Chapitre 41
Greys, wa, encore.
Une attente interminable. Longtemps ils restèrent assis côte à côte sur le perron du bungalow abrité par un auvent et à moitié recouvert d’un tapis élimé mangé par le sable. Ils étaient dans une cuvette et ils ne voyaient pas le reste du squat, ni l’arrivée d’un visiteur éventuel. Et puis Cattrioni, qui tenait à surveiller lui-même le biker en chef, avait envoyé Ashe et Paterson faire le guet chacun son tour. Surtout Paterson, qu’il préférait éloigner le plus possible. Il ne parlait plus à Stadler, il attendait la suite des événements. Depuis l’envoi du message, le gangster était plus muet que jamais et les minutes devenaient aussi interminables qu’un match de cricket.
Stadler baissait les yeux et le PO ne se privait pas de dévisager l’homme insaisissable qu’il tenait enfin à sa merci. L’homme qui avait trop longtemps bénéficié de protections et de complicités haut placées. Est-ce que cette fois-ci il parviendrait encore à s’extraire de la nasse ? Tout était une question de timing. Cattrioni devait agir vite pour éviter toute fuite et toutes interférences. Il évitait de regarder l’heure pour ne pas se laisser gagner par l’anxiété mais il ne pouvait s’empêcher, comme les deux autres, d’encaisser la fatigue d’une nuit sans sommeil et des événements brutaux qui s’étaient succédé depuis la veille au soir. Heureusement, même froid, le café de Paterson les aidait à ne pas s’endormir. Ange ne parvenait pas à combattre une nervosité qu’il avait de plus en plus de mal à cacher.
Et l’inattendu se produisit enfin.
Un mouvement, au loin, à l’entrée du camp. C’est Paterson qui le vit le premier, de sa dune. Ils obéirent immédiatement aux ordres de Cattrioni et se réfugièrent dans la cabane surchauffée. Ils se doutaient que, si c’était bien celui qu’ils attendaient, ce complice y arriverait directement.
L’homme se méfiait. Il mit un temps infini à parvenir jusqu’à eux. Il redoutait un piège, il n’allait pas être déçu.
Attendre, attendre jusqu’à croire s’être trompé. Croire que l’homme avait préféré rebrousser chemin. Et puis, planqués dans l’ombre, derrière la moto, derrière Stadler que Cattrioni n’avait pas hésité à bâillonner et qu’il continuait à tenir en joue, ils finirent par le voir. Et par comprendre.
Enfin, pas tous. La silhouette pataude, encore imprécise, ne disait rien à Paterson qui ne l’avait jamais rencontrée. Ashe croisa le regard d’Ange et il distingua, dans la semi-obscurité de leur abri, la même surprise qui venait de le saisir. D’un geste le Police Officer leur intima l’ordre de ne pas bouger d’un cil. La pression qu’il mit sur le front de Stadler avec son P 34 était tout aussi explicite.
L’homme criait dans le désert. Il appelait son collègue. Il hésitait à s’avancer encore vers la porte de la cabane. Maintenant, tous le voyaient sur le seuil du bungalow, ébloui par le soleil qui l’empêchait de distinguer quoi que ce soit derrière les fenêtres grillagées.
Jack Cockburn Jr.
Le gros ours presque chauve qu’Ashe avait aperçu sous un ciel étoilé à la mine de Deadwood Lake. L’héritier officiel de l’un des hommes les plus riches d’Australie dont la photo apparaissait souvent, sous un jour plus favorable, dans les rubriques people de tous les journaux. Le fils mystérieux dont ces mêmes journaux ne racontaient jamais la vie intime. Comme une omerta. Celui-là même qui passait pour un peu simplet et qui ne faisait jamais rien pour démentir cette image. Ni pour révéler sa part d’ombre ou la moindre parcelle de sa privacy. Était-il le complice de Lee Stadler, l’un des gangsters les plus recherchés de toute l’Australie-Occidentale ? Ou bien son mentor ?
Tout se passa très vite.
Jack Jr s’était arrêté. Le silence, l’absence de mouvement et de toute présence humaine apparente lui semblèrent suspects. Stadler n’était pas là pour l’accueillir. Il se retourna et parcourut lentement des yeux tout le périmètre sablonneux. Rien. Rien de menaçant en haut des dunes, il se doutait que le danger venait de l’intérieur. Dans sa tête, ça bouillonnait. Il était venu sans rechigner parce qu’il savait que l’affaire était grave, le message était suffisamment explicite. Son complice était-il en train de le trahir ? Pourquoi l’avoir attiré dans ce lieu où il ne pouvait espérer le secours de personne ? Que se passerait-il s’il tentait d’entrer dans la cahute ? Celle-là, il ne la connaissait pas bien. Pas suffisamment en tout cas pour y pénétrer les yeux fermés.
Il commença à reculer.
Lentement. À ce moment-là, il sortit de sa poche intérieure un revolver. Il fit plusieurs pas en arrière, marcha de côté en gardant un œil sur l’abri de pêcheur dont ils n’avaient pas bougé, se mit à courir entre les autres bungalows et repartit vers l’entrée du camp. Lorsqu’il entendit le bruit de ses poursuivants, il était déjà loin mais il ne se priva pas de tirer plusieurs coups de feu dans leur direction. Le bruit des détonations les surprit dans ce monde abandonné mais tout se perdit dans l’immensité ouatée.
Cattrioni, qui avait confié la garde de leur prisonnier à Paterson, se lança avec Ashe à la poursuite de Cockburn Jr. L’ours maladroit s’était mué en une bête traquée beaucoup plus rapide et agile qu’ils l’imaginaient. Ils avaient du mal à superposer les deux images. Celle de l’homme en costume noir, larmoyant et hébété à la cérémonie de la cathédrale, le richissime industriel assommé de tristesse ou de bière à qui toute la jet-set de l’État rendait d’hypocrites hommages. Et celle de l’aventurier qu’ils venaient de voir sortir de sa léthargie apparente pour galoper vers le sommet des dunes.
L’héritier avait retrouvé toute la force et la hargne qu’avait dû avoir son père le chercheur d’or et dont il récupérait les gènes. Blouson, jean, chemise à carreaux, revolver au bout du bras, Jack Jr s’ébrouait dans un univers sauvage à sa démesure. Il disparut derrière une crête et plongea dans la cuvette suivante.
Quand ils y arrivèrent, quelques secondes seulement après lui, ils ne virent plus rien, seulement l’entassement des maisonnettes vides et leurs signaux routiers volés qui semblaient les narguer. “Keep Left”, “Perth 120 km” mais pas la moindre trace du fugitif. Enfin une de ses traces s’était sûrement imprimée dans le sable mais elle se perdait au milieu de milliers d’autres. Comme s’ils s’étaient dissous, lui et son corps massif, dans l’étendue des mamelons déserts.
La situation devenait dangereuse. Jack Jr se cachait quelque part, peut-être à quelques mètres d’eux seulement et les visait sans doute du bout de son bras armé. Ils foncèrent vers l’abri d’une palissade. Ils ne voyaient rien. Cockburn pouvait se cacher pendant des heures sans qu’ils le trouvent, il connaissait sûrement mieux les lieux qu’eux. Leur seule chance était de se faire tirer dessus s’ils s’approchaient trop près de sa cachette. Mais s’ils étaient trop près, c’est que justement…
Ils se séparèrent en tentant de rester à l’abri d’un mur ou d’un réservoir et en restant à portée de vue l’un de l’autre. Un jeu de cache-cache où la patience devenait la clé de la réussite. Un concours de tir à balles réelles sans savoir d’où allait venir la prochaine salve.
Le coup partit. Jack Jr était tout proche, sur la droite, sur le côté où Cattrioni s’était aventuré. La balle frôla son crâne, juste au-dessus et perça la citerne sous laquelle il s’était abrité. Le jet d’eau qui l’aspergea lui fit perdre quelques secondes d’attention. Cela permit au tireur de continuer son harcèlement. Heureusement Ange s’était laissé tomber à terre à la première détonation. La deuxième balle transperça un mur de tôle et finit dans un frigo ou dans un rouleau de filets de pêche.
Ashe avait progressé de l’autre côté et Cockburn n’avait pas perçu son avancée. Quand le Français le vit, Junior était agenouillé dans le jardinet d’une cabane d’angle, bien à l’abri derrière une autre bâtisse plus grosse. Le Français arrivait par-derrière et Jack ne pouvait pas le voir s’il ne tournait pas la tête. Ashe s’arrêta craignant de faire le moindre bruit. Ses précautions étaient inutiles tant le sable fin envahissait tout, assourdissait tout.
Ne pas brusquer les choses. Toute l’attention de Cockburn était focalisée sur l’endroit où Cattrioni se planquait. Il était concentré sur l’impact de la troisième balle qu’il allait tirer au moindre mouvement.
C’est à ce moment-là qu’Ashe le vit.
Le serpent.
Le deuxième en moins d’une semaine. Dans des dunes au bord de la mer où à cette époque de l’année, celle de la reproduction, ils grouillent. Il le vit parce que le reptile se mit à bouger. Jusque-là il sommeillait tranquillement, lové sur lui-même, au coin du courtyard où se trouvait l’héritier qui avait dû le prendre pour un vieux cordage, si toutefois il l’avait aperçu. Le serpent commençait à bouger derrière lui. Silencieux et mortel.
Ashe hurla.
Tout s’accéléra encore. Une demi-seconde à peine. Son cri fit se retourner Cockburn, d’un seul bloc, revolver braqué vers la menace nouvelle. Le serpent fut le plus rapide.
Ashe tira sans vraiment viser mais avec une réussite digne d’un champion du monde. La tête éclata comme un fruit explosé, comme une grenade écrabouillée. Et le corps s’effondra comme un paquet de chiffons sur le sable surchauffé.
Le corps du serpent.
Cockburn hurla à son tour. De douleur et de peur. Sa troisième balle était partie au hasard, son geste avait été contrarié. Il n’avait pas eu le temps de se retourner complètement et le serpent avait réussi à le mordre à la main avant que la balle d’Ashe ne l’atteigne en pleine tête. Le revolver de l’ours chauve était tombé par terre à côté du corps brun du reptile. Jack Jr était maintenant assis à même le sable et il geignait en se tenant la main.
— Ne bougez plus.
En trois bonds, Cattrioni les avaient rejoints et il avait mis quelques secondes à comprendre ce qui s’était passé. Ce qui s’était joué en cet instant minuscule, dans cet espace majuscule, rongé par des verrues de tôles et de grillages. Au milieu de nulle part. Lorsqu’il avait lancé sa phrase, en tenant en joue l’homme des mines et du désert, il croyait encore à sa menace.
— C’est inutile, il vient d’être mordu par l’animal.
Ashe l’avait rejoint près de l’enclos où gisait l’héritier.
— Mais le serpent est mort… ?
— Oui, je l’ai tué.
— Tu as réussi à l’avoir ?
— Vois toi-même le résultat ! répondit Ashe, non sans une certaine fierté mâtinée de mauvaise foi. Il savait bien que la réussite de son tir était un improbable coup de chance. Alors Ange reprit en s’adressant à l’homme :
— Ne bougez plus, surtout pas. En remuant le moins possible, vous aurez quelques minutes de rab.
— Appelez les secours, s’il vous plaît. Si l’ambulance de Lancelin arrive avant une heure ou deux ils pourront me sauver…
Ashe lui avait déjà fait les poches et confisqué revolver, papiers personnels et téléphone portable. Avec une écoute de voilier qui traînait, il lui fit un garrot le plus serré possible au-dessus de la morsure.
— Alors ce sera donnant, donnant, tit for tat, ok ? On appellera les secours quand vous nous aurez raconté toute l’histoire. Tout ce qui s’est passé depuis le premier meurtre. Mais dépêchez-vous. Plus vous irez vite pour nous raconter tout ça, plus vous aurez de chance de vous en sortir, enfin peut-être…
Jack Jr Cockburn transpirait à grosses gouttes dans sa chemise de bûcheron. Sa figure était blanche comme un linge et il respirait par saccades. Ils virent distinctement, à la tache qui s’élargissait sur son pantalon, qu’il n’avait pas pu se retenir de pisser dans son froc. Il réfléchit pendant quelques secondes encore. Si son corps s’était complètement lâché, son esprit tournait en accéléré.
— D’accord, je vais tout vous dire…