Chapitre 56

 

 

Chose peu coutumiére, l’immense hall de Mhalemort au sol de marbre noir, aux murs de pierre brute, au plafond si haut qu’on n’en discernait pas les limites, vibrait d’activité et de vie.

Les troupes convoquées par le Père de la Douleur s’amassaient peu à peu. Elles resteraient ici jusqu’à leur départ pour la forêt de Streywen, mangeant et dormant sur place.

Trois régiments expérimentés mais disparates. Les troupes respectives prenaient soin de ne surtout pas se mélanger. La rivalité intense qui animait les Seigneurs de Guerre ténébreux s’étendait aussi à leurs subordonnés.

Situés sur la gauche du hall, les trois cent cinquante Sanghs se moquaient ouvertement de la meute grouillante des Serpentères ; ils parlaient fort, lâchaient force éructations, grondements ou bourrades. Sanglés dans des baudriers de cuir noir, les reins ceints de kilt de même teinte, des cercles de métal divers entourant leurs poignets ou leurs biceps formidables, les plus redoutables combattants des Ténèbres étaient des colosses au faciès de sanglier, leurs crânes épais ornés d’une touffe de crins qu’ils teintaient selon leurs goûts. De leur mâchoire prognathe dépassait une paire de défenses en os. Même Gheritarish, pourtant si massif, aurait paru frêle face à certains d’entre eux.

Au centre du hall se tenaient les créatures reptiliennes. Cinq cents de ces dernières s’amassaient les unes contre les autres, sifflaient à l’encontre des Sanghs, les maudissant à voix basse  – insulter ouvertement un Sangh équivalait à la pire des folies. Les Serpentères se composaient de deux types d’écailleux différents. Les grands Blancs, dressés sur leur queue, formaient l’élite, doués d’une vive intelligence et d’un instinct de chasse hors du commun ; les Verts, au contraire, uniquement gouvernés par leurs instincts bestiaux, la piétaille sauvage et frénétique. Les Blancs se distinguaient les uns des autres par les tatouages qui ornaient leurs ventres annelés. Ils ne portaient aucun vêtement, sinon des capes de cuir pour certains. Les Verts, quant à eux, tels des bêtes ne s’encombraient d’aucune parure.

À droite des deux cohortes, l’Essaim des Mantes, également au nombre de cinq cents. Les grandes créatures insectoïdes à chitine blanche et mauve ne conversaient qu’entre elles, agitant leurs antennes, ne communiquant à leurs alliés qu’un mépris hautain, la seule chose qu’elles exprimaient clairement. Les officiers portaient de longues tuniques sans manches, à motifs géométriques. L’Essaim se divisait en groupes uniquement impairs qui se faisaient et se défaisaient sans cesse, selon une logique propre, créant une houle insolite et inquiétante.

Le Sangh incarnait la force brute et la résistance, le Serpentère la ruse et la vivacité, et la Mante un étrange effroyable.

Ils se défiaient, certes, mais n’en viendraient pas aux mains. Le Roi ténébreux s’était montré fort explicite sur le fait qu’il s’occuperait personnellement de celui ou de ceux qui déclencheraient des rixes.

 

Dans un coin de la salle, une dizaine de forgerons ikshites aux joues scarifiées et leurs assistants se tenaient derrière de longs établis, occupés à affûter les armes de ceux qui allaient partir au combat.

Les guerriers sanghs apportaient leurs énormes haches de bataille, leur arme favorite, certains optant toutefois pour l’épée à deux mains ou encore la redoutable masse de guerre hérissée de piquants qu’ils surnommaient la Briseuse. Les Serpentères préféraient l’usage de la dague dentelée, du tulwar au tranchant acéré, ou encore de la javeline. Quant aux Mantes, elles n’avaient besoin d’aucune arme, leurs barbelures, leurs ergots et leurs pinces s’avéraient amplement suffisants pour découper un homme, fut-il protégé de plaques.

À l’opposé, de longues tables sur lesquelles était disposé de quoi boire et se nourrir  – le Père ayant interdit les alcools. Un groupe de cuisiniers ikshites préparaient les repas dans de gros chaudrons qu’ils agitaient régulièrement de leurs louches.

De son perchoir, Estrée contemplait toute cette effervescence. La cacophonie créée remontait jusqu’à la jeune femme, l’emplissant jusqu’à faire crisser chacun de ses nerfs. Elle se tenait sur un rebord de pierre qui servait de balcon sur la paroi nord de la salle, à la droite du Père de la Douleur, le plus loin possible. Leprín se tenait sur son autre flanc, en léger retrait.

La fille d’Eodh s’interrogeait de plus en plus sur le seigneur des Ténèbres. Du monarque, elle ne voyait que le nez long et blafard qui pointait de sa capuche de brocard noir, les mains aux ongles griffus laqués de noirs, et cette bouche aux lèvres incarnates, la plupart du temps plissée de dédain ou tout au contraire relevée d’une satisfaction sardonique. Elle se demandait s’il était le seul Ténébreux à avoir la peau blanche. Était-il un albinos ? Un être unique au sein de son peuple ? Elle ne pouvait évidemment pas lui poser la question. Le monarque la terrifiait.

Ce n’est pas non plus Leprín qu’elle interrogerait sur le sujet. Depuis son installation forcée à Mhalemort, le Légat ne lui adressait plus la parole tout en la fixant intensément chaque fois qu’il le pouvait. Lui qui connaissait les moindres plis de son corps, qui avait abusé d’elle dans tous les sens du terme, l’avait plongée dans les abîmes de la dépravation, se comportait comme si elle ne représentait qu’une inconnue.

Un trio d’éclaireurs ikshites envoyé par le souverain avait vérifié et confirmé le tracé de la carte offerte par Estrée. Ils avaient ainsi repéré, de loin pour ne pas se faire découvrir, les contreforts où se trouvait la Citadelle chaotique. De quoi rassurer leur maître sur la véracité des informations transmises par l’héritière d’Eodh.

En conséquence de quoi, le Roi-Sorcier n’attendait plus qu’une chose : que son contingent triple soit au complet. Il ouvrirait alors les portails respectifs qui conduiraient les forces d’invasion jusqu’à la Citadelle du Chaos, grâce aux informations cruciales livrées par l’héritière d’Eodh.

Estrée serra les dents. Peut-être dès le lendemain, les Ténébreux partiraient asservir son peuple.