Chapitre 76
Les trois guerriers ténébreux marchaient sur Cellendhyll, dans une approche désordonnée. Une voix hardie les apostropha :
— Alors, bande de lâches, vous pensiez pouvoir me garder prisonnière ? Hé bien venez à moi à présent, venez tâter de mon acier !
La fille d’Eodh n’avait crié ainsi que pour affirmer sa présence et détourner temporairement l’attention des adversaires de l’Adhan. La ruse fonctionna à moitié, car Berger-du-Massacre délaissa l’homme aux cheveux d’argent pour la charger, se débarrassant de sa houppelande en cours de route.
— Va aider Berger à tuer la femme, je contiens celui-là jusqu’à ce que vous reveniez m’aider à le finir, éructa Croc-de-Haine.
Au lieu de suivre le bon sens, le Serpentère fit le contraire de ce que lui proposait son allié et rival. Il resta focalisé sur l’Ange.
Ils arrivaient sur lui, Croc-de-Haine à droite, Griffe-de-Sang sur la gauche. L’Adhan se déplaça sur la droite, latéralement, de manière à placer le chef de la Horde entre l’Écailleux et lui-même.
Ses deux adversaires obliquèrent dans sa direction mais le mal était fait. La masse du Sangh était si imposante que le Serpentère perdrait un temps précieux à le contourner.
Cellendhyll jouait une nouvelle fois sur la mésentente qui animait ses adversaires. Le Sangh et le Serpentère le combattaient tous les deux, mais chacun de son côté.
Sans se soucier de son comparse, Croc-de-Haine brandit sa hache à double tranchant, arme que l’Adhan aurait eu du mal à soulever plus haut que la ligne de ses pectoraux. Le Sangh la fit tourner sans effort au-dessus de sa tête avant de la renvoyer brusquement dans une oblique dirigée droit sur le buste de l’Ange. Cellendhyll sauta en arrière, laissant la hache si puissamment maniée écorner le sol. L’arme fora un trou dans la pierre et le Sangh en perdit l’équilibre.
Cellendhyll le laissa passer devant lui. Histoire d’augmenter son déséquilibre, il lui gifla la nuque du pommeau de son épée. Puis il bondit sur la droite, en diagonale, abaissa son épaule et percuta le Serpentère blanc qui arrivait à portée, le touchant en plein torse, les crochets de l’armure perçant sa chair au passage. L’Adhan recula d’un pas, tout en relevant sa lame en un arc de cercle ascendant. Il avança à nouveau et son épée rouge trancha l’une des oreilles pointue de Griffe-de-Sang, lui arrachant un glapissement de souffrance, brisant momentanément ses velléités guerrières. Mais Croc-de-Haine revenait déjà à la charge. Un moulinet descendant et la hache du Sangh retombait lourdement. Cellendhyll interposa sa lame mais le choc fut effroyable. Le meneur de la Horde charriait tant de puissance qu’il éprouva l’impression d’avoir les bras arrachés de ses épaules. L’Ange ne pouvait résister à une attaque de plein fouet de ce type d’adversaire, le Sangh se révélait trop colossal pour qu’il lui oppose sa propre force.
Sa vitesse en revanche restait un atout. Sa science du combat également. Avant que Croc-de-Haine ne puisse tenter un nouvel assaut, l’Ange feinta un estoc sur la droite, partit sur la gauche tout en remontant son genou droit, dont le croc déchira la cuisse du chef de horde sur presque toute sa longueur. Cellendhyll poursuivit son mouvement en pivotant sur lui-même, et de ses crochets fixés sur son avant-bras brusquement détendu, il entailla profondément la joue de Croc-de-Haine. Il termina sa volte en relevant le talon surmonté d’un autre croc qu’il planta dans le genou du Sangh avant le retirer d’un geste sec. Il paracheva le tout d’un coup de botte arrière qui désarçonna le guerrier ténébreux, éclaboussé de sang jaune.
L’Adhan avait agi juste à temps pour répondre à une nouvelle menace. Griffe-de-Sang revenait dans son champ de vision. L’hybride serpentère lacéra l’air d’un ciseau de ses dagues mais Cellendhyll avait changé de place. D’un bond preste, il se repositionna sur le flanc droit de la créature écailleuse qu’il assaillit d’un revers de lame en diagonale haute. Une aile proprement sectionnée, Griffe-de-Sang mugit une nouvelle fois sa souffrance tout en reculant hors de portée. Estimant que finalement il s’avérait plus sage de s’attaquer à Estrée, le grand reptile se glissa dans sa direction.
Ce changement de stratégie n’échappa pas à Cellendhyll mais Croc-de-Haine revenait l’engager au pas de course, fouettant l’air de sa hache furieuse.
Tandis que son amant affrontait les deux Ténébreux, la fille d’Eodh s’était lancée dans un duel tout aussi âprement engagé. Plusieurs passes furent disputées, chaque fois dominées par Estrée, et chaque fois son sabre rebondissait sur la carapace de chitine de Berger-du-Massacre – carapace épaissie par de nombreuses années d’existence. Le temps de trouver une stratégie appropriée, la jeune femme délaissa l’agressivité pour adopter un style plus défensif, dégaina son poignard en renfort, se contentant de parer les coups de pince, d’esquiver les barbelures et les ergots de la Mante.
La reine de l’Essaim semblait avoir pris l’avantage. Feintant un mouvement en taille de sa pince droite, elle frappa de la gauche, dans un estoc dirigé droit sur le bas-ventre d’Estrée. Celle-ci intercepta l’attaque en croisant ses lames devant elle, emprisonnant la pince au passage. Elle releva vivement sa main armée de son poignard et frappa d’un ample revers qui trancha presque à ras l’une des antennes de Berger-du-Massacre. Cette dernière exprima son calvaire d’un crissement aigu. La tête brusquement tordue sur le côté, elle semblait avoir un subit problème d’équilibre ; une gelée violette s’écoulait de son moignon d’antenne.
La reine ne continua pas moins à délivrer ses assauts. L’une de ses pinces claqua avant de piquer vers le visage d’Estrée. Cette dernière se baissa, avança d’un pas, lâcha sa lame courte pour empoigner son sabre à deux mains, et riposta en l’abattant sur le flanc gauche de son adversaire. La jeune femme toucha au niveau des côtes, la chitine résista à l’acier mais l’impact était tel que la reine fut projetée sur le dallage. À terre, la Mante pivota sur elle-même tout en remontant sa jambe tendue. L’ergot fiché sur son talon vola en direction d’Estrée. Cette dernière glissa en voulant l’éviter et chuta à son tour. Berger-du-Massacre se relevait déjà, elle combla l’écart qui la séparait de l’héritière d’Eodh, leva un pied et le rabattit vers sa victime, tel un pilon. Estrée roula sur le côté pour éviter l’ergot. La reine des Mantes la poursuivit, bien décidée à la piétiner. Estrée continua de se tourner sur elle-même mais elle avait perdu l’avantage. Elle tenta bien de faire tomber la Mante d’un coup de pied à l’arrière de son genou mais la Reine de l’Essaim avait une trop bonne assise.
La fille d’Eodh n’avait plus la force d’esquiver. Du coin de l’œil, elle entrevit Griffe-de-Sang qui se rapprochait d’elle, ses traits de reptile étirés d’un mauvais sourire qui dévoilait sa langue bifide. Elle se retrouvait cernée.
Cellendhyll affrontait toujours Croc-de-Haine, virevoltant autour du colosse sangh, le harcelant de son épée au feu pourpre.
Berger-du-Massacre frappa une nouvelle fois de son ergot qui claqua contre le sol. Dotée d’une énergie frénétique, la Mante s’acharnait, il lui suffisait d’un coup au but pour défoncer le sternum de sa proie. Estrée savait qu’elle était perdue. Elle invoqua son seul recours possible : la pierre shaad’dûh qui ornait son cou. La gemme matérialisa son pouvoir sous forme d’un écran inviolable argenté qui entoura la jeune femme. Le sort défensif, toutefois, ne durerait pas plus d’une minute. Berger-du-Massacre devait s’en douter car la reine continua de frapper de ses pieds hérissés d’ergots, interdisant à la Fille du Chaos de se relever, de s’échapper, attendant patiemment que cesse le pouvoir du bouclier d’esprit. Griffe-de-Sang arrivait à portée, plus que trois pas et il pourrait participer à la curée.
— Cellendhyll ! cria Estrée dans l’urgence.
À grand-peine, l’Adhan venait d’éviter une frappe en biseau de Croc-de-Haine destinée à lui trancher le bassin. Alerté, il tourna la tête vers la femme de son cœur. Il vit aussitôt à quel point sa situation était désespérée.
Galvanisé par la détresse d’Estrée, Cellendhyll invoqua le Hyoshi’Nin. La grâce parfaite l’emporta aussitôt dans cet univers de simplicité où l’acte idéal, absolu, supplantait la pensée et toutes ses contingences.
Sans savoir comment, Cellendhyll se retrouva subitement à côté de son aimée, toujours allongée sur le dos et toujours vivante.
Campée de l’autre côté d’Estrée, Berger-du-Massacre contemplait sa carapace fendue sur toute sa longueur, ses viscères en train de se disperser en corolles sur le dallage. Griffe-de-Sang était répandu sur le sol, un peu en arrière, la tête séparée de son corps disloqué. Quant à Croc-de-Haine, il était tombé à genoux, figé dans la mort, louchant sur la lame de sa propre hache que l’Ange avait plantée en plein milieu de son front et sur laquelle coulait le jus de sa cervelle.
La reine des Mantes releva une pince, qu’elle fit claquer une dernière fois, geste futile, avant de s’effondrer comme un pantin aux fils tranchés.
Les Seigneurs de Guerre ténébreux avaient vécu.
Quitté par le ressentir pur, l’homme aux cheveux d’argent n’avait aucun souvenir de ce qu’il venait d’accomplir. Le résultat lui convenait parfaitement, en revanche. Il s’empressa de relever Estrée. À cause de son armure-crocs, il ne pouvait hélas pas la serrer dans ses bras.
— Ça va, Estrée ?
— Oui, un instant, j’ai cru que c’était fini. Puis tu m’as sauvé. Tu es mon héros adoré…
— Je ne suis pas un héros, ronchonna l’Adhan.
— Mais si, voyons. Tes exploits l’attestent.
Cellendhyll préféra changer de sujet :
— Où a bien pu fuir le Père de la Douleur ? Il faut le retrouver avant qu’il ne lance sa contre-attaque.
— Allons voir dans la Salle des Fumées, c’est là qu’il se terre, d’habitude.
Il passa devant elle pour sortir de la salle, et elle lui claqua une fesse au passage – l’un des quelques endroits qu’elle pouvait toucher sans s’entailler la peau.
— Mon héros ! souffla-t-elle d’une voix malicieuse.