Chapitre 26
Terrasse de la maison de Hillside Road, Fremantle, wa.
— Comment ça va, Franklin ?
— Bien. Enfin aussi bien que ça peut aller après quarante-huit heures de coma ou presque. Je crois qu’ils m’avaient drogué. Je suis encore tout ensuqué.
— Vous avez perdu votre portable ?
— Oui, pourquoi ?
— J’essaye de vous appeler depuis tout à l’heure. Quelqu’un a décroché mais personne n’a parlé. C’était vous ?
— Non. Je ne l’ai plus, je sais. Je pense qu’ils me l’ont pris. À moins qu’il ne soit tombé en route… Je vais faire annuler mon numéro…
Ashe s’en voulait. Il n’avait sans doute réussi qu’à l’inquiéter encore plus. Aussitôt séché de sa douche froide, aussitôt qu’il eut avalé deux cachets de paracétamol et une vitamine C avec un grand verre de jus de cranberries, il avait pensé à téléphoner à l’étudiant de Melbourne. Franklin lui avait laissé son numéro de portable. Il aurait dû réfléchir avant de le composer. Le ou les ravisseurs avaient sûrement noté son propre numéro.
— Que s’est-il passé ? Racontez-moi Franklin.
— Le jour où je vous ai rencontré, j’ai quitté le campus de l’autre côté vers le Royal Park, c’est toujours assez désert par là mais j’ai l’habitude de traverser. Ce soir-là il n’y avait personne. Je me souviens seulement d’avoir entendu une voiture freiner derrière moi. Je sais qu’ils m’ont attrapé ou qu’il m’a attrapé mais je n’ai rien vu. On m’a passé une cagoule sur la tête. Je ne me suis pas débattu, ils ne m’ont pas tabassé mais j’ai tout de suite perdu conscience.
— Vous n’avez pas été blessé ?
— Non, pas du tout.
— Et vous ne vous souvenez de rien ?
— C’était comme dans un cauchemar. J’ai eu l’impression de bouger beaucoup, de me réveiller dans le noir mais peut-être que j’ai rêvé. Ce matin il faisait encore nuit. Je me suis retrouvé assis sur une pelouse du campus. Voilà…
— Et vous avez été directement à la police.
— Oui, mais je ne suis pas sûr qu’ils m’aient cru. J’avais appelé Melody et mes parents et je suis allé voir les flics après. Quand Medoly m’a dit qu’elle s’était inquiétée pendant deux jours, j’ai eu du mal à la croire, du mal à croire qu’il s’était passé autant de temps. Et les policiers étaient sceptiques. Ils se demandaient si je n’affabulais pas…
— Ils ont bien dû vous croire quand même puisqu’ils ont téléphoné à la police de Perth à M. Cattrioni.
— Qui est-ce ?
— Un officier de police, un de mes amis qui s’inquiétait de vous. Comme moi. Ils ne vous ont pas parlé ?
— Non j’étais tout le temps inconscient, je vous jure. Vous me croyez au moins ?
Comme une supplication dans sa voix. Franklin était un garçon sérieux, à sa connaissance. Il devait juste être la mauvaise personne qui était passée sur un chemin de randonnée de Tasmanie au mauvais moment. Malgré lui ? Ashe en ce moment était bien obligé de douter de tout.
— Ils n’ont rien laissé, pas un papier, pas une revendication ?
— Non, rien.
— Je vous crois, Franklin. Ne paniquez pas, c’est fini pour vous. Il ne vous arrivera plus rien. S’ils avaient voulu vous faire du mal, ils en avaient tout le loisir. Ils vous ont relâché sain et sauf, vous ne les intéressez plus. Essayez d’oublier tout cela.
— Ce sera dur mais vous avez sans doute raison. Moi je pense comme vous. Ce sont mes proches qui s’affolent maintenant, Melody…
Ashe continua à discuter pendant une dizaine de minutes avec lui. Il fit de son mieux pour tenter de le rassurer. Il était sûr que le garçon ferait des cauchemars encore longtemps. Mais Franklin avait l’air solide. Solide et sympathique. Il lui dit qu’il pouvait l’appeler jour et nuit, quand il voulait. Que la police avait sûrement d’autres chats à fouetter mais qu’il serait toujours disponible. Au bout du fil, il eut l’impression que le gamin se forçait à sourire. Se forçait.
Cela le laissait dubitatif et rêveur dans le jardin qu’il parcourait de long en large. À qui s’adressait le message ? De quelle manipulation cet enlèvement mystérieux procédait-il ? Il n’aurait sûrement pas la réponse maintenant, ni même dans les jours suivants. Il décida d’oublier pour l’instant cette affaire, de cesser de se poser des questions sans réponse et d’aller chercher le West Australian pour savoir comment la presse interprétait la mort de Christopher Narongi.
Il ne fut pas déçu.
Au bas de la colline en dessous de sa maison il y avait un centre commercial avec une maison de la presse. Au retour il faillit se faire écraser en traversant la Canning Highway tellement il était absorbé par la lecture du quotidien.
“Narongi killed”. Le titre en gros caractères s’étalait sur les deux tiers de la première page. C’est dire s’il éclipsait tout le reste, soit les annonces d’une nouvelle politique de sécurité et la construction d’une barre de buildings en bordure de la Swan qui provoquait une levée de boucliers chez les écologistes. Tout cela, Ashe ne le lisait pas, ne le voyait même pas. Les quatre pages consacrées à Narongi suffisaient.
La veille au soir, les télés avaient aussi ouvert leurs journaux sur le nouveau meurtre. Elles s’étaient contentées de relater les faits, les reporters savaient encore peu de choses. Elles rappelaient surtout le scandale de pédophilie auquel l’Aborigène était lié. Les journalistes évoquaient un règlement de comptes au sein de la communauté. Ils n’avaient rien d’autre à raconter.
La presse de ce matin parlait de cela évidemment, mais pas seulement. Il pensa tout de suite qu’Ange serait furieux, une nouvelle fois. Ou alors qu’il ne lui avait pas tout dit. C’était la première fois qu’il doutait de la loyauté de son copain. À moins que Cattrioni ait eu besoin de le tenir à l’écart cette fois-ci. Ange lui avait affirmé qu’il ne voulait à aucun prix que l’information sur la mutilation de Narongi soit révélée. Et pourtant le quotidien l’évoquait ce matin. Juste une évocation. Au détour de l’article faisant état des circonstances dans lesquelles le corps avait été retrouvé. Il sous-entendait que ce genre de mutilation pouvait bien venir d’autres Aborigènes. Mais plus bas, en page quatre, le journal publiait un encadré énumérant tous les crimes récents dans lesquels on avait constaté des mutilations sexuelles. Le rapprochement se faisait naturellement, plus personne ne pouvait ignorer la similitude ou tout au moins la série. Personne ne parlait de serial killer. Tout le monde subodorait que ces atrocités pouvaient difficilement être l’œuvre d’un homme seul. Trop éparpillées dans l’espace géographique. Ainsi ce n’était plus la menace d’un tueur solitaire, c’était plus sérieux, plus inquiétant.
Et la machine médiatique s’emballait de nouveau. Au profit de qui ?
Ashe n’eut pas le cœur de téléphoner à Ange. Il se doutait que le PO devait être assailli de coups de fil plus importants que le sien. Il se demandait surtout qui était responsable de la fuite de l’info, cette info capitale, à la presse. Ce n’était pas Ange, ce n’était pas lui non plus. Peut-être que Cattrioni le soupçonnait et qu’il allait perdre sa confiance. À moins qu’un membre de l’équipe de l’officier de police ait été moins discret, moins précautionneux ou alors moins fiable.
Un traître dans la police ?
Ce n’était pas le moment de s’attarder à cela.