Chapitre 8
L’archevêque Rymanus avait convoqué une nouvelle séance extraordinaire. La réunion avait lieu dans la salle de travail attenante aux appartements du prélat. La grande salle habituelle leur semblait incongrue, si vide, à présent que les seigneurs de l’Empire n’étaient plus que trois à présider aux destinées de la capitale de Lumière.
— Comment va Xavier ? demanda l’administrateur Vaillence à peine assis.
Il était logique de poser cette question à l’archevêque puisque c’était lui qui dirigeait la Guelfe Blanche et ses prêtres-guérisseurs.
— Son état reste stationnaire, mais rassurez-vous, j’ai chargé mon médicastre personnel de s’occuper de lui. Notre ami Xavier ne peut être placé en de meilleures mains, et je ne doute pas que, bientôt, il sera guéri de cette vilaine fièvre.
Le prélat, qui avait, délaissé ses austères robes blanches pour une grande tunique mauve à parements de fils d’or, poursuivit :
— Je me suis permis de vous rassembler ici pour une raison cruciale… Vous avez comme moi pris connaissance des rapports du guet. Le seigneur Alvéras de Castille vient d’être assassiné en compagnie de ses deux gardes du corps, et d’une patrouille du guet… que la Lumière abreuve leurs âmes de ses bienfaits… Les corps de nos regrettés administrés ont été découverts dans l’un des entrepôts de la ville appartenant au seigneur Alvéras. Je soulignerai par ailleurs l’extrême sauvagerie avec laquelle ont agi les auteurs de ce crime…
Les seigneurs se regardèrent, cette information s’avérait tout aussi inquiétante que la maladie du connétable.
— Le guet a relevé sur les murs la marque de l’Hydre clairement apposée… avec le sang des victimes, renchérit Rymanus. Je pense que la secte a voulu nous envoyer un message. À nous, le conseil de la lumière. J’avais espère éviter une telle atrocité mais vous n’avez pas voulu me croire il faut à présent en assumer les conséquences Heureusement, nous avons réussi à faire passer ces meurtres comme des crimes crapuleux, évitant ainsi une panique certaine. Mordiacre, allez-vous enfin ouvrir les yeux sur ce qui nous menace et réagir ? Il n’est que temps de prendre des mesures, et des mesures énergiques. Votons la création de cette commission de défense comme je l’avais proposé, et puisque l’état de Xavier le laisse incapable d’assumer ses fonctions, laissez-moi la diriger en m’accordant les pleins pouvoirs Je ne vois pas d’autre moyen de nous défendre… hormis appeler notre empereur à l’aide, au risque évident de passer pour des incompétente. Ce risque, ni vous ni moi ne voulons le prendre, n’est-ce pas ?
— Il faut réagir, effectivement, s’empressa de répondre Quentin de Bérune, les traits contractés, le teint blême.
Au bras gauche de son costume d’alpaga vert d’eau, il portait le brassard du deuil.
— Alvéras était le plus cher de mes amis, reprit-il, nous ne pouvons laisser un tel crime impuni ! Je me range à votre avis, archevêque, je ne doute pas que vous ferez bon usage des pouvoirs que le conseil vous confère.
— Écoutez, Quentin… tenta Vaillence.
— Non, Vaillence. Vous savez que je vous apprécie, mais vous devez respecter mes décisions comme je respecte les vôtres, je serai intraitable sur le sujet !
— Fort bien, puisque c’est ainsi, puisque Xavier est incapable de tenir son rôle, pour le bien de nos administrés, je m’incline, signifia l’administrateur, après une grimace, ne se souciant pas de cacher sa réprobation.
Il ne pouvait plus rien faire pour s’opposer à l’inévitable.
Rymanus gonfla sa poitrine et se leva, posant les mains à plat sur la table ronde :
— Je prierai la Lumière pour qu’elle me donne la force d’accomplir ma tâche. À présent, je vais vous laisser, j’ai fort à faire. Ne doutez pas cependant de mon entier dévouement, je sauverai la ville du danger qui la menace ! Je prierai également pour notre camarade. Xavier, puisse-t-il sans tarder recouvrer la santé… Mais abordons un sujet plus plaisant, l’inauguration de nos projets… Je pense qu’il faut en maintenir la date. Nous devons montrer à ces marauds que nous ne les craignons pas. Annuler les cérémonies serait leur prouver que nous sommes faibles, ce qui n’est nullement le cas.
Les deux autres acquiescèrent, après quoi les seigneurs de la Lumière passèrent en revue le détail de ce qu’il restait à régler.
En quittant le conseil, l’archevêque Rymanus retint un ricanement dans lequel la moquerie se mêlait au triomphe. Tromper ses pairs du conseil avait été un jeu d’enfant. La mort d’Alvéras avait emporté la décision de Quentin de Bérune, comme le prélat l’avait prévu.
C’est de fort bonne humeur qu’il traversa le palais de marbre clair et réintégra ses appartements. Il avait de la besogne à abattre et toute l’énergie nécessaire.
Trouver un bon copiste pour imiter l’écriture de Vaillence avait été un jeu d’enfant. D’autant plus grâce aux nombreux documents officiels ou commerciaux que ce dernier avait rédigé ; ne serait-ce que le rapport mensuel du Commerce, distribué gratuitement à l’hôtel de ville. Le banquier s’était donc rendu directement dans le piège de l’archevêque, et tout le reste s’était enchaîné comme l’escomptait le prélat. Les meurtres sauvages du seigneur Alvéras et d’une patrouille du guet avaient ébranlé Vaillence et Quentin de Bérune ; ces derniers avaient perdu de leur assurance. De quoi laisser les coudées franches à Rymanus pour avancer ses pions. Il aurait pu s’attaquer directement à eux et les livrer à Ulqualöth, il y avait songé. Cependant, c’eût été une grave erreur, car alors l’Empereur n’eut pas manqué d’intervenir pour soutenir le conseil amputé brusquement de trois de ses membres – sans compter qu’Hégel n’avait toujours pas été remplacé. Rymanus tenait à incarner l’homme providentiel, et si Priam intervenait, impossible que ce soit le cas.
Nourri de son succès qui en laissait augurer bien d’autres, Rymanus se sentit brusquement excité. Son jeune amant, le doux Gervaise, prêt à répondre à tous ses fantasmes, même les plus avilissants, serait bien le meilleur moyen de satisfaire le prélat de sa tension. D’ailleurs, à mesure que ses plans avançaient sur la voie royale de la réussite, les appétits de l’archevêque pour la chair croissaient d’autant.
Gervaise et ses traits délicats, quasi androgynes, sa peau olivâtre aux senteurs de musc, son fessier à la fois ferme et potelé, ses lèvres fraîches, son membre long et mince, sa fausse innocence, ses instincts si délicieusement pervers… Tout lui plaisait chez le giton. Le sexe de Rymanus se durcit sous sa longue robe de brocard blanche.
Rymanus avait rencontré son amant lors d’une soirée donnée par Quentin de Bérune. Gervaise était le troisième secrétaire du comte Miros, l’un des notables de la ville. Il avait abreuvé l’archevêque d’œillades discrètes, se débrouillant même pour se rapprocher de lui, jusqu’à lui frôler l’entrejambe. Leur attirance puissante et réciproque n’avait fait que croitre, jusqu’à ce que l’archevêque n’en puisse plus d’attendre et de s’exciter, jusqu’à ce qu’il use de sa propre influence pour que le comte Miros lui cède le jeune homme.
Les mains croisées sur son érection, Rymanus pressa le pas, impatient de rentrer dans ses appartements, de convoquer Gervaise. Après leur dernière coucherie, le jeune homme avait proposé à l’archevêque d’introduire un nouveau compagnon de jeu dans leurs rendez-vous. Le giton semblait n’avoir comme seul désir que de satisfaire la libido du prélat, assurant ce dernier qu’il avait trouvé le candidat idéal pour leurs jeux de plaisir.
Deux, pourquoi pas ? Il est temps en vérité de parfaire mes plaisirs, décida Rymanus. Après tout je suis en pleine forme pour un homme de mon âge et si je ne profite pas de ce genre d’aventures maintenant, quand le ferai-je ?
Il se frotta les mains d’aise, sans se rendre compte qu’il dévoilait ainsi son érection, juste en face de la douairière Albina de Vallengo. Cette dernière détourna le regard en reniflant, tout en songeant qu’en dépit de son âge avancé, elle savait encore plaire aux hommes.