Chapitre 2

Octobre, Adelaide Terrace, Perth, wa.

— Mais c’était un mec jeune…

— Tu sais comment il s’appelle ?

— Il m’a dit Alistair. Oui, Alistair, je crois que c’est son nom.

— Tu n’en es pas sûr ?

— Si presque, mais sur le coup j’étais tellement troublé…

— Tu découvres ça, vraiment ?

— Bien sûr. Je ne savais pas que ces initiations étaient encore pratiquées chez eux. Surtout pas chez les jeunes. Il doit avoir, quoi… même pas trente ans. Il a dû subir ça il y a une quinzaine d’années. C’est maintenant !

— Bien sûr que ça existe toujours, qu’est-ce que tu crois. La tradition, la culture, c’est à eux…

— Dis-moi, Ange, pourquoi on n’en parle pas, pourquoi on ne s’en formalise pas, pourquoi on ne crie pas au scandale, les ligues des droits de l’homme, tout ça, qu’est-ce qu’ils font bon Dieu ! On hurle pour l’excision des femmes africaines. Pourquoi pas quand on coupe la bite des mecs chez les Aborigènes ? Hein, dis-moi ?

— Sûrement parce qu’on le fait à des mecs justement. Du machisme à l’envers, du racisme à l’envers aussi. Les traditions… La culture…

Ange Cattrioni laissait tomber sa phrase et sa voix. Ashe ne pouvait même pas continuer à lui poser des questions, trop perplexe. Ils regardaient tous les deux l’eau étincelante de la Swan River. Le Police Officer avait laissé en sourdine sur son ordinateur un concerto de Mozart. Ashe l’entendait tout à coup alors qu’il ne l’avait même pas remarqué quelques minutes auparavant. Comme il n’avait pas remarqué qu’en cette fin de journée, les bureaux paysagers du siège de la police s’étaient peu à peu vidés de toute présence, de toute activité. Le soleil qui avait tourné toute la journée autour de l’immeuble piquait maintenant ses rayons, de biais, dans les grandes baies vitrées, allongeant les ombres des eucalyptus de Riverside Park, juste en dessous. En face les immeubles de South Perth, lavés par la pluie de printemps, surgissaient, immobiles et clinquants. Au moins, aucun ronronnement d’air conditionné ne venait parasiter la musique. Trop tôt dans la saison.

Ashe, perdu dans ses réflexions, était à mille lieux de naviguer sur la Swan. Il finit par interrompre le policier perdu lui aussi dans une rêverie qui tenait plus à ses soucis de chef adjoint du district. Ou aux affaires criminelles qu’il traitait ces derniers jours. Ou à la musique.

— Je n’arrive pas à comprendre pourquoi tout cela reste tabou. Vous, les Australiens, vous vivez ensemble, que vous le vouliez ou non…

— La culpabilité, évidemment. On a massacré ce peuple, on le laisse toujours pourrir à petit feu avec l’alcool, ses maladies génétiques et celles qu’on lui a transmises. On lui a volé ses enfants pendant des années pour les confier à des familles blanches, on a voulu les intégrer. Tu ne voudrais pas en plus qu’on l’empêche de pratiquer sa culture. Toute sa culture.

— Mais c’est inhumain !

— Non, on ne va rien faire, tu peux en être sûr. Surtout maintenant qu’on a commencé, à juste raison, à leur demander pardon et à tenter de les dédommager.

— Je n’y crois pas ! On ne peut pas laisser comme ça des mecs se mutiler entre eux. Au nom de quoi ? C’est barbare, merde !

— C’est barbare, mais on ne fera rien. On n’en parlera même pas. C’est comme ça.

Cette certitude heurtait Ashe de front. Mais c’était Ange qui l’assénait. Ange avec qui il avait résolu toutes ces enquêtes et partagé parfois le même lit, trop rarement à son goût. Ange Cattrioni et sa distance, un peu plus grande maintenant qu’il avait pris du galon, Ange et sa quarantaine installée. Confortable, tendu, serein. Ange et son sérieux. Ange avec ses yeux incroyablement bleus, incroyablement pénétrants, tellement doux. Il avait grossi, juste un peu empâté. Ashe l’avait tout de suite remarqué, sans lui dire bien sûr. Cattrioni s’était laissé pousser un bouc brun, taillé au millimètre, fashion victime. Tous les gays le portent aujourd’hui. Cela lui allait bien, accentuant le côté nounours calabrais que son poil dru et brun imposait déjà. Quand Ashe lui avait téléphoné ce matin, le PO lui avait répondu tout de suite alors qu’il était en réunion. Ashe était sûr qu’il allait lui parler d’un dossier délicat. Il s’y attendait et laissait venir. Mais il fallait d’abord évacuer cette question :

— Tu veux dire que la situation ne s’améliorera jamais pour les Abos ?

— Ne dit jamais Abos, c’est méprisant pour eux. C’est comme ça que les Anglais les appelaient autrefois. Ils détestent ça.

— Dont acte, je ne savais pas. Je ne sais rien d’eux, en fait…

— Et tu vis en Australie depuis quoi, quatre, cinq ans… ? Tu ne les as même jamais vus.

— N’exagère pas Ange… Mais c’est un peu vrai. À part ceux qu’on aperçoit, ivres, assis dans l’herbe sans bouger, devant la gare de Fremantle. Sauf que vous non plus vous ne les voyez pas !

— La majorité des Australiens ne les voit même plus, c’est sûr. Ils sont là, immobiles, comme pétrifiés par ce qu’on leur a fait subir. Ils font partie du décor. Et leur présence est pesante, tu peux en être certain… Enfin pour ceux qui regardent encore le décor. Même pour ceux qui ne regardent pas d’ailleurs. Ils se tiennent là, figés, ils nous observent. Parce que, qu’on le veuille ou non, ils nous tiennent par les couilles, ils nous culpabilisent. Et nous, on leur demande constamment pardon depuis quelques années… Ce qui est quand même la moindre des choses ! Ils sont là, et ceux qui restent sont rivés à cette terre. Le jour où ils auront disparu, où on les aura tous assimilés, l’Australie aura perdu son âme. Et pas seulement pour la carte postale, pas seulement pour les clichés, le rocher rouge, les peintures aux petits points, la transmission de pensée. L’Australie est en train de muer. Je ne sais pas si ça sera mieux mais ça ne sera plus l’Australie.

Toute cordialité, toute ironie l’avait quitté. Le PO avait dit cela avec tant de sérieux qu’Ashe ne put s’empêcher de plaisanter :

— Et c’est toi, le Rital arrivé tout petit ici, dans les valises de tes immigrés de parents qui le dit…

— J’aime ce pays. J’aime l’Australie énormément avec tous ses bons et ses mauvais côtés. Rital ou pas, je ne renie rien. Mais au moins je m’intéresse à tout cela. Et toi ? T’y es-tu jamais intéressé ? Tu ne les as jamais regardés ! Quand tu parles de coutumes primitives, tu ne sais même pas de quoi tu parles. Alors je vais te dire ce qu’est vraiment une cérémonie d’initiation, ce qu’on leur fait. On ne leur coupe pas seulement le prépuce. Ça ne dure pas quelques minutes comme une circoncision. Non ça s’appelle la subincision. D’abord on commence par leur écorcher la verge tout au long de l’urètre avec un couteau de pierre. Ensuite, la plupart du temps on leur incise le gland très profondément, c’est ce que tu as vu avec cet Alistair. Parce que dans leur culture, le garçon, pour prouver qu’il est un homme, doit offrir ses organes sexuels aux mâchoires d’un Ogre-Serpent. C’est le couteau de pierre qui sert de mâchoires. On leur fait aussi des scarifications sur le dos et le ventre. Pour tout cela, ils s’isolent dans le bush, à l’écart de la communauté, les femmes et les enfants n’y sont pas admis. Et ça dure des jours et des jours, il faut que tout cicatrise et qu’ils sachent vraiment ce qu’est la douleur. Alors, pour ça, on les force à s’accroupir au-dessus d’un feu de bois de banksias parce que sa fumée apaise paraît-il la douleur. Tu parles d’une anesthésie…

Le concerto de Mozart, dans ses dernières mesures, avait repris le dessus sans parvenir à réchauffer le moins du monde l’atmosphère. Pendant de longues minutes, même quand la musique s’était arrêtée, les deux hommes étaient restés sans parler et sans se regarder. L’un braqué sur son ignorance, l’autre sur sa culpabilité. Il y a d’autres façons d’aborder le sujet. Ils l’avaient fait de la manière la plus stupide, de front. En deux jours, Ashe se trouvait sans le vouloir, sans l’avoir prémédité, au cœur d’un problème insoluble. En plein cœur. Il s’était même demandé s’il n’allait pas quitter le bureau du PO sans dire un mot de plus.

Même si leurs relations avaient depuis longtemps dé­­­passé ce genre de fâcherie, elles n’étaient pas à l’abri d’une divergence grave. Ou d’une lassitude. Ashe n’y croyait pas trop. Il ne pouvait pas oublier comment, quelques mois auparavant, son copain lui avait sauvé la mise en venant l’extraire, au péril de sa vie, d’un brasier géant qui ravageait l’État de Victoria. Alors il attendait, il écoutait, même si Ange devenait un peu grandiloquent.

Cattrioni avait tapé sur quelques touches de l’ordinateur et fait repartir un autre disque. Ashe reconnut tout de suite la voix cassée, rauque, abrasive de Gurrumul. Un chanteur aborigène aveugle qui a su s’approprier des éléments de musique occidentale sans renier ses origines. Ashe l’avait déjà entendu et il savait qu’il y avait là un petit message personnel mais il n’en connaissait pas la signification. Peut-être seulement mettre fin à cette discussion.

Comme si rien ne s’était passé, comme s’ils n’avaient même pas discuté des Aborigènes, Ange finit par dire :

— Quand tu as téléphoné ce matin, j’ai tout de suite pensé que ça pouvait t’intéresser…

Il lui tendit un dossier, une chemise cartonnée qui contenait à peine trois ou quatre feuillets.

La nuit qui tombe toujours trop tôt à Perth commençait à assombrir les immeubles en face, au-delà de Sir James Mitchell Park. La Swan River avait perdu tout son éclat. Ange s’était retourné pour allumer la lumière et il ne lui montrait plus que son dos et son costume sombre, l’uniforme de rigueur quand on travaille dans la City, au centre de la ville, là où les affaires se traitent. Là où les compagnies minières comptent leurs profits avant de les distribuer aux actionnaires, là où les banques encaissent les actions et élaborent des placements plus sophistiqués et plus retors les uns que les autres, là où les fortunes se font et se défont à la vitesse d’un cheval au galop. Là où la police veille. En costume sombre. La vue de son dos lui fit penser à Alistair, quelques secondes. Et à sa mutilation. Mais déjà le PO changeait de sujet.

— Au fond, pourquoi t’es-tu installé ici ?

— Comment ça ?

— Pourquoi es-tu resté ?

— Comme tout le monde, je veux dire les Européens, moyens, blancs, friqués qui en ont eu un jour l’opportunité. Je suis parti en vacances, j’ai adoré les plages, le soleil, la mer et le bush. J’ai résolu une affaire criminelle avant de te rencontrer. Je suis tombé amoureux du pays et… d’un mec évidemment ! J’ai demandé un visa permanent… L’argent aide bien sûr. Ça marche et finalement… c’est plus facile de rester que de partir…

— Je voudrais bien que tu aimes encore plus ce pays. Avec ses qualités et ses défauts. Alors, même si je vais te brancher sur autre chose, intéresse-toi un peu plus aux Aborigènes. Respecte les plus.

— Oui M’sieur. Mais dis-moi, qu’est-ce qu’il y a dans ce dossier ?

— Tu vas le découvrir toi-même. Une sombre histoire dans les mines, c’est-à-dire au cœur de cette région. La Western Australia ne vit plus que par les mines et le fric qu’elle en tire. C’est la folie. Alors bien sûr il y a des dégâts collatéraux.

— Un meurtre ?

— À toi de voir, on n’en sait rien.

Quand il reprit sa voiture, la nuit était complètement tombée. Il mit plus de quarante minutes à rallier Fremantle et la maison qu’il louait maintenant sur Hillside Road. En haut de la colline comme son nom l’indique. Quand il était arrivé, quatre ou cinq ans auparavant – il ne s’en souvenait pas précisément – il mettait à peu près vingt minutes pour faire ce trajet. Mais aujourd’hui les 4x4 coréens aux chromes étincelants, les petits coupés européens décapotables ou les berlines allemandes rutilantes engorgeaient l’autoroute toute la journée. Ce soir les phares et les feux de position rouges formaient un ruban lumineux ininterrompu entre Perth, la capitale du business, et Fremantle, son port, à une vingtaine de kilomètres.

Les mâchoires du serpent
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