’il l’avait vue pour la première fois, la dague reposait sur le cercueil. Une voix avait suggéré avec une séduisante insistance à l’Adhan de s’en saisir. Ce dernier, attiré par l’éclat de pouvoir que recelait la lame, s’était exécuté. Une fois l’arme étrange en main, l’esprit chaviré par des forces qui le dépassaient, il avait fui, sans demander son reste, sans se soucier de ses compagnons massacrés par les démons.

Mais tout cela était le passé. Cellendhyll était un homme pragmatique, il préférait se concentrer sur le présent. Il ne s’attendait pourtant pas à ce qui allait se produire.

Un enclenchement résonna dans la salle et le couvercle glissa sur le côté. La tombe était ouverte. Cellendhyll récupéra sa lame avant de se pencher au-dessus de l’ouverture, pensant y trouver des ossements. Il n’y en avait pas la moindre trace. Le cercueil était vide.

Non, pas tout à fait. Un léger éclat de lumière pourpre attira son regard, tout au fond du tombeau, le même type de lumière qui parcourait la dague sombre de temps à autre. L’Ange allongea le bras et, de sa grande main, saisit l’objet.

C’était un médaillon, formé d’un cercle de platine incrusté de saphirs, imbriqué dans un triangle, lui-même imbriqué dans un carré. Le tout décoré de minuscules runes.

Cellendhyll tenait la dague sombre dans sa senestre, le médaillon dans sa dextre. Il lui sembla que la Belle de Mort poussait un soupir empreint de soulagement.

La stèle qui surmontait le haut du tombeau s’alluma d’un feu magique Des lignes incarnates stylisées apparurent sur la pierre, comme tracées par une main intangible. Les lettres étaient écrites dans un style runique mais restaient lisibles.

 

Les Ancêtres pleurent.

L’Espoir est tombé. Abattu, emmuré, il n’est plus, son destin volé par la main de l’Apostat.

Lorsque l’Oubli régnera, lorsque la traîtrise l’aura emporté, alors la rencontre aura lieu, et le Rédempteur s’éveillera.

L’apatride, le héraut de vengeance.

Instrument du courroux de celui qui n’est plus, son souffle sera justice, et ses mains, la mort.

Il avancera, le Sang-Né de Lumière, avec l’arme qui n’en est pas une.

Il avancera, l’Homme aux deux souffles, le Hors-Destin. Ni la Mhalepierre, ni les hordes de Zélion ne pourront l’arrêter. Les mignons de l’Apostat tomberont à son contact, touchés par l’auréole d’une pleine fureur.

Le Rédempteur sera le vent et la tempête. Il sera l’arme du châtiment. Il brisera la lignée des seigneurs félons, châtiera l’Honni.

Dans son ultime devoir, il percera le cœur du trône impie.

Alors, le Dépossédé renaîtra, l’esprit, l’âme et le corps enfin réunis.

Libre de recouvrer son héritage.

 

Une fois sa lecture achevée et mémorisée. Cellendhyll poussa un long soupir. Il détestait les prophéties.

— Dague ? Tu as un conseil ?

— Pouvoir, puissance, enfin. Médaillon. Emporte.

— Et ce texte alors, il signifie quoi ?

— Détails. Médaillon. Emporte.

— Bon, j’emmène le médaillon, d’accord. Et pour faire quoi.

Amène le médaillon. Trône d’Épines. Roi-Sorcier.

— C’est tout ? Rien que ça ? Aller voir celui qui représente probablement mon pire ennemi… Me rendre devant celui qui ne rêve que de me tuer pour lui montrer cette babiole ?

— Oui.

— Et il va me recevoir cordialement, le Père ?

— Non.

— Oui, je me disais aussi… ce serait un peu trop simple. Et avec toi, rien n’est jamais simple, tu ne m’expliques jamais rien.

Cellendhyll réfléchit quelques instants avant d’ajouter :

— Écoute dague, ce que tu veux représente un sacré défi. Ce genre d’affaire, ça se prépare. Alors je vais retourner achever ma mission dans la capitale de la Lumière et après je vais songer à notre entreprise, ça te va ?

— Oui. Vite.

— Merci dague. J’adore la richesse de ton vocabulaire, non, vraiment !

Cellendhyll passa le médaillon autour de son cou et le rentra sous sa tunique.

L’Adhan ressortit du bâtiment et récupéra son sac à dos. Après avoir vérifié qu’aucun danger ne le guettait, il pansa ses blessures avec un onguent et les bandages dont il disposait. Il était hors de question d’attendre la nuit pour livrer son corps aux rayons guérisseurs de la lune, du moins pas ici. Moins il passerait du temps sur ce Plan, mieux ce serait.

Il eut une pensée pour Auryel. Cet immonde individu avait finalement payé ses traîtrises au prix fort. C’était toujours un ennemi en moins et les Dieux Anciens savaient que l’homme aux cheveux d’argent n’en manquait pas, d’ennemis. Loin de là.

 

Le trajet de retour vers le lieu de pouvoir abritant le cœur de nodus s’effectua sans problème. Cellendhyll se sentait partagé. Il avait toujours ses missions à achever, l’officielle, élucider les meurtres de la cité de Lumière, et l’officieuse, retrouver Gamaël et lui trancher la gorge… Il y avait également la dague sombre, la prophétie à laquelle il ne comprenait goutte, le désir de la dague de le voir se confronter au Père de la Douleur… Il y avait là matière à réflexion. En tous les cas, pour le moment, comme il l’avait annoncé, il donnerait priorité aux meurtres et à Gamaël. Investir Mhalemort, la forteresse des Ténèbres ne pourrait se faire sans préparation.

Arrivé à destination, il sortit l’anneau que lui avait donné Rathe et se téléporta dans la cité de l’Aube. Autant y aller directement plutôt que de transiter par le Chaos et risquer de subir les questions de Morion.

Serait-il soupçonné d’avoir libéré Auryel ? Il devrait parler à Melkior sans trop tarder, mais cela pouvait encore attendre. Ce dernier lui demanderait des explications plutôt que d’aller le dénoncer au seigneur d’Eodh. Cellendhyll lui dirait la vérité, du moins une bonne part, et aucun mensonge. Notamment qu’il avait emmené Auryel avec lui pour un projet privé, et qu’il escomptait bien ramener le maître-espion dans sa cellule si ce dernier n’avait pas tenté de le livrer aux griffes d’une bande de démons. Cellendhyll l’avait donc tué avec un motif légitime. Melkior était forgé de la même trempe que l’Adhan, il comprendrait. Et si l’Ange devait tout de même répondre de ses actes devant Morion, il improviserait sur un registre presque équivalent.

 

Après le départ de Cellendhyll, deux lignes s’étaient inscrites dans la stèle, en dessous des autres, marquant la véritable fin du nébuleux écrit prophétique :

 

Une vie pour une vie, l’Homme aux deux souffles tombera,

Injuste normalité, l’Équilibre préservé.