Chapitre 11
L’air était frais dans les profondeurs de la forêt de Streywen.
Nimbé d’un halo d’énergie violette, le portail se forma au milieu des ruines d’un péristyle abandonné en pleine forêt. Déchirant son voilage de mana, les cabalistes en sortirent. Ils étaient trois. Leurs silhouettes étaient dissimulées sous de larges capes de cuir noir, leurs visages voilés par une magie protectrice.
Aussitôt arrivé, l’un d’entre eux alla inspecter les ruines avant de revenir et d’annoncer :
— Il n’est pas encore arrivé.
— Je vous le dis, il faut agir, c’est le moment ! déclama aussitôt une voix féminine, chargée de passion.
— Bien au contraire, tempéra aussitôt le plus grand des cabalistes. Nous devons suspendre nos plans, je croyais d’ailleurs que nous étions d’accord sur ce point.
— Tout à fait, renchérit le second des conspirateurs. La situation provoquée par la retraite d’Elvanthyell demande à être examinée de près.
— Sacré Elvanthyell, il a tout de même le chic pour tromper son monde ! gloussa l’autre homme.
La silhouette féminine émit un reniflement de désapprobation.
Le plus grand des conjurateurs reprit :
— Nous ne devons pas oublier notre but, celui pour lequel nous nous sommes alliés : affaiblir Eodh. Pas l’anéantir. Car abattre Eodh serait affaiblir le Chaos tout entier et nous voulons juste rétablir l’équilibre entre les Maisons. Nous attaquer à Morion maintenant risquerait par effet de ricochet de faire vaciller notre empire tout entier.
— Je n’aurais su mieux dire, renchérit l’autre. Morion va devoir gérer encore plus de choses avec le départ de son père, il devrait être trop occupé pour manigancer comme il en a l’habitude. Voyons comment il s’en sort avant de nous décider à agir contre lui.
— J’estime que vous faites une erreur, intervint la voix féminine. Vous voulez affaiblir Eodh ? Frappons maintenant, profitons de l’occasion, nous n’en aurons peut-être pas de meilleure.
— Ma chère, la guerre que nous menons est secrète et doit le rester, nous devons donc user de subtilité. Nous n’avons rien à perdre à attendre, pour le moment…
— Êtes-vous sourds ou bornés tous les deux ? Je vous dis qu’il faut agir !
— Puisque vous ne voulez pas entendre la voix de la raison, soumettons cette question à un vote qui nous départagera… proposa le grand cabaliste. Pour ma part, je vote pour suspendre les hostilités, il sera toujours temps de les reprendre si nous constatons que cela s’avère nécessaire.
— J’appuie votre vote, décida le second homme.
— Puisque nous sommes trois, l’affaire est entendue. Désolée ma chère, mais c’est la meilleure des attitudes à tenir en regard des circonstances, j’espère que vous finirez, par le reconnaître.
La femme ne répondit rien, mais tourna le dos à ses camarades. Son mécontentement était palpable, il plombait l’air ambiant. La cabaliste finit par se retourner, un peu brusquement, mais un bruit de pas dans les fourrés, à mi-pente, à la lisière des sapins, suspendit la tirade acerbe qu’elle se préparait à asséner.
— Me voici, annonça Gamaël, qui venait d’apparaître dans le chemin.
L’Ombre renégate était vêtue d’un ensemble et d’une cape de cuir vert foncé. Gamaël s’avança d’un pas serein, dégageant cette assurance propre aux guerriers d’élite. Son beau visage arborait un sourire ironique tandis que son regard gris pâle ne perdait aucun détail de son environnement.
— Que me vouliez-vous donc, seigneurs ?
— Tout simplement vous prévenir que nous suspendons temporairement nos plans.
— Tiens donc ! Et puis-je vous en demander la raison ?
— Certains éléments qui viennent de se produire à la Citadelle nous donnent à penser qu’il est plus intelligent d’attendre et de voir venir.
— Vous évoquez le départ du duc d’Eodh, je me trompe ?
— Non, c’est bien cela. Ce départ change la donne et nous avons décidé de surseoir à nos menées contre Morion. D’y surseoir provisoirement, tiendrais-je à ajouter.
— Hum, se contenta de répliquer Gamaël, qui ne souriait plus.
— Voilà une bourse pleine pour vous faire patienter, annonça le plus petit des conspirateurs, avant de jeter l’objet en direction du guerrier.
Gamaël attrapa habilement la bourse en plein vol, il en vérifia le contenu des licornes d’or avant de la ranger dans son pourpoint.
— Je patienterai, donc. Mais pas éternellement…
— Quel grief vous anime donc tant contre Morion ? demanda la femme, d’un ton où perçait la curiosité.
Gamaël se tourna vers elle, son petit sourire réapparut :
— Cela ne regarde que moi.
La femme croisa les bras :
— Toujours aussi insolent… Un jour, messire, il se pourrait que vous le regrettiez !
Gamaël ricana :
— J’aimerais bien voir ça !
— Allons, allons… calmons-nous, intervint le plus grand des cabalistes. Ce serait aller contre nos intérêts communs et respectifs que de nous disputer. Messire Gamaël, sommes-nous bien d’accord sur le fait d’interrompre nos plans envers Morion d’Eodh ?
Le guerrier haussa ses larges épaules :
— Nous le sommes car vous payez ma patience.
— La chose est donc entendue. Je vous dis à bientôt, nous vous contacterons dès que nous aurons du nouveau.
Une fois le trio disparu par le portail, le guerrier redescendit la pente, les mains sur les poignées de ses épées.
Gamaël se plongea dans un monologue intérieur :
Si puissants qu’ils soient, quels naïfs ! Ils se sont révélés incapables de se douter que j’étais là, avant eux, et que j’ai épié leur échange. Ainsi, la retraite d’Elvanthyell les pousse à faire marche arrière. Comme ça les arrange ces pleutres ! Sauf elle, évidemment. De toute évidence, elle hait Morion, sans doute autant que moi, mais elle manque par trop de finesse… Au fond, je dois admettre que cette frilosité m’arrange. Je ne peux pas tout gérer de front, en dépit de mes immenses talents, en dépit de ma rage, consumée pour être aussitôt renouvelée. Oui, j’ai prévu cette variante à mes plans. Et cette variante, qu’incarne Cellendhyll de Cortavar, demande un grand doigté. Je me réjouis que l’Adhan ne soit pas mort sur Valkyr, c’eut été un gâchis sans nom alors qu’il représente peut-être la meilleure des armes contre Morion. Je patienterai donc mais je ne t’oublie pas pour autant, Puissant d’Eodh. Tu paieras ta traîtrise, sur mon honneur et ma vie !
L’Ombre renégate disparut entre les arbres, et bientôt un bruit de chevauchée s’éleva pour s’amenuiser à mesure que le cavalier s’éloignait dans le flamboiement onirique du coucher de soleil.