Chapitre 35
La journée se terminait dans un flamboiement rougeoyant qui couronnait les hauteurs de la ville de Lumière, tandis que le chevalier Soleil agonisait de ses efforts.
L’Ange retourna défricher le savoir livresque. Comme la fois précédente, il rencontra des gens de lettres agréables, d’autres nettement moins. Tous cependant avaient collaboré à ses recherches en présentant une réponse unanime : ils ne savaient rien. Il restait une personne sur la liste, la dernière à visiter et l’Ange avait presque perdu espoir de dénicher un renseignement utile.
La devanture de la librairie était laquée de rouge. Cellendhyll entra sans prêter garde aux ouvrages positionnés derrière la vitrine d’exposition.
Une jeune femme se tenait derrière un comptoir, vêtue d’une robe de soie moulante aux reflets vert d’eau. Elle était grande, plantureuse, les cheveux châtains, mi-longs et torsadés.
— Bonjour, ma dame. Je cherche un livre qui traite d’un sujet un peu particulier.
Le sourire de la libraire devint encore plus avenant. Après l’avoir toisé sans se cacher, d’un air entendu, elle répondit à Cellendhyll :
— Vous êtes au bon endroit, messire. Venez dans l’arrière-boutique, j’ai des ouvrages véritablement intéressants, certains sont mêmes passionnants… J’aime la passion, pas vous ?
— Ah, je pense qu’il y a méprise, dit Cellendhyll. Le sujet qui m’intéresse concerne le seigneur Arasùl.
La femme se mordilla la lèvre avant de répondre :
— Ce nom ne me dit rien.
— C’est un seigneur ténébreux. Il est mort et je cherche à en savoir plus sur lui, notamment à localiser sa tombe.
Tout en commuant de le dévisager, son interlocutrice se mit à jouer avec l’une de ses mèches.
— Quelle drôle d’idée ! Je n’ai pas ce genre d’ouvrage en rayon, moi, je tais exclusivement dans la littérature érotique.
— Oui, je viens de le comprendre.
— Vous êtes sûr de ne pas vouloir venir derrière ? susurra-t-elle d’une œillade appuyée. J’ai des estampes de grande qualité, elles sont délicieusement coquines. Si vous voulez, nous pourrions les détailler ensemble…
— C’est flatteur mais j’ai déjà quelqu’un avec qui partager ce genre d’activité.
— Ah. J’aurais dû m’en douter, les beaux gosses dans votre genre ne sont jamais célibataires.
— Merci du compliment.
— Cela dit, je ne suis pas du genre jalouse.
— Et moi je suis fidèle.
— Quelle sale maladie ! Je pourrais vous en guérir vous savez ?
— Vous êtes fort séduisante mais non merci.
— Tant pis, soupira-t-elle. Si vous changez d’avis, vous savez où me trouver.
Alors que Cellendhyll s’apprêtait à partir, elle le héla.
— Concernant votre Arasùl, le doyen de la bibliothèque municipale, le sage Nixius, saura peut-être vous renseigner. Il est un peu abrupt mais c’est un homme d’un grand savoir.
— Merci pour le renseignement, ma dame.
Et pour la remercier, il lui décocha un sourire éclatant chose peu commune pour lui.
Il décida qu’il en avait assez fait comme ça dans la journée et rentra au Meuritz. Il y prendrait une douche avant de rejoindre ses compagnons voleurs.
Ils étaient retournés à l’auberge du Bateau Ivre. Installés à leur table du premier étage, ils avaient commandé un soufflé de foies de volailles et quenelles de pommes de terre pour Rathe, une fondue de poisson pour Cellendhyll. Barrowmer opta pour une énorme tourte à l’ancienne – un plat prévu pour deux –, Nifold pour un faisan en choucroute. Un Haut-Moutiers charpenté aux reflets rubis fut désigné pour accompagner leurs mets.
Rathe, constata Cellendhyll, avait meilleure mine qu’à son arrivée. Il en félicita le voleur et lui accorda volontiers le droit de boire à volonté, du moins pour cette soirée, avec la promesse que le voleur irait transpirer aux bains publics dès le lendemain.
L’Adhan ne parla pas de sa rencontre avec le renégat, il évoqua encore moins ses révélations concernant Morion. Cela ne les concernait pas.
Les voleurs n’avaient pas avancé, ni sur Gamaël, dont les portraits circulaient en ville, ni sur Arasùl. En ce qui concernait la secte ténébreuse, Rathe annonça :
— J’ai lancé tous mes contacts sur cette secte de l’Hydre. L’Hydre est apparue de nulle part, ne laisse aucune trace, aucune piste. On ne sait rien à son sujet dans la pègre, aucun contact n’a été pris chez nous, je suis formel. Et avec tous ceux que je connais ici, je le saurais, crois-moi… Et quand je dis rien, c’est rien de rien, pas même la moindre petite rumeur, nib ! Vraiment inhabituel, c’est comme si elle n’existait pas.
— Curieux, souffla l’Adhan.
— Bon, sinon, tu m’avais demandé un truc spécial… le voilà… annonça le voleur la moustache frétillante.
Il tendit à l’Ange un petit sachet de cuir. À l’intérieur, Cellendhyll découvrit un anneau de métal torsadé, couvert de petites runes.
— Bravo, Rathe, je savais que je pouvais compter sur toi. Comment as-tu fait ?
— Secret professionnel, se rengorgea le vieillard.
Son œil brillait d’un tel éclat que l’on pouvait se douter qu’il avait dû rivaliser d’astuce, d’ingéniosité, de finesse, de furtivité et d’adresse, en bref mobiliser tous ses talents pour obtenir l’anneau de transfert que désirait Cellendhyll. Un exploit, en un délai si court.
Un tel artefact faciliterait énormément les déplacements de l’Adhan. Celui-ci sourit :
— Allez Rathounet, tu as bien mérité de t’en rouler un.
— Aahh ! Je savais que tu étais un mec sympa, sous l’épaisse couche de sévérité qui te recouvre.
Le vieillard ne se le fit pas dire deux fois. Il sortit son nécessaire à fumer et en deux temps trois mouvements se confectionna un vénérable cône d’herbe lokie numéro Trois qu’il partagea avec Nifold, ce dernier daignant de temps à autre s’adonner à la fumée.
Une fois le repas achevé, l’addition présentée, Barrowmer Doigts-Agiles claqua dans ses mains et demanda :
— Quelqu’un aurait-il de quoi m’avancer ma part du repas, j’ai plus un flèche !
— Oh oh, oh, Barrow’, quel fichu panier percé tu fais ! signifia Rathe, tout en relâchant un épais nuage de fumée de ce bleu-vert caractéristique de la production lokie.
— Je gage que notre ami au physique grandiloquent a une fois encore tenté dame chance en pariant sur les fils du dieu Equus, sourit Nifold.
— Peuh, la chance n’intervient pas aux courses, c’est tout un art.
— Mais la malchance si, hein !
— Bah, je croyais avoir un tuyau imparable, Rameau de l’Espoir dans la quatrième… Mais ce fichu canasson a chuté dix mètres après le départ.
Rathe éclata de rire :
— Dix mètres, mon pauvre vieux, c’est bien la pire que j’ai entendu de ta part !
Le gros joueur baissa la tête, soudain penaud. Nifold intervint, en bon conciliateur qu’il était :
— Allons, mon inconséquent ami, la tolérance régit nos rapports et les liens qui nous unissent depuis toutes ces années… Nous te prenons tels que tu es, poète et bon vivant !
— Poète, c’est plus que vrai… Rondouillard ? Que nenni, j’ai un physique avantageux, mais vous n’entendez rien à l’esthétique de la corpulence, bande de rats verts !
Cellendhyll se renversa contre le dossier de son fauteuil tout en étirant ses longues jambes. Le sourire fleurait sur ses lèvres. Il se sentait aussi détendu qu’il pouvait l’être, comme chaque fois en leur compagnie.
Sa rencontre initiale avec Rathe et ses comparses, lorsqu’il était en pleine vengeance, semblait un trait du destin. Ceux-là, il n’avait nul besoin de les voir souvent pour les apprécier sans retenue. Ils ne voulaient de lui rien d’autre que son amitié, ils étaient prêts à l’aider s’il en avait besoin, sans demander d’explication ou de salaire. Cette fidélité librement consentie le touchait profondément. Il le ressentait avec d’autant plus de joie qu’à présent son cœur d’humain était réchauffé par l’amour d’Estrée.
Où es-tu ma belle ? À quoi passes-tu le temps ? Tu me manques. Tu me manques réellement mais c’est bon, si bon. Cela me prouve que je tiens à toi. Cette pensée me rassure et me vivifie tout autant qu’elle m’effraie.