Chapitre 7

 

 

La réception se déroulait dans la grande salle du troisième étage de la forteresse. Des murs de granit clair, tout un pan de baies vitrées, un sol composé de tesselles d’or luisant. La noblesse du Chaos s’affichait comme à son habitude, les Maisons régnantes, leurs vassales, les seigneurs et leur cortège de fidèles, chacun revêtu de ses couleurs, créant un mélange d’étoffes bigarrées. Le bleu nuit, le pourpre et l’argent d’Eodh ; l’azur, le gris et le mauve des Bénérys, l’orangé et l’olive des Melfynn ; le noir et le violet de Garthe ; le mauve et l’argent de Norghal, le vert et l’or des Trémayne.

Les mélodies de l’orchestre s’enchaînaient sans fausse note. Les buffets dressés le long des murs contenaient tout ce qu’il fallait d’aliments, de boissons et de drogues, de quoi satisfaire le plus difficile des invités.

Un brouhaha bon enfant s’était établi tandis que les conversations bruissaient, ponctuées par les rires, les exclamations enjouées. Le Chaos était de bonne humeur et tenait à le faire savoir.

Cellendhyll avait passé sa tenue de commandant d’escadron, un escadron aujourd’hui anéanti. Taillé sur mesure pour mettre son torse en valeur, son pourpoint était chamarré d’argent et de pourpre avec, sur les manches, les tresses dorées indiquant son grade d’officier supérieur. Son pantalon ajusté était du même pourpre, orné d’une bande bleu outremer sur la couture extérieure. Sur le dessus de son épaule gauche, une fourragère torsadée de fils d’or et d’un jade identique à celui de ses iris, complétait cette tenue de gala, la plus remarquable en sa possession. Il avait astiqué ses hautes bottes, s’était peigné. Son entretien avec Faith était fiché dans un recoin de sa conscience.

Au début, l’Ange avait affiché cette dureté habituelle qui le moulait comme une seconde peau, cette dureté qui s’adressait à l’humanité entière, ou presque. Mais l’aridité de son visage avait fini par se fissurer au rythme de la musique entraînante, érodée peu à peu par la présence rassurante de sa cavalière.

Feignant de ne pas voir leurs regards goguenards, il avait pris le temps d’échanger quelques mots avec ses camarades Ombres présents pour l’occasion, mais sans s’attarder avec eux, cette fois, car il n’avait nulle envie de délaisser sa compagne trop longtemps. Kereth, le plus jeune d’entre les Ombres, avait tenté une réplique amusante concernant le fait qu’il était venu accompagné, et carrément pas par n’importe qui, mais un froncement de sourcil de l’Ange l’avait fait taire dans la seconde.

Pour un homme qui détestait les mondanités, l’Ange dansait plutôt bien. Il faut dire que sa partenaire était douée, nettement plus que lui. Estrée d’Eodh rayonnait dans ses bras. S’il n’avait été en si bonne compagnie, Cellendhyll se serait senti comme à son habitude déplacé au milieu de toute cette opulence. Là, au contraire, il se sentait soudain à l’aise dans cet univers festif… non, plus exactement, il se sentait à l’aise grâce à l’héritière d’Eodh.

La robe en lamé argent de la jeune femme épousait ses formes, écrin parfait pour une gemme encore plus parfaite. Ses cheveux étaient ramassés en une longue tresse qui tombait entre ses épaules, décorée d’une cordelette en argent brillant ; à ses oreilles pendaient des étoiles de rubis. Un simple trait de rouge sur ses lèvres constituait tout son maquillage.

Le couple s’attira plus d’un regard envieux, plus d’un coup d’œil jaloux et au moins deux regards de haine, sans pour autant y prêter attention.

Ils ne se quittaient pas des yeux, proches de l’osmose, et dans leurs prunelles dansaient la joie, la vie et la connivence.

Cellendhyll finit cependant par intercepter une moue de Morion, toujours superbe, habillé pour l’occasion d’un costume de soie violette. Il savait que son seigneur réprouvait ses rapports privilégiés avec Estrée, et qu’il réprouverait davantage encore une liaison entre sa sœur et son agent préféré.

L’Ange se moquait bien des réticences de son maître dont il supportait l’autorité encore plus mal qu’avant. L’Ange avait des velléités de liberté, pas encore affirmées, mais qui grandissaient chaque jour, et qui finiraient par éclater, il le pressentait.

Toisant Morion, il resserra son étreinte autour de sa cavalière. Estrée s’y abandonna de bonne grâce, ravie.

Elle aussi avait capté la réprobation de Morion. À son tour, elle défia le Puissant, à sa manière, passant sa main dans le cou de l’Adhan, se collant contre lui, offerte, affichant cette sensualité qui la caractérisait, impudique comme elle seule savait l’être lorsqu’il lui en prenait l’envie.

Le couple oublia Morion, oublia le reste de l’assistance, emporté par la musique subtile, emporté par l’attirance réciproque de leurs corps souples quasi-entremêlés, attisés par la danse.

Mina les contemplait, à l’écart, retenant à grand-peine la haine qu’elle éprouvait pour ces deux-là. Ceux qu’elle considérait  – avec raison  – comme les assassins de Rosh Melfynn, son amour dont elle portait encore le deuil.

La baronne Mhelfynn les scrutait, elle aussi, masquant bien mieux l’animosité  – le mot était faible  – qu’elle ressentait à l’égard de l’Adhan.

 

J’ai envie de toi.

Voilà ce que Cellendhyll lisait dans les prunelles d’Estrée. Lui aussi brûlait de désir, il le savait bien, peinant à juguler cette émotion qui menaçait de l’emporter. Lui qui n’aimait pas se laisser aller, et surtout pas aux sentiments, se sentait glisser dans un monde étranger, pour lui, un univers que jusqu’alors il n’avait foulé que du bout des orteils.

Sa raison continuait de le mettre en garde, la voix du Chaos lui hurlait intérieurement de se méfier d’une telle relation, mais cela ne suffisait pas.

Sur Valkyr, le plan des Sang-Pitié, il avait découvert le visage caché d’Estrée, il avait découvert en elle des trésors de charme et de compréhension, un caractère bien trempé, une aptitude au combat remarquable, et tout cela ne pouvait que le séduire, qu’il le veuille ou non.

Le souvenir de Devora, son amour perdu, assassiné, était toujours présent dans son esprit mais en retrait, aspiré peu à peu par la force du temps qui s’écoule, souvenir de moins en moins vif, de moins en moins douloureux. Souvenir digéré, le présent chassant le passé. La beauté d’Estrée repoussant le souvenir de celle de Devora, devenue si éthérée.

Quelque chose de chaud, de doux, baignait l’âme meurtrie de l’Ange. L’héritière du Chaos remplaçait peu à peu les souvenirs, sa présence était bien tangible, apposant un baume sur les blessures de son cœur.

Cellendhyll savait qu’il allait finir par s’abandonner. Pourquoi pas ce soir, justement ? Le moment paraissait idéal.

 

Les conversations allaient bon train, les verres se vidaient, les regards se croisaient, s’enlaçant ou se méprisant… Chacun avait bu et mangé à satiété, chacun avait flirté ou médit… Tenues luxueuses, bijoux délicats, postures élégantes, arrogantes ou séductrices, le ton habituel d’une soirée de fête au Chaos.

Un homme avait choisi d’attendre ce moment particulier pour agir. Revêtu d’une longue tunique au vert sombre, animée des mêmes reflets que ceux de la mer éclairée d’un soir de lune, Elvanthyell, duc d’Eodh, claqua trois fois dans ses mains.

Puisant dans sa magie, il quitta le sol et s’éleva deux mètres au-dessus de l’assistance. On ne pouvait que le remarquer. Les conversations perdirent de leur ampleur pour finir par cesser tout à fait. Même les musiciens de l’orchestre adoptèrent un silence respectueux.

Détail incongru, le Puissant d’Eodh était pieds nus, comme à son habitude, quel que fut le temps ou la température, et ses ongles se révélaient laqués du bleu d’Eodh.

— Mes amis, mes compatriotes, mes pairs, ce soir j’ai une déclaration à vous faire… Un aveu en quelque sorte. J’ai œuvré, d’innombrables années, pour le bien d’Eodh, pour le bien du Chaos, je crois l’avoir prouvé sans conteste. Cependant, aujourd’hui, je suis las des responsabilités, las des jeux de pouvoir. J’aspire à autre chose, j’aspire à la tranquillité d’une existence simple, j’aspire au délassement, à la contemplation… En conséquence de quoi, j’ai décidé de partir en retraite, de quitter la Citadelle pour au moins un couple d’années.

Un flot de murmures et d’exclamations accueillit cette tirade pénétrée. Redressant ses mains baguées grandes ouvertes afin d’obtenir à nouveau le silence, le duc d’Eodh poursuivit :

— Je laisse les rênes du pouvoir à mon fils Morion, à qui je transmets librement mon autorité pleine et entière. Je le sais tout à fait capable de poursuivre mon œuvre, de continuer à porter haut les couleurs de notre Maison. Je vous demande donc de le traiter avec le même respect que vous m’accordez. Pour ma part, comme je l’ai annoncé, je vais vous quitter. Inutile de tenter de me dissuader, ma décision est irrévocable. Inutile d’essayer de tenter de me contacter, je veux le calme, je veux la solitude. Je pars serein. Je reviendrai, n’en doutez pas… En attendant, laissez-moi en paix, car c’est de paix dont j’ai le plus besoin.

L’archimage ouvrit ses bras en grand, il se mit à tourner sur lui-même, lentement tout d’abord, puis accélérant jusqu’à devenir un tourbillon de pouvoir et de lumière. Chargé de mana pur, le tourbillon devint vortex aveuglant. Une explosion de mana qui malmena les sens de l’assistance… Lorsque chacun retrouva la vue, Elvanthyell avait disparu.

La déclaration du Puissant, sa disparition, représentaient une surprise pour l’ensemble de l’assistance. Même Morion paraissait pris de court, chose rare. Voilà qui donnerait matière à supputations, à commérages et rumeurs, non seulement durant le restant de la soirée mais également pendant les semaines à venir. Le duc d’Eodh était un original, peu soucieux de l’étiquette, toujours prompt à adopter un comportement excentrique. S’il y avait bien quelqu’un pour troubler l’habituel ordonnancement du cours de l’existence, ce ne pouvait être que lui. Cette retraite, pourtant, en étonnait plus d’un. Elvanthyell dirigeait la Maison la plus puissante du Chaos, il détenait le pouvoir… Comment pouvait-il soudain renoncer à ce pouvoir que beaucoup, par ailleurs, jalousaient ? Comment tourner le dos à l’un des principaux moteurs de l’humanité ? Naquirent alors nombre d’hypothèses, d’analyses savantes ou non, sincères ou pas.

Cellendhyll constata la même surprise générale sur la majeure partie des visages. L’une des exceptions notables fut celle d’Estrée qui restait impassible malgré le discours de son géniteur.

Comme par enchantement, Morion apparut aux côtés du couple. Il fit signe à l’orchestre de relancer leurs partitions, puis se tourna vers sa sœur.

— Il aurait pu me prévenir tout de même ! J’ai besoin de te parler de toute urgence, sœurette. Il va falloir prendre des mesures et sans tarder !

Estrée jeta une œillade désolée à l’Adhan. En de telles circonstances, elle n’avait pas le droit de refuser cette faveur à son frère.

— À plus tard, lui sourit Cellendhyll.

L’Adhan se moquait bien de la déclaration du duc d’Eodh, si surprenante fut-elle. Il ne côtoyait Elvanthyell que de très loin et n’avait aucun avis sur la justesse de sa décision. Pour ce qu’il en savait. Morion gérait déjà une grande part des intérêts de la Maison d’Eodh. Un peu plus, un peu moins, cela ne changerait pas grand-chose, selon lui, et sa propre existence ne serait en rien changée.