Chapitre 16
Strahan, ouest de la Tasmanie.
L’hydravion était parti de Strahan dans le soleil du matin et ils se réchauffaient sous le plexiglas du pare-brise. Ils avaient décollé quelques minutes plus tôt dans un jaillissement interminable d’écume. Maintenant une terre vierge et inhumaine défilait sous les ailes. Au bout de la baie, ils avaient survolé la “porte de l’enfer”, un minuscule goulet qui commande tout le plan d’eau de McQuarie Harbour. C’était autrefois la seule porte d’entrée pour les navires en quête d’un havre plus tranquille sur la côte ouest de Tasmanie.
Ballotté dans le vent violent de cette côte sauvage, Ashe imaginait ce qu’avaient dû être au xixe siècle les manœuvres désespérées des marins poussés par les tempêtes pour se faufiler dans ce trou d’aiguille. Combien de bateaux, chargés de convicts terrifiés ou de ravitaillement hors de prix avaient coulé dans cet “Hell’s Gate” ? Combien de vies s’étaient terminées dans ce bout du monde sans que personne n’entende le moindre cri dans le fracas des bourrasques et de la mer déchaînée ? Combien y avaient laissé la vie sans que personne ne cherche jamais à savoir ce qui leur était arrivé ?
Et puis l’ourlet de la plage immense. Bande jaune soleil sous les ailes de l’hydravion. Et puis Sarah Island, l’île des bagnards, où on enfermait pour toujours les mauvaises têtes, les plus récalcitrants, le bagne d’où personne ne s’était jamais échappé. Il aurait fallu qu’ils traversent à la nage le bras de mer puis qu’ils franchissent les forêts vierges à l’infini avant de retrouver la moindre trace de civilisation. Personne sauf un. Paraît-il.
— Vous voulez toujours y aller ?
— S’il vous plaît, oui.
Ashe avait parlé au pilote avant de décoller. Il avait décidé de ne pas lui cacher les motifs de sa balade. Enfin pas complètement. Dans un premier temps il s’était fait passer pour un touriste un peu paumé et puis il avait joué franc jeu en disant qu’il était en réalité journaliste français. Ce qui était à moitié vrai et à moitié faux. Il travaillait comme un bon journaliste d’investigation mais sa carte de presse était fausse. Personne ne l’avait jamais vérifiée et le stratagème l’avait souvent sorti de situations compliquées. Mais qui, au bout du monde, allait vérifier qu’il n’appartenait pas à la rédaction du Monde… ?
Dans le casque, la voix du pilote déformée couvrait le bruit rageur du moteur.
— Vous êtes prêt pour un atterrissage un peu délicat ?
— Prêt, oui.
Prêt mais pas très rassuré. Ashe n’avait pas oublié son bob rouge mais il serrait les fesses. Il avait beau en avoir vu d’autres, avoir échappé à la colère des bikers, avoir subsisté plusieurs jours dans la jungle de la côte est peuplée de serpents venimeux, de méduses et de crocodiles, subi un ouragan de plein fouet, s’être sauvé de justesse d’un incendie monstrueux dans le Victoria, les oscillations erratiques d’un petit coucou lui faisaient se cramponner à la poignée du cockpit. Pourtant, le ciel, lavé par la dépression de la veille, était pour l’heure d’un bleu lumineux. Mais le vent invisible était déchaîné, il l’avait senti au moment où l’hydravion s’était cabré après le décollage. Le pilote semblait trouver ça drôle. Comme il avait rigolé lorsque Ashe lui avait révélé, juste avant le vol, le but de sa promenade.
— Je veux aller voir l’endroit où le bûcheron a été dévoré par un animal.
C’est là qu’il lui avait dit qu’il était journaliste.
— Et en France, on s’intéresse à ces sornettes ?
— Quelles sornettes ?
— Ce bûcheron, tué dans la forêt…
— Ce ne sont pas des sornettes ?
— Tu parles ! Il s’est fait buter par un autre bûcheron. C’est la loi de la jungle là-bas, qu’est-ce que tu crois…
Mais cela l’avait réjoui. C’était un jeune blond souriant qui ne devait pas dépasser la trentaine. Ça l’intriguait qu’Ashe soit français, il en savait quelques mots. Philip, c’était son nom, avait fait ses premières armes dans une compagnie asiatique avec un instructeur français. Le vent ne semblait pas le gêner, il avait dû en voir d’autres. Au moins la visibilité était excellente.
Ce qui leur permettait d’observer parfaitement la nature intacte sous eux. Intacte comme au jour de la création et Ashe imaginait aisément ce que les gars échappés du bagne de Sarah Island avaient dû affronter. Soit des arbres millénaires enchevêtrés à l’infini sur des collines dont les rondeurs se perdaient à l’horizon. Les fameux Huon Pines dont certains pouvaient avoir plus de deux mille ans, ceux que la voracité carnassière des compagnies forestières n’avait pas encore décimés. Leur couleur verte et nostalgique tachait le reste de la forêt, impénétrable. Avec pour seule rupture les zigzags langoureux des deux rivières, la Franklin et la Gordon qui se rejoignaient avant de se jeter dans l’immense baie de Port McQuarie. Dans le casque :
— C’est là qu’on va se poser.
— Où ça ?
— Ben, sur la rivière, on n’a pas de roues, mate !
— C’est sacrément étroit…
— Je l’ai bien fait pour les flics.
S’ensuivit une séquence digne d’un film de Spielberg en 3D. Virage sur l’aile, slalom au millimètre entre les deux rives, les deux falaises ornées de Huon Pines et d’eucalyptus envahissants. Et enfin les ricochets sur l’eau à cause du vent qui se faufilait avec fureur dans la gorge. Ashe était plus blanc qu’il n’aurait voulu le montrer. Philip fit semblant de ne rien remarquer.
— Maintenant, on va s’équiper.
— C’est loin ?
— Deux, trois heures de marche…
Il était partant le gaillard, ça l’amusait toujours. Même s’il avait sans doute d’autres chats à fouetter plutôt que de se perdre dans la nature inviolée.
— Tu l’as fait avec eux, avec les flics ?
— Non, je les ai attendus toute la journée, près de l’avion. Ils sont revenus tard, ils se disputaient tous les trois.
— Pourquoi ?
— Pas réussi à savoir. Des trucs qu’il fallait dire ou ne pas dire.
— Tu n’as pas posé de questions ?
— Bien sûr que si. Ils m’ont dit de me mêler de mes affaires. Tu parles que je les ai secoués au retour. Et là, c’était silence radio !
Philip était parti d’un nouveau rire. Ils marchaient maintenant depuis plus d’une demi-heure, ça montait et Ashe avait le souffle court. Ils suivaient un chemin de randonnée escarpé. Autrefois ce devait être une piste pour les chasseurs qui ramenaient sur leur dos des peaux de wallabies et d’opossums jusqu’au fleuve et leurs bateaux. C’était sauvage, déchiqueté quand une clairière laissait entrer le soleil. Sous les arbres, des bosquets de manukas protégeaient leurs feuilles épineuses d’un vert lustré. À d’autres moments le terrain était saturé, spongieux, avec des trous partout. Ils devaient alors faire très attention à ce qu’un de leurs pieds ne s’enfonce pas, ils auraient pu se casser une jambe. Le ciel commençait à se couvrir de nuages gris qui arrivaient en courant de l’ouest, de l’océan tout proche. Ils durent aussi traverser à pied une rivière glacée.
Le pilote avait pris des provisions dans un petit sac à dos mais il avait décidé qu’ils ne s’arrêteraient qu’à destination. Ils ne devaient pas s’attarder. Il consentit seulement à faire une seule pause pour boire de l’eau et manger une barre de céréales. Ashe avait mal dans tout le dos et ses cuisses le brûlaient à cause des descentes de collines parfois très abruptes. Enfin ils s’assirent sur le tronc abattu d’un eucalyptus, blanc et lisse.
Il n’y avait plus la moindre trace de la macabre découverte. D’ailleurs, qui pouvait être sûr que c’était là que ça s’était passé exactement ? Ashe eut bien du mal à avaler le pique-nique car Philip n’avait prévu que des sandwiches au Vegemite, cette pâte spécifiquement australienne au goût de foie de morue. Et de la bière évidemment. Une fois qu’ils eurent fini, le Français s’était mis à inspecter les lieux.
Rien, pas même quelques empreintes de pas ou quelques bouts de bande jaune et noir laissée par les enquêteurs.
— Tu es sûr que c’est là qu’ils l’ont trouvé ?
— Sûr et certain.
— Mais tu n’y es pas allé…
— Non, mais j’ai survolé avec eux l’endroit avant de nous poser sur la rivière. Et j’ai le sens de l’orientation. Tu vois cette crête au bout de la clairière. On dirait une tête de kangourou. C’est là qu’ils ont pris leurs repères, je m’en souviens très bien.
Le corps avait été découvert le long du chemin de randonnée qui bordait une clairière vert d’eau. Une étrange couleur sous le soleil intermittent à cause de la mousse qui la recouvrait d’un tapis lumineux.
— C’est ça qui est bizarre…
Philip ne répondait pas. Il terminait sa quatrième vb ce qui ne rassurait pas Ashe en perspective du retour dans la dépression qui s’annonçait. Ashe pensait tout haut :
— Ce qui est bizarre, c’est cet endroit où on l’a trouvé. Si c’était un crime entre bûcherons, ils l’auraient laissé au plus profond de la forêt.
— Je n’en sais rien.
— On dirait qu’on l’a laissé là pour qu’on ne le manque pas. N’importe quel randonneur était forcé de tomber dessus. L’odeur de pourriture stagnait forcément sur le chemin.
— C’est ce qui s’est passé…
— Oui, les étudiants, je sais.
— Mais en réalité, dit soudain le pilote, ils ne l’ont pas découvert où tu le dis. C’était un peu plus bas et de l’autre côté. Là où il y a des fourrés en bordure du chemin. Tu vois, c’était là…
— Mais Philip, tu n’étais pas avec les flics, tu me l’as dit…
— Non, mais j’ai tout vu de là-haut. Maintenant tu as tout repéré, tu n’as rien trouvé. Il faut rentrer, mate. Inutile de se faire bloquer par la tempête.
Pendant la marche de retour, alors que le ciel se couvrait de plus en plus, les deux hommes ne dirent plus rien. Le silence de Philip semblait répéter “je te l’avais bien dit, tu ne trouveras rien”. Celui d’Ashe avait deux motifs. La crainte du vol de retour et les multiples questions sans réponse et les non-dits du pilote. Son attitude l’avait intrigué. Elle n’était pas à mettre seulement sur le compte des cinq bières avalées.
La marche le fit digérer. Le gars s’arrêta trois fois pour pisser. Quand il reprit les commandes de l’appareil, il avait l’air déterminé et concentré.
— C’est parti !
Dès le décollage, ce fut un festival. Le vent était si fort que Philip eut bien du mal à maintenir les flotteurs du coucou bleu dans l’axe de la rivière. Lorsqu’il poussa les moteurs, un grain balayait l’eau entre les deux rives. L’hydravion rebondit deux fois avant de s’envoler. Une pluie lourde et violente s’abattait sur le pare-brise. À cet endroit, la rivière encaissée faisait deux coudes qu’il fallait négocier avant de se hisser au-dessus de la crête. Ashe vit distinctement l’aile droite caresser une branche d’eucalyptus puis sauter en l’air alors qu’il était lui-même projeté vers le pilote. Imperturbable, celui-ci conduisait son engin comme il aurait dompté un animal dans un rodéo. L’amerrissage, dans la baie abritée de Strahan, parut presque tranquille malgré la mer déjà blanche et moutonneuse. Les deux hommes ne s’étaient pas échangé un seul mot dans le casque.
Au bar voisin Ashe paya volontiers sa tournée et il but un cognac cul sec pour se redonner des couleurs. Philip en but plusieurs. Ils se donnèrent rendez-vous une heure plus tard pour partager un fish and chips au même endroit.
Quand Ashe, lavé, changé, coloré, revint s’asseoir, le pilote ne semblait pas avoir bougé de sa chaise mais, à ses yeux rougis, il comprit qu’il avait enchaîné whiskies et bière. La méthode du bush. Ensuite, avec le poisson, ils prirent du blanc de la région d’Adélaïde et Philip alternait chaque verre avec un demi de bière. Pendant ce laps de temps, le Français se garda bien de lui reparler de son affaire. Il évoqua simplement le métier du jeune homme, le plaisir de passer sa vie en l’air, et en réponse le pilote devint intarissable. Et volubile. Puis soudain Ashe dit :
— Dis-moi la vérité. Tu y étais déjà allé à l’endroit du meurtre, non ?
Philip s’interrompit de boire un instant, son regard se voila. Mais le courant de sympathie qui s’était établi entre deux fut le plus fort.
— J’ai promis de ne rien dire.
— On dira que c’était off. Je n’en parlerai pas dans mon journal. Promis juré. Croix de bois, croix de fer, si je mens je vais en enfer.
— Tu y es déjà allé tout à l’heure, en enfer, non ? Tu as cru que ça y était, hein, au retour ?
Et Philip était parti d’un grand rire, un peu trop appuyé, comme le font les alcooliques au moment où ils sentent qu’ils dépassent la limite.
— C’était qui ?
Philip a encore hésité. Et puis :
— Deux mecs bizarres. Un peu trop bien habillés. On aurait dit qu’ils voulaient se faire passer pour ce qu’ils n’étaient pas. Ils enquêtaient pour une compagnie d’assurances.
— Tiens donc…
— Ils ont fouillé partout, c’était une semaine après la découverte du corps.
— Sympas ?
— Ils auraient voulu mais ils ne l’étaient pas. Ils parlaient bas pour que je ne comprenne rien.
— Ils ont trouvé quelque chose ?
— Je n’en sais rien mais je ne le crois pas. Quand on est rentrés, ils avaient l’air contrariés. Ils m’ont prétendu que je ne devais parler à personne de leur visite. Que la compagnie d’assurances avait un devoir de confidentialité.
— Ils t’ont donné des noms, une adresse ?
— Leur carte, la même compagnie. Tiens, je l’ai encore dans ma poche. Mais tu jures, croix de bois, croix de quoi déjà ? En tout cas, mate, toi tu vas aller en enfer de toute façon.
Et Philip avait encore ri. Ashe en savait assez. Il lui tint compagnie encore un bon moment sans plus reparler du meurtre du bûcheron et sans se resservir de vin, contrairement au pilote qui commençait à vaciller.
Le lendemain matin, avant même de se rendre à Zeehan, à une cinquantaine de kilomètres pour rencontrer les policiers qui avaient fait l’enquête, Ashe tenta de téléphoner à la compagnie d’assurances. Tout était faux, bien sûr. La compagnie existait bien. Elle avait son siège à Hobart mais personne là-bas ne connaissait les noms inscrits sur les deux cartes de visite.