Chapitre 37
Assis sur le lit, à côté d’elle, Cellendhyll caressait les seins d’Estrée à travers l’étoffe de son corsage. Ses attouchements devinrent plus énergiques, à la limite du supportable.
Estrée ouvrit les yeux et la réalité la frappa telle une gifle. Ce n’était nullement l’Adhan qui la touchait mais l’un des gardes de Mina, un gaillard détestable, peu soigné, aux cheveux gris ramassés en une queue-de-cheval. Depuis le début de son incarcération, il la contemplait avec une concupiscence affichée, lourde de sous-entendus.
— Je sais ce que tu veux, souffla Estrée sans se démonter. Je te le donnerai, en échange d’un repas.
— Pourquoi marchander ? ricana le garde en se relevant, manifestement ravi de la situation. Ce que je veux, je le prends et tu n’es pas en mesure de m’en empêcher !
— C’est vrai, convint Estrée. Mais si je suis consentante, ce sera bien meilleur… Réfléchis. À moins que tu ne préfères baiser une planche ?
À l’air qu’arborait son vis-à-vis, elle constata que l’argument avait porté.
— Allons, poursuivit-elle d’une voix ronronnante, tu n’as rien à perdre à m’amener de quoi manger. Je serai reconnaissante, crois-moi.
L’homme passa la langue sur ses lèvres épaisses.
— C’est d’accord, je reviens, annonça-t-il avant de sortir en verrouillant la porte.
Abandonnée à elle-même, la fille d’Eodh lâcha un long soupir. Sur les ordres de Mina de Pélagon, on l’affamait depuis le début de sa captivité.
Retenue prisonnière à Castel-Boivin, la résidence secondaire de la blonde, Estrée était détenue dans une des chambres du second étage. En l’absence de Mina, elle patientait attachée par des ceintures de cuir aux montants du baldaquin de son lit, avec pour seule tenue son corsage et ses dessous.
Estrée se sentait épuisée, sale, à la merci du premier venu. Combien de temps tiendrait-elle encore ? Elle refusait pour le moment de songer aux traitements que cette démente de Mina ne manquerait pas de lui infliger dès son retour.
La blonde avait annoncé ses projets : immoler Estrée en haut de la tour de Castel-Boivin. À l’endroit exact où Cellendhyll avait tué Rosh Melfynn.
Mais cette condamnation ne viendrait pas tout de suite. Mina l’avait déclaré ouvertement, elle voulait faire souffrir Estrée avant d’honorer la mémoire de son rouquin, son amant défunt. L’héritière d’Eodh était donc destinée aux pires tourments et cela commençait par un jeûne forcé. Trois jours sans rien d’autre que de l’eau pour se sustenter, trois jours sans pouvoir se laver, avec juste un pot de chambre pour se soulager.
Elle devait s’échapper le plus vite possible. Dans son piètre état, pourtant, elle ne voyait pas comment faire, incapable d’utiliser ses faibles ressources magiques. Impuissante, Estrée ne connaissait aucune magie offensive, ni aucun sort qui pût l’aider à se libérer.
Un bruit de pas dans le couloir la tira de ses pensées.
La porte fut déverrouillée, rouverte, laissant apparaître le garde, porteur d’un plateau.
— Je vais te détacher une main, tu te débrouilleras comme ça, déclara-t-il d’un ton suffisant.
Un simple repas – un morceau de poulet, une tranche de fromage, une autre de pain, deux pommes – mais qui, pour la jeune femme, représentait un festin.
Elle mangea donc sans attendre, sous le regard amusé de son geôlier.
Manger, rien que cela représentait une épreuve. Estrée devait prendre garde à ne pas tout dévorer – son estomac ayant rétréci – sous peine de tout vomir, et elle ne devait pas perdre de temps non plus, ne sachant quand exactement Mina comptait revenir à Castel-Boivin.
Au moins, la nourriture lui redonna quelques forces. Pas suffisamment toutefois mais elle devrait faire avec.
— Bon, tu as fini ? finit par s’impatienter l’homme. Je vais te rattacher, maintenant. On va pouvoir passer aux choses sérieuses.
— Voyons, comment veux-tu que je te baise si je reste attachée ?
— M’est égal en fait, tu n’auras qu’à agiter les hanches. Pas besoin de te libérer pour te prendre ! Et puis c’est plus sûr.
Estrée lui jeta un sourire dévastateur :
— Attends un peu avant de me rattacher, regarde déjà ce que je peux faire avec une main…
Elle posa sa main sur le sexe du garde, qu’elle palpa, caressa, à travers l’étoffe de son pantalon gris. Jusqu’à provoquer une rapide et nette érection. Malgré lui, les reins en avant, le garde se laissa subjuguer par le doigté remarquable de la fille d’Eodh.
— Alors, souffla Estrée, tu vois que je sais y faire… Imagine avec ma bouche…
Un sourire béat se peignit sur les traits du garde.
Sentant à sa posture qu’il s’abandonnait, Estrée décalotta violemment son phallus, tira sur le membre comme si elle voulait l’arracher, avant de le tordre dans un aller-retour ô combien douloureux, avec toute l’énergie qu’elle pouvait déployer.
Ébranlé d’une souffrance inimaginable, son frein rompu, le guerrier trébucha en avant et s’affala en travers des cuisses de la jeune femme. De sa main libre, Estrée le saisit par sa natte, lui tira brutalement la tête en arrière, plongea sur la gorge offerte et mordit.
L’instinct de survie la rendait d’une implacable férocité. Elle mordit, encore et encore, louve carnassière, arrachant la chair du geôlier, jusqu’à parvenir à trancher l’artère jugulaire.
Elle emprisonnait toujours l’homme par sa queue-de-cheval, lui interdisant de se mettre hors de portée. Elle le maintint tandis qu’il se débattait, portée par l’énergie du désespoir. Elle le maintint jusqu’à ce qu’il expire dans un bain de sang, saigné à blanc par l’hémorragie.
Essoufflée par ses efforts, Estrée repoussa la dépouille et détacha la ceinture qui emprisonnait son autre main, puis ses pieds. Chancelante, elle quitta le lit.
Elle gagna le cabinet de toilette attenant à sa chambre. S’empressa de se laver du sang qui la maculait, de nettoyer ses dessous le mieux possible avant de les essorer. Entre garder ses sous-vêtements humides ou rester nue, elle choisit l’humidité.
En quête d’une tenue de rechange, elle revint dans la chambre fouiller les placards. Aucune trace de ses vêtements. Elle haussa les épaules. Finalement, même si elle les avait retrouvés, sa tenue de bal n’aurait fait que l’entraver pour s’enfuir. Ceux du garde, trempés de son sang, se révélaient par trop rebutants pour qu’elle les enfile.
Un bruit de pas lourds dans le couloir. La poignée de la porte qui s’abaissait. Estrée se plaqua sur un côté de l’entrée, juste derrière la porte.
— Gröger, tu fais quoi ? On te cherche depuis une demi-heure… On t’a déjà dit de laisser la fille tranquille, non ?
Un garde entra, ces mots à la bouche. La vue de son comparse, ou plutôt de son cadavre, le laissa figé, bouche bée.
Estrée profita de ce répit pour bondir sur l’homme et l’assommer à l’aide d’un chandelier prélevé sur une table. Enfin, elle s’empara de ses vêtements. Du moins une partie. Elle flottait dans le pantalon et la ceinture était trop large. Elle décrocha un cordon de rideau qu’elle glissa dans les passants.
Oui, cela allait, peu esthétique, certes, mais efficace.
La chemise bleue du garde fut nouée à sa taille ; son pourpoint se révélait également bien trop large, gênant ses mouvements. Elle le délaissa. Quant aux bottes, trois pointures trop grandes, elles ne serviraient à rien. Au moins, du fait de sa grande taille, n’avait-elle pas de problème d’ourlets. Elle prit l’arme du garde, un large et robuste poignard de combat, qu’elle passa dans sa ceinture improvisée.
Elle ressortit dans le couloir. Fouilla l’étage, sans rien trouver pour rajouter à sa tenue.
Dans son état de faiblesse, Estrée se sentait incapable de livrer un nouveau combat. Il lui fallait donc éviter toute confrontation. Elle connaissait les lieux. Elle les avait explorés avec Cellendhyll lorsqu’ils cherchaient Faith pour la délivrer. L’idéal eut été de trouver des vêtements à sa taille, de voler de la nourriture et de s’enfuir de Castel-Boivin pour se terrer dans la forêt le temps de récupérer ses moyens, notamment sa faible magie.
Pour invoquer un portail, il lui fallait une pierre de transfert. La sienne reposait sagement dans un tiroir de la commode du salon, dans ses appartements. À des lieues de là, dans la forteresse du Chaos.
Seulement voilà, il était hors de question de descendre au rez-de-chaussée pour essayer d’atteindre les portes du château ; l’endroit était trop bien gardé. La seule alternative était d’escalader l’enceinte qui entourait Castel-Boivin. Et pour cela, il fallait passer par les remparts.
Elle ouvrit prudemment la fenêtre, priant pour que celle-ci ne grince pas. Se pencha furtivement au-dehors, étudia les lieux. Elle avisa un rebord de maçonnerie qui courait le long du bâtiment. Ce rebord, pour peu qu’elle ne chute pas, lui permettrait de gagner les remparts. De là, elle devrait parvenir à descendre jusqu’à la forêt.
Se sentait-elle prête ? Que non, mais elle n’avait pas le choix. Elle se glissa dans l’ouverture, se retourna face à la façade et tâtonna de son pied pour trouver une assise sur l’étroit rebord. Elle y parvint. Alors, elle agrippa les sarments de vigne vierge qui couraient librement sur l’extérieur des murs de Castel-Boivin. Lentement, elle commença à glisser latéralement sur le muret.
Elle surplombait la cour intérieure pavée, pour le moment déserte. De même que les remparts, elle avait vérifié que personne n’était là avant de se lancer dans son escalade.
Elle était arrivée à peu près à mi-chemin lorsqu’un miroitement apparut en plein centre de la cour. La lumière magique enfla pour former un arc de cercle vertical empli d’un halo fuligineux. Deux gardes sortirent du bâtiment principal pour accueillir le visiteur.
Estrée frémit mais ne cessa pas pour autant d’avancer. Il suffisait que l’un des guerriers d’en bas lève la tête pour la découvrir. Heureusement pour elle, l’attention de ceux-ci se focalisait essentiellement sur le portail, enfin stabilisé. Une silhouette mince vêtue de cuir noir apparut.
Mina.
Estrée continuait toujours à progresser, accrochée au treillis végétal. Plus que quelques mètres et elle pourrait aborder le rempart.
Son pied droit glissa. D’un sursaut, elle reprit son aplomb, mais, délogée par son mouvement brusque, la dague qu’elle portait glissa de sa ceinture de corde… et tomba. La fille d’Eodh retint un cri d’horreur.
La lame toucha les pavés en tintant. Les gardes et Mina s’entre-regardèrent, un instant figés. Jusqu’à ce que l’un des guerriers lève la tête et s’exclame, l’index pointé droit sur Estrée :
— Là-haut !
Fébrile, Estrée sauta sur le plat des remparts. Du contrebas, ses geôliers s’agitaient, vociféraient, Mina la première.
La Fille d’Eodh scruta l’extérieur de l’enceinte et les arbres avoisinants. Ce sapin, là… elle pouvait peut-être sauter sur l’une de ses branches puis se laisser glisser jusqu’au sol pour ensuite s’enfuir dans le sous-bois. Au-delà de Castel-Boivin régnait la forêt.
Dépêche, ma fille, ils vont arriver.
Estrée monta sur le rebord du rempart, entre deux créneaux, et sauta.
Elle réussit à atteindre la grosse branche qu’elle convoitait mais ses maigres forces, bien entamées par son escalade du mur, la trahirent. Elle lâcha prise. Sa chute fut interrompue par le travers d’une autre branche ; elle s’y cogna brutalement la hanche. Le choc lui coupa le souffle. Elle chuta encore, heurta d’autres obstacles, avant de retomber lourdement sur le sol, le souffle coupé.
Heureusement, la terre et les feuilles amortirent l’impact. Cependant tout son flanc droit la brûlait.
Si elle n’avait pas eu la présence d’esprit de s’enfuir par l’un des côtés de l’enceinte et non par l’entrée, les gardes n’auraient eu qu’à ouvrir les grandes portes et faire quelques pas pour la cueillir. Tandis qu’à présent, ils devaient contourner les murailles à l’extérieur par le chemin étroit qui les longeait, terrain peu propice à la course.
Elle entendait leurs cris fleurir de l’autre côté des murs, ceux de Mina qui retentissaient d’une hystérie vengeresse, le bruit des portes dont on ôtait les barres.
La poursuite s’ébauchait.
Une main sur sa hanche, boitant, Estrée s’engagea sur la pente qui descendait vers les bois, s’enfonçant sous leurs frondaisons.