Chapitre 3

Fin septembre, mine de Deadwood Lake, wa.

Ce que lisait Ashe, c’étaient les conclusions sommaires d’une discrète enquête de police menée à la mine de ni­ckel de Deadwood Lake, à huit cents kilomètres au nord-est de Perth. Pour l’heure, personne n’en avait encore parlé. Ni la radio, ni les journaux, ni la télé évidemment. La direction de la mine avait tout fait pour que rien ne s’ébruite. Nickel Chrome Ltd ne parvenait même plus à recruter le moindre ouvrier à moins de cent cinquante mille dollars par an. Il ne fallait pas laisser croire aux postulants qu’en plus de l’effrayante chaleur, de la solitude forcée, des douze heures par jour de boulot monotone sous le soleil et de la promiscuité, le métier pouvait aussi être dangereux. Le boss avait fait jouer ses connections avec les édiles pour que rien ne fuite. Mais l’histoire avait bien fini par remonter jusque sur le bureau d’Ange Cattrioni maintenant qu’il était chef. Et l’histoire d’un mineur dévoré par un varan ne lui plaisait pas du tout. Le Police Officer avait bien compris que moins on creuserait l’affaire de la mine, plus la mine continuerait à être creusée en paix. Pour le bonheur de tous…

Ce qu’il avait lu d’une enquête visiblement menée à la va-vite ne lui convenait pas du tout. Mais il avait les mains liées par sa hiérarchie. Cattrioni avait bien remarqué les sourires en coin, les noms d’hommes politiques lâchés au hasard, comme par hasard, les propos à double sens. Alors il avait décidé d’utiliser son joker. Comme il le faisait de temps en temps. Dans tous les cas, le joker s’appelait Ashe dont le talent d’enquêteur, pratiqué quelques années auparavant en France pour des compagnies d’assurances, lui était toujours fort utile. Sans compter que l’absence de fonctions officielles de son ami lui permettait de mettre son nez sans autorisation dans les marigots les plus protégés et les bourbiers les plus dangereux.

Et puis cela lui donnerait l’occasion de renouer des liens distendus. Distendus par l’âge, les responsabilités, l’insuffisance de désir, les fonctions de plus en plus officielles, le manque de temps. Le fait aussi qu’il allait de moins en moins souvent se distraire au Steam Works ou au Court, les lieux gay les plus sympas, depuis qu’il ne s’occupait plus des relations entre la police et la communauté. Ashe allait sûrement le remettre en contact avec ce milieu-là. Son milieu. Il lui avait refilé le bébé.

Colin Philippoussis n’avait pas encore vingt-six ans. Il était petit, mince, noiraud et bagarreur. Il avait encore l’air d’un ado bien qu’il travaillât là depuis déjà deux ans. La mine l’avait calé sur des règles strictes, lui qui n’en avait jamais respecté. Scolarité difficile, même le sport n’avait pas réussi à juguler sa violence et sa hargne. Il avait tout essayé, le soccer, le rugby et surtout le football – le football australien, celui qu’on appelle aussi le footy et qui ressemble plus à un rugby sans règles mais avec de la castagne. Rien n’y avait fait. Soit il arrivait bourré sur le terrain, soit il finissait par frapper ses équipiers dans les vestiaires. À Melbourne, où ses parents l’avaient déjà rapatrié et fait incinérer son corps, ce qui ne facilitait pas les suites de l’enquête, il avait autrefois été renvoyé de trois collèges pour alcoolisme. Il n’avait pas quinze ans. Cette addiction ne l’avait pas quitté à la mine. Mais là, la règle était impérative et absolue : pas une goutte d’alcool pendant le job. Restait ce qui restait des soirées après douze heures ininterrompues à conduire indéfiniment un camion qui remontait le minerai le long du flanc du grand trou dans la terre rouge, sous le cagnard : les beuveries collectives du soir. Dans l’air climatisé du bar qui les rassemblait tous pour le même motif, il pouvait boire jusqu’à vingt ou trente pintes de bière. Ce n’est pas cela qui le faisait apprécier. Ce n’est pas ça non plus qui le faisait détester car les autres en buvaient autant.

Colin Philippoussis, qui était le cousin éloigné d’une ancienne gloire du tennis australien, respectait les règles de la mine pour une raison et une seule, le fric. Il en gagnait beaucoup, beaucoup plus qu’il n’en avait jamais espéré, lui dont les besoins se limitaient aux packs de bière et aux putes. L’argent lui avait sûrement tourné la tête alors il frimait, il flambait, il claquait. Le rapport notait quatre arrestations à Northbridge, le quartier chaud de Perth où il résidait lors des semaines off. Pour alcoolisme bien sûr mais aussi, une fois, pour avoir éborgné une prostituée. Le procès était en cours et allait s’éteindre de lui-même avec la mort de l’impétrant.

Dans sa famille, à Melbourne, dans l’immense communauté d’immigrés grecs – Melbourne est la deuxième ville grecque du monde après Athènes – on aurait préféré qu’il fasse parler de lui pour des exploits tennistiques comme le célèbre cousin. Mais on s’était résigné et lorsqu’il était parti travailler au fin fond de l’Australie-Occidentale, on avait poussé un ouf de soulagement. Et on avait croisé les doigts, pourvu que ça dure ! Ça n’avait pas duré bien longtemps. D’ailleurs s’il avait été condamné pour avoir blessé la péripatéticienne, il aurait été renvoyé de Deadwood Lake. On croisait les doigts, sans savoir qu’on faisait plutôt l’araignée mexicaine dans son dos et que cela allait lui porter malheur plus vite que prévu.

C’est par avion que le cercueil était revenu à Melbourne. On avait encore croisé les doigts pour que l’avion ne s’écrase pas… Amen !

Son corps avait été retrouvé mutilé au petit matin. Par un des gardiens qui inspectaient soigneusement la clôture chaque jour à l’aube. À cause de l’odeur il avait pensé à un kangourou pris dans les barbelés qui entouraient le camp. Quand il s’était approché il n’avait pas pu s’empêcher de vomir son petit-déjeuner.

Il y avait un trou dans le grillage de l’enceinte électrifiée, un trou bien net, pas celui d’un animal enragé. Colin était étendu devant, les tripes à l’air. Massacré, défiguré. Avant même d’appeler à l’aide, en prenant bien soin de ne toucher à rien, le gardien l’avait immédiatement reconnu. La veille au soir, au bar, Colin portait le même jean rouge et un polo assorti. Il était ivre et s’était encore bagarré avec un Serbe barbu qui le dépassait d’une tête. Une fois de plus il s’était fait tabasser et il était sorti sous les huées, dans la nuit. Ce n’est sûrement pas au bar que ses vêtements avaient été déchirés ainsi. Des lambeaux imprégnés de sang coagulé. Comme si son ventre avait été fracassé par un outil géant. C’est pourquoi ils avaient pensé au varan.

Et pourtant cela pouvait difficilement être une attaque de cet animal. Le grand iguane, le parentie, qu’on ne rencontre qu’au cœur du désert australien, s’attaque rarement aux hommes. Il rôde souvent aux abords des mines et des campements à cause des restes de nourriture et des ordures. Des attaques s’étaient déjà produites. Très rarement. L’animal s’approche alors sans bruit d’un homme, lui saute dessus par-derrière et tente de l’étouffer. En général l’homme s’en sort avec de sévères griffures dans le dos. Pas plus.

C’était loin d’être le cas pour Colin. Ou plutôt les restes de Colin. Car, outre l’éventration, il y avait plusieurs morceaux dispersés. À quelques mètres du corps, que le gardien n’avait pas touché, mais qui fut vite rassemblé et dissimulé par des secouristes discrets, il y avait une main tranchée net et les organes génitaux posés à côté. En évidence.

Dans le rapport de police, cela n’apparaissait qu’en filigrane. Il fallait bien chercher pour en trouver mention. En revanche l’hypothèse d’un varan dévoreur de mineurs était largement mise en avant dès le début du texte. Cela arrangeait tout le monde.

Un inspecteur nommé Jancovic était venu de Port Hedland mener une enquête sur le terrain. Il avait été missionné par le député de la circonscription qui devait son élection au soutien massif des propriétaires de mines. Tout le monde craignait par-dessus tout une résurgence des bagarres communautaires chez les travailleurs. Grecs contre Turcs, Serbes contre Croates, cela n’arrivait pas seulement dans les tribunes de l’open de tennis à Melbourne Park. Il n’y avait pas grand-chose à craindre de ce côté-là, Colin avait réussi à se faire détester de tout le monde, au-delà des querelles de frontières. Vengeance personnelle ? Complot de groupe pour lui donner une bonne leçon ? L’hypothèse du varan était bien commode. La mauvaise réputation de Philippoussis aussi. Tout au moins si elle n’induisait pas l’hypothèse d’un meurtre commis par un autre mineur. Tout cela permettait de ne pas trop approfondir l’enquête. La famille n’avait pas insisté.

Ce qu’Ashe tenait maintenant entre ses mains, c’était la version expurgée d’une enquête menée a minima. Il l’avait tout de suite senti, comme Ange Cattrioni. Il ne savait pas ce que le PO comptait qu’il en fît. Sûrement éviter de servir à la presse une affaire bétonnée autour de l’attaque surprise, dans une des mines les plus rentables de Western Australia, d’un varan tueur.

Ashe et Ange n’avaient pas envie, ni l’un ni l’autre, d’arranger tout le monde.

Les mâchoires du serpent
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