Chapitre 24
— Cette situation est intolérable ! clama la baronne Mharagret Melfynn. De même ce manque flagrant de résultats !
Les mains posées sur ses hanches fines, la rousse se tenait face au maître de la Main Pourpre, qu’elle dominait de la taille. Ce dernier était assis à son bureau, tapi dans son antre de la cité de la Lumière.
Shaardra-Thul la fixait, imperturbable. Il posa la pipe à eau sur laquelle il tirait depuis une bonne heure et dit :
— Asseyez-vous…
La phrase était prononcée d’un ton éminemment posé, elle signifiait : « Asseyez-vous, calmez-vous ou vous le regretterez mille fois. »
Un instant matée, Mharagret consentit à prendre place dans le fauteuil dévolu aux clients.
— Je ne suis pas satisfaite, Shaardra-Thul, scanda-t-elle alors avec plus de mesure. Pas satisfaite du tout.
Le regard faussement assoupi, le chef de la Main Pourpre posa les coudes sur son bureau et croisa ses doigts pour y poser le menton :
— Celui que vous nous avez désigné nous pose souci, il est vrai. Cela ne veut pas dire pour autant que la Main Pourpre n’honorera pas ses engagements. Nous ne faillissons jamais, dois-je le rappeler ?
— Il me semble quant à moi que le temps passe et que vous vieillissez fort mal, renifla la baronne.
— Votre statut de cliente régulière, les émoluments que vous nous versez pour ce contrat, sans compter la somme des précédents, vous donnent droit à certains privilèges, grinça le maître des Assassins, soudain redressé, le regard acéré. Ne dépassez pas la mesure pour autant, baronne Melfynn !
L’agacement du maître valait pour un soufflet. Les deux antagonistes s’affrontèrent du regard sans bouger, sans rien dire.
La baronne avait peut-être des raisons d’être mécontente, mais pour Shaardra-Thul, même s’il n’en dévoilait rien, le souvenir des échecs infligés par l’Adhan s’avérait encore cuisant.
La dernière tentative, par exemple, lorsque ses tueurs avaient affronté Cellendhyll et Estrée dans la forêt de Streywen, n’avait été qu’une somme de déconvenues.
Shaardra-Thul se tenait dans les caves de la Main Pourpre. Une pièce sombre, aux murs nus. Au centre, une longue et large estrade de pierre sur laquelle étaient allongés quatre de ses hommes, plongés dans la transe pourpre.
Le maître des Assassins était assis en tailleur au milieu de ses subordonnés. Devant lui, l’autel qui trônait habituellement dans son bureau et qu’il amenait avec lui dans ce genre de cas précis. Quatre des crânes enchâssés sur cet autel brillaient d’une lueur carminée ; la même lueur enveloppait les corps des tueurs positionnés de part et d’autre de leur seigneur. Shaardra-Thul était plongé dans la transe de mort, celle qui protégeait les siens en pleine mission, qui leur conférait la possibilité de guérir leurs blessures à peine provoquées.
Le maître voyait simultanément à travers les quatre paires d’yeux de ses envoyés. Cela nécessitait une technique bien spécifique, jalousée, rare, si rare que seul un maître établi de l’Ordre était capable de l’assimiler, et cela seulement après de longues années d’efforts et d’exercices.
Shaardra-Thul était confiant. Certes, la tentative initiale d’assassiner Cellendhyll de Cortavar, pendant la soirée de bal au Chaos, n’avait pas connu le succès escompté. C’était la faute du maître lui-même. Ce dernier le savait, il avait péché par excès de confiance, estimant qu’un seul des siens suffirait pour abattre l’Adhan – cette décision avait été d’autant plus facile à prendre qu’infiltrer l’un de ses tueurs au sein de la Citadelle chaotique, avec l’aide de la baronne Melfynn, n’avait pas été tâche aisée. Cet Adhan n’était visiblement pas le premier guerrier venu, loin de là, et Shaardra-Thul en avait douloureusement pris la mesure.
Cette fois, en revanche, le seigneur de la Main Pourpre avait décidé d’envoyer un quatuor plein. De quoi parer à toute éventualité. La jeune femme qui accompagnait Cellendhyll de Cortavar ce jour-là avait l’allure d’une guerrière, d’une femme de tête, mais cela, dans l’esprit du maître-tueur, ne comptait pas pour grand-chose face à l’expérience, à la puissance du quatuor. D’ailleurs, la brune ne tarda pas à fuir. Les tueurs du maître acculaient Cellendhyll, l’hallali pouvait résonner de son glas macabre…
Toutefois, là encore, la défaite frappa Shaardra-Thul et les siens tel un vent de tempête. Le premier des assassins mourut. Le crâne qui lui faisait référence dans la pile, enchâssé sur l’autel, éclata au même instant, inondant l’esprit de Shaardra-Thul d’un trait de souffrance pire que la pire des migraines. Le corps de celui qui venait de trépasser fut dissous par la lueur rouge, elle-même transformée en brume vorace juste avant de disparaître. Shaardra-Thul oscilla sur lui-même, combattant la douleur, la repoussant dans un recoin de sa conscience, pour enfin revenir au combat qui se déroulait. Sa vue spectrale n’avait plus que trois canaux et il dut mobiliser son énergie entière afin d’en accommoder le changement brutal.
Le deuxième des tueurs mourut à son tour, abattu par la femme brune qui finalement n’avait pas fui. Shaardra-Thul subit un nouveau contrecoup, encore plus puissant que le premier, tandis qu’un second crâne explosait sur l’autel et que le cadavre de l’assassin était englouti par la magie pourpre.
Le maître se remettait à peine que le troisième tueur mourait puis, dans la foulée, le quatrième.
Shaardra-Thul reçut ces deux coups de boutoir consécutifs qui fouaillèrent sa conscience, éclatement de novas lacérantes, fragmentation brutale et incisive. Les yeux révulsés, le sang giclant de ses narines, il partit en arrière, se cognant brutalement le crâne contre la pierre, plongé à la limite de l’inconscience.
Lorsque Shaardra-Thul recouvrit son assise et un semblant d’allant, il ne put que constater les dégâts. Outre la correction mentale qu’il avait reçu, son autel de pouvoir avait souffert lui aussi, amputé à présent de quatre de ses crânes. Il faudrait en reconstituer l’unité avant de pouvoir l’utiliser à nouveau et il devrait sans doute lui-même trouver les crânes de remplacement :
— Qui est cet homme que vous voulez voir mort, baronne ? s’enquit le maître, en lissant les poils de sa barbiche. Qui est-il pour vaincre ainsi ceux que j’ai formés ?
Jamais personne depuis la fondation de l’Ordre, plus de cinq cents années auparavant, n’avait pu prétendre survivre à un quatuor. Qui était cet Adhan, véritablement ? Shaardra-Thul se posait la question chaque nuit. Et il eut préféré en savoir plus sur sa proie avant de lancer un nouveau raid.
C’est que le maître n’avait pas tant d’hommes que cela à perdre. Il misait sur la qualité de ses effectifs et non sur leur quantité. Jusqu’ici il n’avait jamais eu à s’en plaindre. Jusqu’ici, le grand Livre des Faits de l’Ordre, où il consignait religieusement chaque étape du destin tumultueux de la Main Pourpre, pouvait en attester, jamais une cible ne lui avait échappé, jamais l’un de ses guerriers n’avait été abattu par un adversaire seul. Cellendhyll de Cortavar se révélait l’exception et cela lui avait déjà coûté cinq valeureux subordonnés.
Or, le contrat qui pesait sur la tête de l’Ange du Chaos n’était pas le seul en souffrance. Une bonne partie des tueurs confirmés de Shaardra-Thul étaient répartis sur d’autres missions ; ses deux autres quatuors, pour ne citer qu’eux, occupés, l’un à Védyenne, l’autre dans la région de Claire-Aube. Il ne pouvait les rappeler, pas plus qu’il ne pouvait rappeler les autres. Il restait la masse des novices en cours de formation… Si talentueux fussent-ils, Shaardra-Thul ne les croyait pas suffisamment capables pour venir à bout de l’Adhan, après le peu qu’il avait constaté de l’indéniable art du combat de cet adversaire.
Shaardra-Thul aurait certes pu réclamer l’aide de ses confrères, membres d’obédiences implantées dans d’autres villes du Plan Primaire, mais cette alternative n’en était pas une. Elle aurait signifié le discrédit de Shaardra-Thul face à ses pairs, un sort pire que la mort pour le maître. Pire que la torture extrême qu’il pouvait lui-même infliger avec tant de science et de passion.
— Qui est-il ? répliqua Mharagret en haussant ses sourcils épilés. C’est un guerrier, que voulez-vous qu’il soit d’autre ? De ce que je sais de lui, un officier commandant de la Maison d’Eodh, ayant précédemment servi dans les troupes d’assaut que nous entretenons.
— Un guerrier des forces spéciales n’est pas suffisant pour défaire un quatuor de mes hommes, estima en retour Shaardra-Thul. Et ce Cellendhyll de Cortavar a non seulement échappé à mon quatuor mais de plus, il l’a abattu dans sa totalité. Jamais auparavant cela n’était arrivé, je dois l’avouer. Je vous repose donc la question : qui est cet homme ?
— Je me moque de qui il est, il a tué mon Rosh ! répliqua la rousse d’un ton haineux. Il doit mourir !
Cette haine vive qui oblitérait la raison de l’héritière du clan Melfynn ne s’adressait pas à Shaardra-Thul, mais à l’homme aux cheveux d’argent. Le maître des Assassins le comprit aussitôt.
— Je ne saurais mieux faire que de vous conseiller de prendre des renseignements précis sur ce Cellendhyll de Cortavar, reprit-il d’un ton qu’il voulait persuasif. Cela pourrait nous faciliter la tâche à tous deux… Au moins, j’ai un élément à vous fournir qui devrait vous plaire : la confirmation que l’Adhan se trouve bien en ville, comme votre espion vous l’a laissé entendre. Mes hommes sont sur sa piste, de Cortavar est venu de lui-même se fourrer entre les crocs de la Main Pourpre ! Dès que je connaîtrai sa localisation exacte, ce qui ne saurait être long, nous frapperons, et, sous peu, je vous annoncerai sa mort, n’en doutez pas…
Sa tirade achevée, le vieillard saisit à nouveau son narguilé, sur lequel il se remit à tirer d’une bouche avide.
— Je l’espère, pour vous comme pour moi, Shaardra-Thul. Mais je vous préviens : si vous tardez à exécuter le contrat sur lequel vous vous êtes engagé, je n’hésiterai pas à en demander l’annulation, comme j’en ai le droit, et aller voir ailleurs… Vous n’êtes pas le seul dans votre partie… Dois-je également évoquer la mauvaise publicité que cela ferait rejaillir sur votre Ordre ?
— Vous pourriez aller voir certains de mes confrères, je l’admets d’évidence, riposta le maître assassin dans un nuage de fumée rosâtre. Mais pourquoi avoir commencé par engager la Main Pourpre, sinon parce que nous sommes les meilleurs, baronne, comme vous le savez fort bien ? Tranquillisez-vous, ajouta-t-il en arborant un sourire confiant, je vous garantis de vous apporter satisfaction, comme je l’ai toujours fait par le passé. Pour le cas présent, si ardu soit-il, ce ne sera l’affaire que d’une semaine, tout au plus…
C’est en vitupérant sur l’irrespect des hommes et leur incompétence notoire que la baronne Melfynn ressortit de chez Shaardra-Thul. Le visage enlaidi par un masque mitigé de contrariété et de ressentiment, elle disparut à l’intérieur de son carrosse au bois laqué, tiré par quatre chevaux rouans, après avoir éructé un ordre sec. Le véhicule s’ébranla quelques secondes plus tard au son d’un coup de fouet vigoureux. Il remonta l’avenue des Innocents avant de disparaître.