Chapitre 38
Après avoir clopiné sur la pente légère du sous-bois qui s’étalait tout autour du manoir, Estrée avait ensuite abordé une zone de plat. Elle avançait sur un semblant de piste qui s’enfonçait entre les sapins. Sa hanche l’élançait toujours, il lui était pour le moment impossible de couper à travers les bois sans la malmener davantage.
Castel-Boivin se trouvait dans l’extrême partie est de la forêt de Streywen. À des milliers de lieues de la Citadelle chaotique, son refuge. Dans cet endroit désolé, aucune autre habitation connue. Aucun allié possible.
L’après-midi s’écoulait lentement. Estrée cheminait sans avoir de véritable destination. Elle ne connaissait rien de ces bois, ignorait où elle allait, se contentant de fuir, de s’éloigner le plus possible du manoir, sans autre but que celui de semer ses traqueurs.
Cette partie de la sylve se révélait résolument différente de celle qui entourait la forteresse chaotique. C’était une zone de basse montagne, mélange de pentes, de vallons, de reliefs inégaux, de plateaux ; prépondérance de conifères, de fougères grises, de lierre tenace.
Estrée n’allait pas bien vite à cause de son état, sans compter que ses pieds nus commençaient à la faire cruellement souffrir. La jeune femme puisait dans des réserves qui s’érodaient. Ses forces déclinaient de plus en plus et l’énergie apportée par son repas était brûlée depuis longtemps.
Contrairement à l’héritière d’Eodh, Mina se trouvait en excellente forme physique. Depuis qu’elle avait décidé de se venger de Cellendhyll et de l’héritière d’Eodh, elle s’était astreinte à un entraînement martial rigoureux. Elle suivait le train de la poursuite sans perdre haleine.
Elle et ses hommes avaient perdu du temps au départ, obligés de se séparer pour retrouver la piste de la fuyarde. Mais une fois que Boswiek, le forestier de la famille Pélagon, avait retrouvé la piste d’Estrée, le groupe composé par Mina et ses sept gardes commença à combler son retard. Les poursuivants étaient confiants, surtout avec le forestier pour les mener, surtout en sachant que la jeune femme transformée en proie était loin d’être en parfaite santé.
Estrée avait coupé une grande piste dans sa largeur, refusant de l’emprunter ; il était vraisemblable que Mina avait envoyé des cavaliers surveiller ce genre d’artères. Elle traversa une combe, remonta une pente, gagna une nouvelle éminence encombrée d’arbres et de broussailles. Sa hanche avait fini par cesser de la handicaper, et elle put enfin accélérer son allure.
La Fille d’Eodh avait un nouveau souci, cependant. Son pied droit, qu’elle avait entaillé sur un morceau de silex et qui laissait des taches ou des traînées de sang. Elle avait bien tenté d’étancher la plaie avec de la mousse mais elle n’avait rien pour se confectionner un emplâtre et rien pour le maintenir en place. Et comme elle ne devait en aucun cas s’arrêter, sous peine d’être rattrapée, sa piste devenait d’autant plus repérable.
— Ici, regardez.
Boswiek souleva une feuille coincée entre deux branchages, au niveau du sol, juste devant un épais massif de laurier sauvage ; le restant du groupe attendait plusieurs mètres en arrière afin de ne pas brouiller les indices potentiels. Sur l’une des faces de ladite feuille, une traînée pourpre. Le pisteur la montra aux autres :
— Elle s’est coupée.
À la vue du sang d’Estrée, Mina dévoila ses dents :
— La catin est à nous !
— Certes, ma dame, reprit le pisteur d’un ton qui se voulait apaisant, mais nous devons continuer à nous montrer prudents. Nous avancerons sans traîner mais sans courir non plus. Rappelez-vous ce que je vous ai dit en partant du manoir : le traqueur prend son temps. Si nous allons trop vite, nous risquons de nous faire leurrer par une fausse piste et de perdre sa trace.
Mina était emplie d’une rage impatiente mais elle ne connaissait pas de meilleur pisteur que Boswiek. Elle s’inclina. De mauvaise grâce, mais elle s’inclina.
Le forestier à leur tête, le groupe des huit poursuivants s’enfonça dans les fourrés.
La faim l’avait reprise, en sus de la fatigue. Estrée avait des crampes au ventre, les muscles de ses jambes commençaient à se rebeller. Seule la volonté lui servait de béquille.
Le bruissement d’un cours d’eau attira son attention. Elle franchit un rideau d’ormes et découvrit un torrent qui coupait les bois en une ligne droite quasi parfaite, large d’environ six mètres. Estrée n’hésita pas. Elle descendit jusqu’à l’onde. Estimant que le courant n’était pas trop fort, elle s’y engagea.
La froideur de l’eau fut comme un baume pour ses pieds, lavant le sang, chassant les élancements. La jeune femme prit le temps de boire, de s’asperger le visage. Elle réfléchit quelques secondes avant de se décider. Elle se rapprocha de l’autre rive. Une fois arrivée à un mètre de la berge, immergée jusqu’aux mollets, elle longea le bord de l’eau en descendant vers l’aval.
Plus de traces de sang ou d’empreintes pour la trahir.
À leur tour, les gardes de Mina se rafraîchissaient à l’eau du torrent.
Accroupi à l’écart, le forestier se caressait le menton tout en regardant le ruban liquide. Il venait de traverser afin de vérifier que les traces d’Estrée qu’il avait suivies jusqu’ici s’arrêtaient bien là où il se trouvait. Et ne repartaient pas de l’autre côté.
— Elle est maligne cette petite, annonça-t-il entre ses dents, mais pas assez pour le vieux Boswiek. Dans son état, elle n’est pas assez forte pour remonter la pente de ce courant. Elle n’a pu que descendre et je finirai bien par retrouver sa piste…
Il se redressa et hocha la tête en direction de sa blonde maîtresse.
Cela marquait la fin de leur pause.
Un buisson de mûres avait temporairement apaisé ses crampes d’estomac. Estrée venait de quitter le couvert des arbres. Elle trébucha sur une racine qu’elle n’avait pas vue, à demi-enfouie par le champ de fougères qu’elle traversait, s’infligeant ainsi une nouvelle entaille au pied. Elle se redressa en serrant les dents, en maudissant Mina de toute son âme.
Clopinant pour soulager ses plaies, elle fuyait toujours. Elle grimaçait quasi à chaque pas.
Il est impossible que cela finisse de la sorte. Pas maintenant. Mon Cellendhyll… nous avons encore tant à parcourir ensemble !
— Non, car tu m’as assassinée. Tu ne mérites pas Cellendhyll, tu ne le mériteras jamais ! lui hurla en esprit le visage de Devora, rendu livide par la mort.
Estrée se figea. C’était comme si elle avait été frappée par la foudre. Elle dut attendre quelques instants avant de retrouver un semblant d’aplomb. Pour la première fois, la voix spectrale s’adressait à elle ainsi, en plein jour. S’imposant hors du royaume des rêves.
Devenait-elle le jouet de la folie ? Ce n’était pas vraiment le lieu ni le moment pour y songer. Elle reprit sa fuite.
Un quart d’heure plus tard, elle atteignit un autre cours d’eau, plus large, bien plus vigoureux que le précédent. Une simple passerelle de bois, chaque extrémité calée entre deux gros rochers, enjambait le courant rugissant.
Estrée franchit le ponton à pas hésitants. Une fois de l’autre côté de la rive, elle empoigna la planche dans le but de la faire tomber. Il suffisait de la déloger d’entre les rochers pour la faire ensuite glisser dans le torrent.
Elle n’y parvint pas, épuisée.
La jeune femme lâcha l’extrémité de la passerelle et se laissa tomber sur les genoux. Des larmes inondèrent son visage.
Non, je ne peux abdiquer, que penserait Cellendhyll de moi, si je craquais maintenant… J’ai survécu à Valkyr, à la bleue-songe, je refuse d’abandonner devant une simple planche !
Estrée fit de sa volonté un brandon. Le brandon rougeoya jusqu’à devenir embrasement. Cet embrasement inonda son être, faisant taire – un bref moment – la fatigue extrême, les douleurs, l’abattement. Transcendée par cet accès de volonté, charriant soudain une force qu’elle ignorait posséder, la fille d’Eodh se redressa et revint à la charge. Elle saisit la planche, s’arc-bouta, puis souleva.
Allez, bouge, cracha-t-elle au bout de bois. Bouge ! Bouge ! Bouge !
Et la planche bougea… Oh, pas de beaucoup, certes, mais juste ce qu’il fallait pour être délogée de son assise. Ensuite, Estrée put la faire glisser par à-coups réguliers, pousser et non plus soulever, jusqu’à ce que la passerelle chute dans l’eau rugissante, aussitôt emportée par le courant.
La fille d’Eodh s’affaissa à nouveau le temps de retrouver l’énergie de continuer. Son effort extrême la laissait tremblante, exsangue d’énergie. Elle secoua la tête tandis que des points noirs voletaient devant ses yeux. Puis elle lâcha un gémissement, elle ne devait pas rester ici. Elle n’avait qu’une idée pourtant, une obsession presque, s’allonger, accueillir le sommeil qui l’appelait de toutes forces, s’y plonger, s’y engloutir jusqu’à tout oublier.
À la traîne de ses camarades, Sishtas en avait plein les bottes de cette course-poursuite. Et pour cause, il avait chaussé ses bottes neuves le matin même. Quelle idée, le jour où il devait justement crapahuter en pleine forêt. Mais comment aurait-il pu prévoir de se lancer dans une telle entreprise ?
Autant en profiter pour se soulager ; sa vessie l’élançait depuis vingt bonnes minutes. Le guerrier dégrafa son pantalon, se campa sur ses jambes, et laissa la nature suivre son cours, son urine arrosant les feuillages.
Il se sentit empoigné de chaque côté de la tête, tandis qu’on imprimait une sévère et formidable torsion à son cou. Sishtas entendit un énorme craquement résonner dans sa tête. Puis plus rien. Il venait de trépasser, les vertèbres rompues.