Chapitre 9
Cellendhyll longeait l’un des nombreux couloirs de la forteresse. Murs gris, tentures pourpre foncé, tapis épais bleu nuit – les couleurs d’Eodh. Estrée partie, il avait lui aussi quitté le bal, la présence de la jeune femme étant la seule raison pour laquelle il s’y sentait bien. Il était rentré dans ses appartements. À peine la porte ouverte, il avait trouvé sur le seuil un mot d’Estrée.
J’ai besoin de te voir. Il s’est passé quelque chose d’important.
Viens sur la terrasse ouest.
Ne tarde pas. Sois discret.
Estrée
Malgré son laconisme, le message traduisait l’urgence. Qu’avait-il bien pu se produire depuis qu’il l’avait quittée ? Y avait-il un rapport avec le départ du duc d’Eodh ?
Il n’avait aucune raison de se méfier de la jeune femme. Il repartit aussitôt pour la retrouver au lieu de rendez-vous qu’elle proposait.
Cellendhyll arrivait en vue des portes-fenêtres de la terrasse. Une dizaine de mètres avant, il s’immobilisa. Son instinct éprouvé lui fit brusquement lever la tête. Collé au plafond par quelque procédé mystérieux, nimbé d’un halo rouge qui l’enveloppait tel un suaire, se tenait un homme vêtu de cuir également rouge, le crâne rasé, élancé, les paupières curieusement peintes de noir.
L’homme se laissa tomber les pieds joints visant le haut du crâne de l’Adhan. Ce dernier plongea sur le côté, effectua une roulade et se retourna en position de combat. Dans le même temps, l’inconnu se reçut sans heurt sur le tapis avec une souplesse étonnante. Lui aussi prêt à l’affrontement.
Cellendhvll avait suffisamment arpenté les voies de la violence pour le savoir. Il n’avait pas besoin de réfléchir ou d’interroger l’autre. Ce dernier était là pour le tuer, c’était évident.
Tuer ou être tué, il en revenait toujours là. C’était son élément, son oxygène, son essence.
— Qui t’envoie ? demanda calmement l’homme aux cheveux d’argent.
L’autre ne répondit pas. En revanche, il étira ses poings devant lui, en parallèle, dévoilant des sortes de gants, surmontés au niveau des jointures par des pointes métalliques. Visiblement des armes connues pour provoquer d’horribles blessures.
Cellendhyll dégaina la dague sombre de son fourreau de botte d’un geste coulé. L’homme eut un geste curieux du poignet et le halo qui l’enveloppait gagna en intensité. Aimantée par une force mystérieuse, la Belle de Mort fut arrachée de la senestre de l’Adhan pour venir se coller sur l’un des gants de son adversaire. Ce dernier arbora un rictus satisfait avant de décrocher l’arme pour la lancer derrière lui, hors de portée.
Pourquoi cet homme voulait-il le tuer ? Contrairement à la majorité des adversaires qu’avait affrontés l’Adhan, il n’avait pas menacé, ne s’était pas vanté. Il n’avait pas soufflé mot, ni donné la moindre indication de ce qui pouvait motiver cette attaque. Était-il seul ? N’était-ce qu’un exécutant ? Cellendhyll ne l’avait jamais vu auparavant, de cela il était sûr.
L’agresseur avança sur l’Ange, zébrant l’air d’allers-retours rageurs de ses poings gantés ; ce dernier recula, avant de faire un pas de côté et de frapper son adversaire d’un coup de pied sauté dans l’épaule. L’assassin accusa l’impact et repartit à la charge. Cellendhyll détourna une frappe de son avant-bras, riposta d’un coup de coude au visage. La pommette profondément entaillée, le tueur secoua la tête mais ne tomba pas. La lumière rouge qui l’enveloppait s’intensifia et la blessure s’effaça dans les quatre secondes suivantes.
L’assassin était rapide, son style à la fois fluide et puissant. Il se mouvait comme un guerrier éprouvé qui n’avait pas dû souvent goûter l’amertume de la défaite. Pas vraiment étonnant, s’il était protégé de sa magie pourpre.
Chaque fois que Cellendhyll provoquait une blessure, la lueur s’avivait pour guérir son opposant. Ce dernier d’ailleurs ne prenait plus soin de sa défende, seule l’offensive le motivait et l’Adhan avait du mal à résister à sa puissance. Il savait qu’il devait utiliser ce manque de défense à son avantage.
L’Adhan reçut un coup de genou dans les côtes, il plongea de côté, évitant un revers de gant qui lui aurait arraché le visage, il se redressa, frappa d’un atémi en arc de cercle. L’assassin esquiva, fit un pas en avant et balaya l’air d’un revers du droit. Son gant déchira le pourpoint de Cellendhyll comme du papier, lacérant sa chair également, à hauteur des côtes. Tout entier concentré sur le combat, l’Ange remisa la douleur dans un recoin de son esprit. Il recula pour se mettre hors de portée. Mais l’autre enchaînait déjà, tournant sur lui-même pour prendre de la puissance ; son autre poing vola en diagonale haute pour atteindre Cellendhyll en pleine poitrine. Une nouvelle blessure, tout aussi cuisante que la première.
Pourtant Cellendhyll avait l’avantage à présent, et le prix qu’il venait de payer valait bien la peine, car porté par son assaut, l’autre avait fait un pas de trop.
L’Ange emprisonna les deux mains tendues de l’agresseur à l’intérieur de son avant-bras, les bloquant contre sa hanche, avant d’asséner un coup de tête au visage du tueur. Dans la foulée, il se glissa derrière l’assassin dont il crocheta le dessous du menton. Il lui asséna aussitôt un coup de genou dans les reins. Puis, tout en renforçant son étreinte autour du cou de l’autre, il le força à s’arquer en arrière. Cellendhyll pesa alors de toutes ses forces, son genou collé dans les reins de son ennemi. Un rictus sauvage aux lèvres, il contracta ses muscles, se cambra. La colonne vertébrale de l’assassin céda, se brisant dans un craquement écœurant. Le halo de couleur qui enveloppait le cadavre de l’assassin se mit à luire mais c’était trop tard. Une telle blessure ne pouvait être guérie par la lumière pourpre.
Peu après la lumière rouge s’intensifiait encore et se mit à dissoudre la dépouille de l’assassin dans son entier, avant de refluer, puis de disparaître.
Cellendhyll récupéra sa dague sombre. Il lui sembla que cette dernière frémissait de frustration et de colère. Elle ne communiqua pas avec lui pour autant.
Il rejoignit la salle où il était censé retrouver Estrée. L’héritière brillait par son absence et cela n’étonna pas l’Adhan. La missive était bel et bien un piège.
Il repartit en chemin inverse, cette fois prêt à tout. Avec la disparition du cadavre, il n’y avait aucune preuve de ce qui venait de se produire, hormis la lettre d’Estrée. Sans attendre, passant par des chemins dérobés, il se rendit chez elle.
Qu’un assassin se fut introduit ici, probablement venu de l’extérieur d’après l’instinct de l’Ange, était un fait inquiétant. Les défenses magiques de la Forteresse interdisaient toute téléportation étrangère. Cela ne pouvait signifier qu’une chose : le tueur avait bénéficié d’une complicité au sein du Chaos.
Cellendhyll pénétra dans la suite d’Estrée, après que cette dernière lui eut ouvert la porte.
La jeune femme remarqua tout de suite qu’il avait été la cible d’une attaque. Elle le fit entrer dans le salon, s’asseoir, avant d’aller chercher de quoi désinfecter ses blessures et les panser.
Tout en se laissant ôter sa chemise et son pourpoint lacérés, il déclara :
— J’ai reçu un mot de toi, me demandant de te retrouver dans la salle de la Licorne. Juste avant de l’atteindre, je me suis fait surprendre par un assassin. J’ai réussi à le vaincre mais son cadavre s’est dissous dans une sorte de lueur rouge. De la magie, mais j’ignore de quelle souche.
Estrée fronça les sourcils et cessa de tamponner la peau de Cellendhyll avec une compresse :
— J’espère que tu ne me soupçonnes pas de t’avoir tendu ce piège.
— Il se trouve que non. Sinon nous ne serions pas en train de parler aussi paisiblement, ma belle.
— Ma belle ! J’adore quand tu me parles ainsi, surtout, uses-en abondamment !
— Estrée !
— Pardon, dit-elle en reprenant ses soins. Montre-moi ce message…
Cellendhyll se releva du canapé, le temps d’aller chercher la lettre dans son pourpoint. Il la tendit à Estrée qui en entreprit aussitôt la lecture.
— Je ne comprends pas. C’est bien mon écriture et pourtant…
Soudainement, sur le papier, les lignes se mirent à clignoter deux secondes avant de se modifier, laissant une écriture bien différente de celle d’Estrée. Puis les lettres s’effacèrent pour ne laisser que du vélin vierge.
— Ah, je comprends mieux à présent, dit Estrée. Un sort d’illusion basique. Dont l’effet vient de s’annuler.
Ils n’avaient eu que le temps d’étudier la calligraphie employée. Les mots avaient été délicatement tracés, la marque d’une personne cultivée, mais possédant une écriture plus ramassée que celle de la Fille du Chaos. Ni Estrée ni Cellendhyll ne reconnaissait ce style. Était-ce l’écriture d’une femme ? On pouvait le penser. Toutefois ce pouvait aussi bien être le stratagème d’un homme voulant faire penser à une femme.
— Je me demande une chose, reprit Estrée. Cet homme qui t’a assailli, était-il un assassin unique ou faisait-il partie d’un groupe ? Va-t-il y avoir d’autres de ces attaques contre toi ?
— Aucune idée.
— Cela ne semble pas te tracasser plus que ça, commenta Estrée tout en déroulant un bandage propre.
— Bah ! Ce n’est certes pas la première fois qu’on cherche à me tuer et pas non plus la dernière. Je suis habitué, tu sais.
— Qui peut vouloir ta mort ? renchérit la jeune femme. Qui a assez de pouvoir pour introduire un tueur au sein de la Forteresse ?
— Pour commencer, je ne suis pas précisément le résident le plus sympathique de la Citadelle chaotique. Sinon, deux noms me viennent immédiatement en tête : le Père de la Douleur, qui a ordonné ma mort, et Gamaël, qui m’a trahi et abandonné sur Valkyr. Le Père souhaite ma mort plus que quiconque et ferait un parfait suspect, bien plus que Gamaël. Si ce dernier voulait m’abattre, il le ferait de ses propres mains, après m’avoir confronté, j’en suis persuadé. Mais je ne vois pas comment le Roi-Sorcier pourrait avoir accès à la forteresse. De plus, le tueur n’était pas un Ténébreux, la mystérieuse magie qui l’entourait n’avait rien à voir avec la magie du Sang ténébreuse. En revanche, le tueur disposait d’un complice au sein du Chaos, cela ne fait aucun doute.
— En ce qui concerne cette question, je dirais que n’importe laquelle des Maisons pourrait être impliquée, à part la nôtre bien sûr. Chaque clan dispose de son propre portail, le seul moyen d’entrer ici sans se faire arrêter, que ce soit par les sentinelles magiques ou physiques…
— Je pense à une chose. Cette personne sait qu’on peut me manipuler à travers toi, puisque cette lettre était l’appât. Quelqu’un qui sait que tu comptes pour moi.
— Qui ?
L’Ange haussa les épaules :
— Cela peut-être n’importe qui. Il suffit par exemple d’avoir assisté à la réception de ce soir et de nous avoir vus danser pour comprendre sans peine que nous tenons l’un à l’autre.
— Que vas-tu faire ? Avertir Morion ?
— Moins j’en dis à ton frère et mieux je me porte. Je n’ai aucun élément à lui apprendre, pas même de cadavre à lui montrer. Il risquerait de me parquer dans quelque recoin pour me tenir en sécurité et je veux garder toute ma liberté. Du reste, je suis assez grand pour me débrouiller seul et ne pas l’appeler à l’aide au moindre danger.
— Mon héros… souffla-t-elle, et ce n’avait rien d’une moquerie.
— Je n’ai rien d’un héros, Estrée… vraiment rien.
Le bandage terminé, la jeune femme se releva pour aller ranger sa trousse de soin. Elle revint auprès de l’Ange et lui proposa :
— Veux-tu dormir ici ? L’endroit me semble plus sûr que tes propres appartements. Je ne te propose pas de venir dans mon lit, grand bêta, ne fais pas cette tête-là. Mais si quelqu’un t’en veut, tu seras plus en sécurité ici que n’importe où ailleurs dans la forteresse et surtout plus que dans ta propre suite, l’endroit logique où l’on pourrait chercher à t’atteindre.
— Ceux qui me pourchassent ont démontré qu’ils savaient que nous sommes amis, Estrée, c’est même cette information qui leur a permis de me tendre cette embuscade. Si je reste ici, je risque de t’attirer des ennuis.
— Moi aussi, je sais me défendre, Cellendhyll de Cortavar. Et le seul que j’appellerai à l’aide si je me sentais en danger, se trouve en face de moi. Je te le répète, si un assassin a réussi à s’introduire dans la Citadelle, ses complices éventuels peuvent te tendre une embuscade dans tes appartements. Chez moi, cela leur est impossible, l’appartement de l’héritière d’Eodh est nettement mieux protégé que celui d’un commandant, tu le sais ; mes murs et mes portes sont renforcés des meilleurs charmes d’Eodh, mon frère y a veillé… Alors, reste ici, tu seras tranquille. De plus, blessé comme tu l’es, de toute manière, tu n’es pas apte à la bagatelle. Donc inutile que je gaspille mon énergie pour tenter de te violer.
— Ce ne serait pas un viol, Estrée, tu le sais parfaitement.
— Non, je n’en sais rien, détaille un peu ce point, je te prie…
Ils échangèrent un long regard. Ils se tenaient au bord de la ligne. Cette ligne tracée entre eux, tissée par la séduction et l’attirance. Ils pouvaient franchir cette ligne, tous deux, d’un commun accord, et concrétiser ce désir qui les harcelait, plonger ainsi dans l’amour et la passion. Ou bien continuer encore un peu de flirter avec cette frontière, de l’approcher, le plus possible, sans la dépasser. Du moins pas encore. Car ils le savaient tous les deux, l’Ange et l’Héritière, ils allaient se donner l’un à l’autre, cela couvait entre eux depuis trop longtemps, avec trop d’élan pour ne pas se réaliser.
Toutefois, sans se le formuler vraiment, ils désiraient tous deux prolonger la danse de cette séduction complice, ce chassé-croisé, cette chasse amoureuse ; l’un comme l’autre préféraient cette option, pour des raisons différentes mais tout aussi légitimes. Peut-être avaient-ils peur, s’ils franchissaient le pas, de découvrir que l’autre n’était pas si parfait que cela, contrairement aux apparences, ou bien inversement de ne pas être à la hauteur de l’idéal de l’autre, ce qui n’était pas un sort plus enviable.
— Bien, c’est décidé, tu restes, finit par dire Estrée. Ce ne sera pas la première fois que tu dormiras dans mon salon.
Ils partagèrent une infusion d’écorces noires, devisèrent de sujets légers, sans se quitter du regard.
Une fois la jeune femme retirée dans sa chambre pour la nuit, l’Ange se rendit sur la terrasse, retira son bandage en le déroulant et livra sans pudeur son torse à la lumière de l’ardente Valistar, la lune du Chaos.
En lui s’éleva peu après la pulsation familière indiquant que son second cœur, son cœur de Loki, s’éveillait pour accélérer le processus de guérison.
Mais l’homme aux cheveux d’argent ne songeait pas à la magie réparatrice que Morion avait implantée en lui.
Estrée lui avait dévoilé ses propres sentiments. Cela le touchait intimement mais ça lui faisait également peur. Chaque fois qu’il s’était ouvert à l’amour, qu’il avait ouvert les portes si épaisses, si bien cadenassées de son cœur, il en avait été méchamment, cruellement puni. Ysanne, Devora… Son cœur meurtri était bien fragile, trop peut-être, pour supporter un nouvel échec.
Après avoir rafraîchi son visage et peigné sa longue chevelure, Estrée alla se coucher, inquiète. La menace qui planait sur celui qu’elle considérait comme son homme occultait son désir pour lui.
La soirée avait si bien débuté, pourtant. Ce bal, quel rêve enfin comblé, quelle réalité romantique. Quel beau couple ils avaient dû former, portés par la musique.
Sûr que Morion, qui désapprouvait totalement la relation – quelle qu’elle soit – qui unissait sa sœur à son agent le plus redoutable, allait en faire une crise d’hémorroïdes ! Bien fait pour ce fouineur ! Ce dernier, d’ailleurs, ne l’avait convoquée que pour se plaindre de la décision de leur père, qui, déplora-t-il, ne l’avait pas consulté. Morion en profita pour lâcher un sous-entendu sur le fait qu’il ne voyait pas d’un bon œil les rapports d’intimité qu’il constatait entre sa sœur et son Ombre favorite. Estrée lui avait ri au nez.
En dépit de son désir pour lui, en attente depuis des années, la Fille d’Eodh n’était plus aussi pressée qu’avant de découvrir l’Adhan comme amant, de se livrer à lui, toute sa passion libérée. Elle voyait bien l’attirance que ressentait l’Ange pour elle, une attirance qu’il maîtrisait mais qu’il n’étouffait pas pour autant. Les barrières avaient sauté entre eux, depuis leurs aventures sur le Plan des Sang-Pitié. La froideur qu’avait si longtemps affichée Cellendhyll à son égard n’était plus qu’un mauvais souvenir. Rien que cela représentait une insigne récompense. Leurs rapports étaient éclairés par l’amitié, déjà, et cette amitié n’était nullement un frein à quelque chose d’encore plus intime qui représentait pour Estrée une passerelle vers le merveilleux. Elle en tirait une sérénité qui la surprenait.
Elle cessa de songer aux potentialités de sa relation avec l’homme aux cheveux d’argent pour se concentrer sur des pensées nettement moins agréables. Elle avait retenu parmi ce qu’elle venait d’apprendre un point qui l’interpellait avec force : le Père de la Douleur avait ordonné la mort de Cellendhyll. Pourquoi ? En quoi l’Ange le menaçait-il ? Comment le découvrir ?
Songeant à divers moyens d’arriver à ses fins, elle finit par plonger dans le sommeil.