Chapitre 4
Estrée avait le front plissé par la détermination. Son corps moulé de cuir sombre était tendu par l’action, frémissant de cette ivresse particulière propre au combat.
Livrée à un duel acharné, confrontée à un adversaire plus rapide et plus puissant, elle mobilisait toutes ses ressources pour vaincre. Jusqu’alors elle avait réussi à tenir tête, puisant dans une détermination sans faille.
Là, elle l’avait à sa merci, elle le sentait. Elle avança sur lui, feinta, frappa du coude, du genou, le faisant reculer, pivota pour balayer l’air du poing, enchaîna d’un revers, feinta encore…
Un assaut préparé, élaboré, qui provoquerait à son apogée un déséquilibre imparable.
Mais alors que son adversaire aurait dû trébucher, s’étaler, recevoir dans la foulée le coup de grâce, il déjoua l’habile manœuvre d’un saut périlleux arrière, se plaçant in extremis hors de portée. Sans marquer le moindre temps d’arrêt, il revint sur elle, d’un bond puissant, le corps tendu vers l’avant. Sûre de son hallali, Estrée avait fait un pas de trop, en appui sur la jambe gauche, elle ne pouvait plus contre-attaquer.
La Fille du Chaos ne vit pas le coup partir. Ce fut juste un mouvement flou, sur sa gauche, à la périphérie de son regard. Puis un choc, violent, et son épaule s’engourdit, soudain inerte. Elle se sentit happée par une étreinte d’acier, empoignée par l’épaule et l’arrière du genou, impuissante, soulevée puis basculée en arrière. Elle toucha le sol à plat dos, le souffle coupé. Elle vit alors le tranchant de la main de son assaillant, cette grande main, musclée et hâlée, s’abattre droit sur sa gorge.
La main s’arrêta au tout dernier instant, à deux centimètres de sa trachée.
Estrée rit, en dépit de son souffle heurté. Malgré sa posture, elle se sentait emplie de joie. De tous les adversaires qu’elle avait rencontrés, celui-là était le plus talentueux, le plus implacable. Mais c’était également l’homme qu’elle aimait du plus profond de son être.
Cellendhyll de Cortavar, l’homme aux cheveux d’argent. Le guerrier, l’assassin. L’Ombre de Morion. L’Ange de la Mort.
Cellendhyll lui tendit la main pour l’aider à se relever. Il sourit :
— C’est pas mal, Estrée, pas mal du tout. Tu te bats de mieux en mieux. Mais tu as encore tendance à trop te livrer à la fin de tes assauts. Tu dois savoir garder ton équilibre et ta distance, d’autant plus si tu affrontes quelqu’un de plus puissant que toi.
La jeune femme accepta l’opinion de l’Adhan sans se froisser. Elle adorait l’avoir comme professeur. Ils échangèrent un sourire complice.
Ils se trouvaient sur la grande terrasse qui jouxtait la suite de la jeune femme. Elle se dirigea vers une table ronde, en teck. Elle but un plein verre d’eau fraîche et essuya son visage d’une serviette.
Il la rejoignit, et but lui aussi. Un sourire, encore. Et ces yeux verts, clairs comme du jade, si durs habituellement, qui la contemplaient avec une douceur qui la faisait fondre.
Une fois leurs étirements terminés, elle rentra dans ses appartements, pour en ressortir quelques instants plus tard un dossier bleu à la main.
— Au fait, j’ai un petit cadeau pour toi…
Elle tendit le dossier à l’Adhan. Ce dernier l’ouvrit pour en sortir une série d’esquisses croquées au fusain.
— Je les ai faits de mémoire, indiqua la jeune femme.
Elle avait dessiné un seul et même visage, avec moustache, sans, doté ou non d’une barbe, les cheveux longs, courts, clairs ou foncés, le crâne rasé… différentes configurations, toutes aussi finement réalisées les unes que les autres.
L’Adhan eut un bref rictus. Il se retrouvait face à celui qui hantait ses cauchemars. Face au félon.
Gamaël. Celui qui avait trahi, celui qui avait entraîné la fin des Spectres sur Valkyr.
Cellendhyll releva la tête, l’œil interrogateur.
— Je me suis dit que tu en aurais besoin pour traquer Gamaël.
— Ces dessins sont parfaits, ils me seront des plus utiles en effet… Ah Estrée, voilà que tu m’épates une fois encore !
— Pourvu que ça dure, sourit-elle.
— Je te découvre un nouveau talent, renchérit l’homme aux cheveux d’argent… Je vais finir par me demander si tu as des défauts.
Oh oui, mon bel ange, je mens sans vergogne, je triche, je vole, je complote et je tue… Sans compter la drogue et la débauche dans laquelle je me plongeais il n’y a pas si longtemps… et le fait que j’ai assassiné la femme que tu aimais.
— Hélas oui, j’en ai des défauts, mais à ton contact, je me sens devenir meilleure.
Là au moins, je ne mens pas. Mais ce que je t’ai fait, sans que tu le saches, pèse sur ma conscience, d’un poids chaque jour un peu plus lourd et le visage de Devora hante mes rêves depuis quelques nuits.
— Mais changeons de sujet, se reprit-elle. J’ai besoin de toi. Me serviras-tu de cavalier au grand bal qui a lieu en fin de semaine ?
Cellendhyll fit la moue.
Estrée lui décocha une œillade particulièrement charmeuse. Il soupira avant d’annoncer :
— Tu sais que je déteste les mondanités… mais pour toi, je ferai un effort, ne serait-ce que pour te remercier de tes croquis. Je viendrai te chercher ici une demi-heure avant le bal, si cela te convient.
— Ce sera parfait. Je te promets de veiller à ce que tu ne t’ennuies pas !
À peine fut-il parti qu’elle esquissait un entrechat enjoué.
Ils s’appréciaient. Elle l’aimait de toute son âme, il était loin pour sa part d’être insensible à son charme ; l’attirance qui les liait se cimentait lentement mais sûrement.
Pourtant, ils n’avaient toujours pas couché ensemble. Quelque chose les retenait encore. De son côté, Estrée attendait que Cellendhyll fasse le premier pas, qu’il vienne librement à elle. Quant à l’Ange, il hésitait encore, trop meurtri par ses relations amoureuses précédentes. Du reste, l’un comme l’autre appréciaient ce moment si particulier où l’on voyait la conclusion sensuelle se profiler, où l’on savourait ce jeu de séduction, ces instants légers d’attirance réciproque, enivrants, sans tension, sans contraintes.