Chapitre 80
Le sang de l’Ange avait rougi la statue, se mêlant au mana noir, le traversant pour aller se fondre dans la chair d’Arasùl.
Le sang de l’Ange toucha le médaillon, provoquant une brève étincelle, suivie d’une ébauche de rayonnement qui naquit sur tout le pourtour du bijou.
Le sang de l’Ange abreuvait librement la Belle de Mort, plaquée contre sa blessure au ventre. Gorgée de l’hémoglobine de Cellendhyll, la dague étincelait d’un rubis uniforme.
Le médaillon pulsait avec force, nimbé du même pourpre que celui de la dague. L’enveloppe de mana qui emprisonnait Arasùl commençait à s’écailler, rongée par une palpitation grenat qui jaillissait du ventre de la statue.
Libéré, le pouvoir jaillit de la lame de la Belle, du cœur du médaillon, et enfin, de la statue d’Arasùl débarrassée de son carcan noirâtre. Les trois lignes de lumière se croisèrent au-dessus du corps de Cellendhyll, fusionnèrent pour s’intensifier jusqu’à devenir incandescentes.
Aveuglé, le Roi-Démon se détourna rageusement tout en se frottant les yeux. Estrée se tassa encore plus contre le sol, hors de la réalité. Leprín était dans un état similaire, pour des raisons bien différentes.
Abreuvé de ses trois sources, le mana rouge se mit à former une sphère qui commença à palpiter, animée d’un vortex d’énergies tournoyantes qui gagnait en intensité à chaque circonvolution.
Alors, le Dépossédé, l’Élu, renaîtra, l’esprit, l’âme et le corps enfin réunis.
Libre de recouvrer son héritage.
Juste au-dessus de lui, Cellendhyll voyait des lueurs cramoisies transformées en lucioles danser à l’orée de ses paupières, qu’il peinait à garder ouvertes. Il ne comprenait plus rien. Son cœur second manqua un battement, retrouva sa cadence, si lente à présent. Bientôt tarie.
Le maelström d’énergie avait atteint son point culminant. La sphère explosa sans le moindre bruit, morcelée en un millier de fragments chatoyants, chaque lumignon s’envolant dans une seule trajectoire, une longue courbe dont la destination n’était autre que le corps d’Arasùl.
La silhouette de ce dernier se nimba à son tour de ce rouge si éclatant qui s’intégra à lui, aspirée par les moindres pores de son enveloppe charnelle.
Aux portes de l’agonie, l’Adhan entendit résonner du fond de son esprit un cri triomphal.
Enfin libre !
La prophétie continuait de s’accomplir. L’esprit, le cœur et le corps d’Arasùl étaient enfin rassemblés. Ce dernier tressauta, hoqueta. Il ferma ses yeux aux iris jaunes, aux prunelles rouge sang, fendues de noir. Les rouvrit aussitôt. L’aiguillon de sa queue ondulante s’agita, allègre.
Levant sa main noire en direction de l’Apostat, celui qui venait d’être libéré s’exclama avec la force du tonnerre, le pouvoir s’écoulant de ses lèvres matérialisé par une vapeur grenat :
— Elberakym, par ton nom que j’énonce, je te contrains !
Un petit scintillement apparut sur la poitrine du démon, s’épanouissant en une série de cercles concentriques qui s’étendirent jusqu’aux extrémités de son corps. La créature démoniaque se figea subitement, assujettie à la volonté du seigneur ténébreux, toujours consciente mais privée de l’usage de ses membres.
Sans perdre de temps, Arasùl se pencha vers Cellendhyll. Ce dernier avait fermé les yeux. Plus aucun souffle ne sortait de ses lèvres.
Une vie pour une vie, l’Homme aux deux souffles tombera,
Injuste normalité, l’Équilibre préservé.
Mais Arasùl en décida autrement, créant une nouvelle voie dans l’embranchement des possibles. Il posa une main sur la blessure de l’Adhan, l’autre sur son front. Après une grande inspiration, le seigneur ferma les yeux. Un halo rosé sortit de ses doigts et de ses paumes pour aller baigner la peau du mourant, s’infiltrant dans sa blessure. Arasùl prit une nouvelle inspiration et la lueur de mana s’intensifia jusqu’à gagner peu à peu tout l’Adhan.
Il ne se passa tout d’abord rien. Puis, enfin, les membres de Cellendhyll se mirent à scintiller de l’intérieur. La blessure s’illumina elle aussi, tandis que la plaie se refermait, que les chairs se ressoudaient. Les entailles que l’Adhan avait reçues depuis son arrivée à Mhalemort disparurent également. Contrairement à la croyance générale, la magie de Sang qu’employaient les Ténèbres était capable de guérir.
Cellendhyll aspira une goulée d’air, ouvrit les yeux, le jade de ses iris accrocha la lumière, tout d’abord hébété puis retrouvant toute sa clarté. Ses deux cœurs battant de nouveau à l’unisson, il croisa le regard bienveillant d’Arasùl qui lui souriait largement.
L’Adhan répondit à ce sourire. Ainsi donc, l’esprit de la dague était celui d’un homme. Au fond, quelle importance. Il se remit debout sans aide, la blessure qui traversait son flanc de part en part était refermée, son énergie restaurée.
L’Ange volait à nouveau, battant ses ailes d’Ombre, dans toute sa splendeur, tel un phénix renaissant de ses cendres, fier et sauvage.
Un choc contre lui, une présence chaude. Estrée qui se jetait dans ses bras, riant, pleurant, émerveillée.
— Cellendhyll ? Tu vis ? Cellendhyll !
Il la regarda, tout aussi ému qu’elle.
Arasùl avait reculé d’un pas, laissant les amoureux à leurs retrouvailles. Il se retourna sur Elberakym et son beau visage se durcit.
Toujours prisonnier du sortilège de contention, l’Apostat ne manquait rien de ce qui se passait sous ses yeux. Son regard bicolore étincelait de rage. S’il avait la moindre possibilité de se libérer, ce serait pour massacrer les occupants de la salle, cela ne faisait aucun doute.
— Tu as échoué, Roi-Démon, énonça Arasùl. Je suis libre à présent et je reprends les rênes de Mhalemort.
— Tu ne peux me tuer, Arasùl, et tu le sais ! ricana son interlocuteur.
— Je le sais, mais tel n’est pas mon but. Je ne céderai pas à cette haine que tu professes et qui a contaminé les miens. Je ne peux t’abattre, Elberakym, c’est vrai, mais je peux te renvoyer sur ton Plan d’origine. Et je vais le faire, d’ailleurs. Avant que tu ne te remettes de tes blessures, que tu ne retrouves l’énergie de pouvoir voyager dans l’Éther, crois-moi, il va s’écouler des années. J’ai d’ailleurs une mauvaise nouvelle, contrairement à ce que tu penses, ton bras ne repoussera pas. La morsure que je t’ai infligée est inguérissable. … Une piètre punition pour ce que tu nous as fait, hélas.
— Je reviendrai, Arasùl, cracha Elberakym. Je reviendrai et cette fois je te tuerai une bonne fois pour toutes !
— Pour revenir, en admettant que tu aies l’énergie nécessaire, il faudrait déjà que l’on t’invoque, répliqua Arasùl, dont le calme contrastait avec la furie captive d’Elberakym. Mais je doute que ce soit le cas avant bien longtemps et ce n’est certes pas l’un des miens qui fera appel à toi. Assez discuté, le temps m’est précieux et je ne compte pas le gaspiller avec une engeance dans ton genre.
Arasùl leva cette fois les deux mains, paumes parallèles au sol.
— Elberakym, par le nom que tu portes, je te chasse de mon royaume ! Repars d’où tu viens, vaincu et humilié !
Le tissage crée par ses mains forma une roue de mana aux sept rayons mordorés dressée à la verticale, juste en face du démon. Le cylindre se mit à tourner sur le même rythme que les cercles qui emprisonnaient l’Apostat. Dans un chatoiement de lumière, un cône d’aspiration se forma à partir de son centre, horizontal, depuis lequel on pouvait entendre le souffle du vent.
Plus la roue accélérait ses rotations, ses rayons rendus flous par la vitesse que lui imprimait le seigneur ténébreux, plus le vent intensifiait ses mugissements. Devenu une force cyclonique, le vent magique aspira Elberakym à travers le cône, étirant ses membres au-delà du possible, provoquant chez lui un cri étiré, mélange de fureur et de refus, avant de l’engloutir tout entier. Une fois l’exil du Démon accompli, la roue disparut d’elle-même.
— Une bonne chose de faite, conclut Arasùl en claquant dans ses mains.
Distraitement, le seigneur récupéra la dague redevenue dague. Elle ne brillait plus de ce feu écarlate, sa lame redevenue noire gardant toutefois un reflet rubis qui en surlignait le tranchant. Aucune conscience pour l’habiter, à présent. L’arme était redevenue une arme et rien d’autre. Le seigneur ténébreux la tendit à l’Adhan.
— Garde-la. Avec ce que nous avons partagé, je ne me vois pas vous séparer. Cette lame représente ce qui nous unit toi et moi. Bien sûr, elle a perdu ses pouvoirs mais elle gardera un tranchant parfait, quoi qu’il arrive.
Remerciant Arasùl d’un hochement de menton. Cellendhyll prit la dague qu’il rengaina dans sa botte. Entendre le seigneur lui parler, le voir, lui faisait une étrange impression.
Leprín avait relevé la tête, constaté la résurrection de son maître légitime. Il n’avait rien manqué du bannissement d’Elberakym. Ses prunelles retrouvèrent une certaine force, il se redressa, lentement, comme s’il avait vieilli de vingt ans. C’est d’une démarche maladroite qu’il se rangea devant Arasùl et se jeta à ses pieds.
— Je vous reconnais, annonça-t-il d’une voix sourde. Vous êtes le seigneur Arasùl. Vous êtes mon roi… Monseigneur, j’ai trahi les miens… toutes ces années gâchées, le royaume perdu par ma faute. Laissez-moi expier, prenez ma vie !
Arasùl sourit. Il posa la main sur l’épaule du légat, lui prit le bras et l’aida à se relever :
— Leprín, tu as été trompé par l’un des tout-puissants Rois-Démons, rien de moins. Tu ne pouvais lui résister, pas plus que tu n’es responsable de ses méfaits. Et sache qu’il en a corrompu des plus puissants que toi. Alors plutôt que de mourir, vis ! Entre à mon service, aide-moi à réparer les dommages causés par Elberakym. Je t’offre la rédemption dont tu as besoin, ne la refuse pas…
Leprín n’eut pas à réfléchir longtemps. Il s’inclina, abaissant tout son buste :
— Seigneur Arasùl, si vous voulez de moi malgré mes fautes, j’accepte de vous servir. De corps et d’Âme.
— De corps et d’Âme, je t’accepte, Leprín. Malgré les apparences, tu peux te réjouir, aujourd’hui, les Ténèbres quittent l’esclavage insane auquel nous avait contraints Elberakym !
Cellendhyll et Estrée venaient de se séparer. Le visage du Légat se referma aussitôt.
— Merci de m’avoir sauvé la vie, Arasùl, dit l’Ange d’un franc sourire.
Le seigneur lâcha un rire amusé :
— C’est à moi de te remercier, Cellendhyll. Tu m’as libéré du destin cruel que m’avait infligé le Roi-Démon. Tu m’as rendu la vie mille fois ! Ah, comme c’est bon de se sentir de nouveau complet ! Si tu savais… Nous avons à parler, Cellendhyll, j’ai beaucoup à te dire, tu t’en doutes. Mais pas ici dans cet endroit lugubre. Un peu de confort nous fera le plus grand bien pour discuter. Venez.
Sur ces paroles, Arasùl entraîna les autres avec lui.