Chapitre 21

Chapel Street, banlieue de Melbourne, Victoria.

En sortant du campus, Ashe reprit le tram en s’assurant que personne ne le suivait. Il n’en avait rien dit à Franklin mais il trouvait les coups de fil nocturnes peu rassurants. En se calant à un bout du wagon, il se concentra, sur tous les passagers les uns après les autres. Aucun n’avait l’air de s’intéresser à lui.

Sa première intention avait été de s’arrêter au centre et de s’y promener. Mais le soleil qui revenait par intermittence lui mit une autre idée en tête. Pourquoi ne pas faire un tour sur la plage, au sud, à Saint-Kilda ? C’était à une demi-heure de tram tout au plus. Alors à Flinders Station il descendit de sa rame et monta dans une autre ligne au moment où elle démarrait.

Il se sentait un peu désœuvré, son avion pour Perth ne repartait que le lendemain matin. Il finit par s’asseoir alors que les rails filaient le long des Royal Botanic Gardens. Son esprit flottait, il était saisi de nouveau d’une indécision chronique. Au dernier moment il sauta en marche alors que le tram redémarrait de la station de Prahan. Il avait vu Chapel Street sur une plaque de rue et s’était souvenu qu’elle menait au quartier gay du Southside. Y flâner ? Pourquoi pas. Il mit son bob rouge dans sa poche de veste, une simple précaution. Ashe savait très bien se fondre dans la foule et se faire oublier malgré sa grande taille. Mais deux précautions valaient mieux qu’une. Personne ne faisait attention à lui.

À vrai dire, gay, ça ne l’était pas vraiment. Le quartier, entre Prahan et South Yarra, ressemblait à toutes les banlieues australiennes. Maisons basses, traditionnels auvents devant les boutiques, bien utiles lorsque les pluies diluviennes s’abattent, magasins où alternaient le branché et le courant. Partout ce désordre étiré et foutraque, cette propreté qui l’identifie immédiatement. Ashe finit par s’arrêter au Railway Hotel juste avant High Street. Ses murs gris, refaits à neuf, lui donnaient une illusion de forteresse accueillante. Pas vraiment un hôtel : pas de chambre à louer, seulement un bar et un restaurant. Comme tous les autres pubs du même style, il était situé dans un vieux bâtiment victorien restauré.

Ashe commençait à avoir faim et le menu à quinze dollars – calamars au parmesan et aux amandes avec une purée de carottes et une salade moyen-orientale – le fit saliver. La salle était calme et lumineuse, un peu après l’heure du lunch. Il y avait quelques types au regard dans le vide qui ne semblaient pas avoir envie de retourner travailler.

C’est au moment où il terminait la dernière bouchée de purée de carottes qu’il le vit. Ou plutôt qu’il surgit. À un moment il n’y avait personne en face de lui et une seconde après Alistair était accoudé à sa table sans s’y être invité et sans même le regarder. Il ne semblait pas avoir envie d’engager la conversation. Ashe ne dit rien non plus. Muet de surprise. À moins qu’il n’ait pas voulu rompre le charme, au risque de le faire fuir une nouvelle fois. Il se contentait de le regarder à la dérobée en retenant sa respiration. Le Black semblait ailleurs, perdu dans son propre rêve.

L’atmosphère anonyme du lieu changea du tout au tout. En tendant le bras il aurait pu toucher le corps de l’Aborigène et cette seule pensée le fit bander. À sa grande surprise. Il était toujours étonné de ressentir ce genre d’émotion à la maturité. Mais il y avait les muscles des bras, apparents sous le tee-shirt, le dos large, le port de tête, tout lui plaisait.

— Hello, comment ça va ?

Ashe aurait été capable de dire cela mais il n’en avait pas le courage. C’est Alistair qui fit le premier pas sans marquer la moindre surprise quand il tourna son regard vers le Français. Il ajouta :

— Moi aussi, je suis à Melbourne, tu vois. Et comme le monde est petit…

— Le monde gay ? Ce n’est pas très gay par ici …

— Tu te trompes, le samedi soir c’est la folie. Mais je ne parle pas du ghetto, je parle du monde tout simplement. On finit toujours par s’y retrouver !

Plus aucune trace de l’attitude réservée, retenue, fuyante. Des yeux magnifiques : sombres, abrités par des paupières pesantes. Et pour la première fois il remarqua leur teinte mordorée qui lui donnait un air d’extraterrestre de bande dessinée. Enfin c’est comme ça qu’il le percevait. Il lui dit, pour cacher son trouble :

— Qu’est-ce que tu fous là ?

— Comme toi, sûrement.

— Non, je veux dire à Melbourne.

— Des réunions politiques, des meetings, des rendez-vous aussi.

Et le sourire qu’il n’avait presque jamais laissé paraître. C’était la troisième fois que l’Aborigène croisait son chemin. Et la première qu’il lui souriait vraiment. Cela le laissait perplexe et pétrifié. Estomaqué, assommé. Séduit ? Des dents très blanches et ses yeux qui souriaient aussi. Mordorés et trop brillants. Avait-il pris de la dro­gue ? C’est lui qui demanda :

— Tu as vraiment envie de rester là, à cette table ?

— Je m’en fous

— Allons au bar, c’est plus sympa.

Rien à faire, son cœur battait. Pour un garçon. Pour un homme plus jeune. Pour un type différent de lui. Tout à coup, il eut peur. Cela faisait si longtemps que cela ne lui était pas arrivé. Mais pas seulement. Il y avait quelque chose de magique, peut-être même de maléfique dans ces retrouvailles. Un mauvais présage ?

Le bar n’avait rien de gay. Ni de gai d’ailleurs. Parfaitement anonyme au cœur de la ville. Comme les types accoudés au comptoir qui s’enfilaient des pintes avant de rentrer. Ou de ne pas rentrer… Mais qui, tous, avaient détourné la tête lorsqu’ils les avaient vus arriver. Et qui ensuite continuaient à observer à la dérobée ce couple improbable d’un touriste quadragénaire et d’un jeune homme Aborigène. Un temps de suspension. De désapprobation ou de surprise ? Ils prirent une table au fond et le monde se remit en marche. Ashe, le premier, commanda une pinte de Hahn et Alistair un Coca Light. Il regretta aussitôt de ne pas avoir pris lui aussi un Coca. Ils n’avaient pas échangé trois phrases depuis qu’il avait fini son repas. Là encore c’est le plus jeune des deux qui prit l’initiative.

— Où en es-tu de ton enquête ?

— De quelle enquête parles-tu ?

Alistair n’insistait pas, il se contentait de sourire.

— Comment sais-tu que j’enquête sur quelque chose ?

— Small world, tout se sait. Surtout dans le milieu gay.

Bluffait-il ? Ou le surveillait-il ? Des centaines de pensées et d’interrogations se bousculaient dans sa tête. Un peu d’inquiétude et un picotement de plaisir.

— Eh bien alors dis-moi ce que tu sais…

— Que tu travailles pour les flics.

— Ah oui ?

— Les rumeurs, au Court et ailleurs. Les copains bavards, tes disparitions fréquentes, ton amitié avec Ange Cattrioni et ta gueule amochée parfois…

Ashe sourit mais ne put s’empêcher d’ajouter :

— Beaucoup de gens sont amis avec Cattrioni.

— Peu le restent longtemps…

— Pourquoi dis-tu cela ?

— Parce que c’est un flic.

Cette fois, ils marquèrent un long silence. Alistair avait l’air assez content de lui, les yeux toujours aussi suaves et trop brillants. Un côté sale gosse qui ajoutait à la séduction.

— Cattrioni est très fidèle en amitié. Simplement il se méfie des profiteurs. C’est un gars vraiment honnête. Et je ne travaille pas pour lui, tu te trompes. Je travaille pour une compagnie d’assurances.

— Je croyais qu’on restait assis derrière un bureau à lire des dossiers et à remplir des formulaires…

— Il y en a qui font ça, pas moi. Les compagnies d’assurances n’aiment pas qu’on les escroque. Elles ont les moyens de vérifier qu’on ne le fait pas. Si une mort est suspecte, on m’envoie pour démasquer le coupable et ne pas payer l’assurance-vie. À mes risques et périls.

C’était facile pour Ashe de parler de tout ça. Il aurait même pu donner beaucoup d’autres détails, il avait fait le boulot pendant vingt ans jusqu’à ce qu’il se lasse et finisse par s’échouer, à bout de souffle, à bout de course, sur les rivages australiens. Sans avoir jamais cherché où battait le cœur du pays. Il ne voulait pas en rajouter mais il ne put s’empêcher de dire :

— C’est pour ça que je voyage beaucoup, que je pars longtemps et que je reviens parfois cabossé. Comme disait mon mentor, Joseph Hansen, les meurtriers n’aiment pas qu’on leur mette des bâtons dans les roues, surtout quand ils veulent récupérer un paquet de fric.

— Et tu n’as pas trouvé le meurtrier cette fois… ?

Ashe perçut une lueur d’ironie dans le regard du mé­­tis. Mais il n’en tint pas compte et un nouveau silence, long, encore plus long, vint ponctuer leur conversation. La musique dans la salle était à ce moment-là la reprise par Joan Baez de And the Band Played Waltzing Matilda un air culte qui célèbre le retour des soldats australiens rescapés de l’horreur de la guerre de 14-18. Un chant émouvant qu’on entend rarement dans les bars. La moitié des consommateurs s’était dissoute dans l’atmosphère enfiévrée de la rue, l’autre ne prêtait plus attention à eux. Ashe avait commandé une autre pinte, Alistair avait refusé de se joindre à lui. Il ne s’attendait pas à ce que le jeune Black, un ton plus bas, en se rapprochant de lui, les yeux dans les yeux, parte dans une longue tirade :

— Tu vois, ils célèbrent leurs blessés et leurs morts dans cette chanson. Tu la connais et je sens même que tu es un peu ému. Ils adorent ça ici. C’est cet épisode du retour des soldats en 1918 qui a soudé pour la première fois la nation australienne. Mais qu’est-ce qui nous a soudés, nous ? De quelles morts doit-on se réclamer ? Nous n’étions même pas blessés, nous étions morts. Ils nous abattaient pour le sport comme on chasse les kangourous. Ils posaient des pièges pour nous capturer. Ils empoisonnaient la farine qu’on nous donnait à manger. Les bergers nous coupaient la bite et les couilles et ils nous regardaient courir en nous vidant de notre sang avant de mourir. Ils défonçaient le crâne des enfants en les prenant par les pieds et en les projetant contre le mur le plus proche.

Ashe avait envie qu’Alistair s’abstienne de le regarder au fond des yeux. Il sentait un relent de bière qui lui remontait de l’estomac mais le jeune homme continuait :

— Ils nous passaient dessus avec leurs chevaux, les sabots nous achevaient. Ils violaient les femmes puis leur coupaient les seins et cela les faisait rire et peut-être bander aussi. Un Blanc qui convoitait une indigène coupait la tête de son mari et embarquait la femme. C’est en Tasmanie, de là d’où tu viens, que ce fut le plus cruel.

— Je sais, arrête…

— Je ne parle même pas de la chaîne humaine qu’ils ont établie sur toute la largeur du pays pour nous abattre. Ils attachaient les hommes noirs aux arbres et s’en servaient comme cibles d’entraînement au tir. Ils obligeaient les femmes à s’attacher autour du cou la tête de leurs maris décapités. Ils se servaient des doigts coupés des blackfellahs comme des bouchons de tabac…

— Arrête, arrête Alistair, je sais tout ça.

— Tu le sais mais est-ce que tu le comprends ? Vraiment ? Est-ce qu’on peut comprendre ça… ?

Pour toutes ces horreurs qu’il avait continué à débiter pendant plusieurs minutes, pour cette interminable logorrhée, pas une fois il n’avait élevé la voix et pas une fois il n’avait quitté Ashe des yeux. C’était le plus terrible. Le Français n’en pouvait plus :

— Je vais pisser, j’ai bu trop de bière

Aux toilettes, la bière, Ashe la vomit avec son menu à quinze dollars. Il mit un temps fou à reprendre sa respiration, il se passa rapidement de l’eau sur le visage et se rinça la bouche. Quand il remonta, Alistair avait disparu. Il avait payé le barman. Et sur le sous-verre en carton il avait écrit : “Mène ton enquête jusqu’au bout”.

Ce dont Ashe ne se doutait pas, c’est qu’il n’aurait plus, avant longtemps, l’occasion de parler avec le garçon aborigène.

Les mâchoires du serpent
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