Chapitre 10

Même heure ou presque, mine de Deadwood Lake, wa.

L’obscurité, la nuit, comme un titre de Duras. Mais l’obscurité chaude et la nuit du désert. Les étoiles au scintillement insistant rendaient l’espace plus grand, plus disproportionné. À deux cents mètres le compound paraissait tout petit par rapport à cette chaussée de géants, par rapport à l’immense cratère de la mine qu’il devinait à peine, par rapport aux engins surdimensionnés garés à la lisière de l’excavation.

Ashe était une fourmi. Une fourmi attentive et solitaire. Autour de lui, le désert et le vide, un lieu où l’homme n’a pas sa place. D’ailleurs il n’y avait personne. Pas à cause de la chaleur qui devait encore avoisiner les trente-cinq degrés, ni de la rudesse du lieu. À cette heure tous les mineurs étaient ivres ou endormis. Ou affalés dans un des fauteuils du bar pour quelques irréductibles. Où effondrés sur leur lit, sans même avoir pris la peine d’enlever leurs vêtements. Le moindre conducteur d’engin a beau être payé plus de cent cinquante mille dollars par an, le travail n’en est pas moins épuisant et fastidieux. Douze heures monotones dans la cabine des engins, avec pour seule perspective quelques canettes de Coca ou quelques pas dehors pour se dégourdir les jambes, assommés brutalement par le soleil criminel. Pas question d’une bière fraîche pendant ces heures interminables qui brûlent les rétines et cassent les dos des plus endurcis.

La bière, c’est toujours pour après. Ils se vengent à l’heure du dîner avec une douzaine ou plutôt une bonne vingtaine de pintes chacun. Et à minuit passé, personne n’a le courage, ni l’envie, ni la volonté de sortir se balader dans la nuit.

Presque personne.

Il y a des visiteurs occasionnels comme Ashe. Quand ils ne sont pas trop surveillés. Le Français avait eu bien du mal à s’échapper. Même au mess, attablé un peu à l’écart avec Bruce, il avait senti qu’on avait l’œil sur eux. Il n’avait pu parler à quiconque. Le vieil aviateur aux cheveux blancs s’était contenté de plaisanteries éculées avec quelques mineurs, ou plutôt des cadres de la mine, plus âgés, les seuls qu’il avait pu approcher. Lui aussi devinait que la vieille solidarité du désert qu’il avait longtemps connue au cours de ses pérégrina­tions avait fait son temps et s’arrêtait aux portes des mines modernes. Les hommes étaient distants, faussement friendly, trop retenus. Les dollars se méritent aussi par la discrétion.

Quand ils avaient regagné leur chambre, leur cellule plutôt avec deux lits superposés, ils avaient bien vu que des gros bras de la sécurité se promenaient négligemment le long de leur couloir.

— Tu m’avais dit qu’on arriverait ici facilement…

— C’est ce qui s’est passé.

— Oui mais tu m’avais dit aussi qu’on n’aurait aucun problème pour parler aux mineurs…

— Je me suis trompé.

— Il va tout de même falloir trouver un moyen.

— Ah oui ! Lequel ? Tu les as vus derrière la porte. Ils ont reçu des consignes. Tu ne veux tout de même pas qu’on me confisque mon avion.

— Ils ne pourraient pas. La police…

— Tu rigoles Ashe. La police, ils s’en foutent. Elle ne vient jamais ici. Sauf quand il y a un meurtre comme celui de ton Philippoussis.

Bruce avait insisté sur ce “ton”. Un ton contrarié pour ce “ton” distancié. Désolidarisé. Les limites que le pilote ne voulait pas franchir étaient clairement établies. Il avait promis de l’amener, pas de risquer sa licence ni son avion. Il ne rigolait plus.

Pendant que Bruce mettait les choses au clair, au très clair, Ashe avait commencé à inspecter la chambre et les possibles issues sous l’œil réprobateur de l’Australien. La fenêtre. Pas de barreau mais elle était hermétiquement close à cause du sacro-saint air conditionné. Soi-disant. Il ne lui avait pas été difficile de trouver une faille et de venir à bout de cette ouverture récalcitrante. Au nom de leur nouvelle complicité acquise au dîner en discutant de leur vie de solitaire – enfin un point commun – Ashe avait fini par lui dire :

— Je ne te demande qu’une chose mais il faut vraiment que tu me promettes de le faire. Tu vas continuer à parler, à me parler comme si j’étais encore là. Tu me dis tout ce que tu veux, tu peux même m’engueuler, comme ça je ne serai pas censé répondre… Pas plus d’une dizaine de minutes, un quart d’heure tout au plus. Tu promets ?

— Tu me gonfles. Mais je vais le faire, mate. Je ne vais pas te laisser tomber.

Maintenant sous les étoiles, Ashe guettait le moindre mouvement depuis plus d’une demi-heure. Tout était immobile et minéral. Tous les mineurs devaient dormir, abrutis comme des masses, endormis comme des brutes, ce qu’ils n’étaient pas tous. Épuisés ou ivres.

Enfin presque tous.

Une ombre. Une ombre dans la nuit. Et tout de suite l’impression familière de changer de lieu, de changer de galaxie, de changer de registre. D’un coup ce n’est plus l’isolement d’un lieu industriel au fin fond du désert c’est un endroit où les ombres furtives sentent la drague, le désir et l’inquiétude. Un de ces lieux secrets ou les fantasmes sont liés à la marche dans la nature quelle qu’elle soit, du moment qu’elle se situe à l’écart du monde, à l’écart de la vie sociale, à l’écart de la loi. Une transgression qu’Ashe avait reconnue aussitôt.

Il aurait pu se douter que, comme tous lieux réservés aux hommes, la mine sentait aussi les frustrations, la testostérone et le sexe. Ici, les plus importantes et souvent les seules dépenses de ces hommes isolés vont aux films pornos, aux bordels quand il y en a mais c’est rare, et à la bière. Les relations entre hommes sont gratuites mais elles sont étouffées, niées sous une chape de plomb et de secret. Aussi tabou que l’alcool pendant le job. Peut-être transgressées mais jamais révélées au grand jour.

Pour l’instant il ne s’agissait que d’ombres. Les pas nonchalants de l’un, l’immobilité de l’autre qui observait. Ashe se gardait bien pour l’instant de faire le moindre mouvement, de se manifester. Le type s’était immobilisé dans la nuit étouffante et sèche. Sèche à se racler la gorge, ce qu’ils ne faisaient ni l’un ni l’autre, pas encore. C’était un colosse barbu qui se dandinait d’un pied sur l’autre. Il allumait une cigarette, une dernière cigarette avant de dormir. Insomnie. Ou bien une attitude, un geste d’invite, un appel dans l’obscurité que le mineur savait peuplée parfois d’ombres, d’autres fantasmes, d’autres menaces peut-être.

Pour Ashe, il s’agissait juste d’attendre. Que le type sorte de son silence et de son indécision. De son placard.

Un homme avec un désir. Et un autre, Ashe, avec un besoin différent. Enfin ce soir, enfin cette nuit. Le besoin de comprendre, le besoin de parler dans un lieu où les silences sont chargés d’émotions contradictoires et violentes. Brèves.

Ashe n’était pas là pour ça. Tout le jeu, car dans ces lieux improvisés de drague il y a toujours une part de jeu – cache-cache, cache-tampon, gendarmes et voleurs – le jeu consistait pour lui à faire croire à la possibilité d’une rencontre intime et de la transformer en autre chose. Un jeu de la vérité par exemple. Ou tout au moins un jeu de la franchise car la vérité paraissait bien diffuse dans cette immensité inhumaine.

— Salut !

— Salut, mate !

— Tu me files une clope, j’ai oublié mon paquet.

Les deux ombres s’étaient rapprochées. Un espoir de quelque chose d’impalpable. Ashe avait voulu tout de suite jouer franc jeu.

— Ça drague ici la nuit ?

— Mumm…

— C’est calme en tout cas.

— C’est toujours très calme. Les mecs osent pas. Trop surveillé.

— Tabou ?

Intrigué le barbu. Il ne s’attendait pas à devoir parler, il n’était pas venu pour ça. Et tant qu’à combler son insomnie autant engager aussi la conversation. La suite viendrait peut-être. Il avait dit :

— T’es pas d’ici. Tu bosses à la mine ?

— Non, de passage seulement. Une panne d’avion.

— Ah, c’est toi ! C’est toi le pilote ?

— Non, non c’est mon copain. On s’est un peu perdus et le moteur a commencé à tousser…

— Vous les avez énervés, ça c’est sûr.

— Ah bon ! Pourquoi ?

Le type n’avait pas répondu. C’était un malabar un peu gauche. Pas plus de trente ans, des cheveux blonds coupés ras et une barbiche de même tenue. Il avait du mal à toiser Ashe qui ne lui rendait rien en hauteur mais qui à côté de lui avait l’air de Monsieur Hulot. Une égalité bienvenue même si l’enjeu, au cœur de cette nuit, ne se plaçait pas sur le terrain de l’agressivité. Il serrait les poings dans les poches de son bermuda et se balançait d’un pied sur l’autre, d’une idée sur l’autre. Ils fumaient tous les deux en silence. Il avait fini par lâcher :

— On peut aller un peu plus loin si tu veux…

— Pas trop envie ce soir, dit Ashe. Et pourtant le gars ne lui déplaisait pas. Sa carrure, sa vitalité, son sourire qu’il ne faisait que deviner dans l’obscurité. Une ironie aussi. Le grand blond avait ajouté :

— Tu connais pas la mine ?

— Non, c’est la première fois.

— Une prison dorée. Pas pour nous, quoique… Pour les secrets qu’ils gardent. Ils n’aiment pas qu’on se mêle de leurs affaires.

— Qu’est-ce que tu fais, comme job.

— Électricien. Je répare les grues, les camions. Et je bosse autant que les autres, va pas croire !

L’électro avait un accent mélangé. Pas l’accent australien, enfin pas celui qu’on rencontre dans le bush du côté de Wagga-Wagga ou de Coober Pedy. Pas trop marqué non plus. Impossible de dire s’il venait des Balkans, de la Méditerranée ou d’ailleurs. Et puis il avait lâché :

— C’était pas le bon moment…

— Pour quoi ?

— Pour débarquer ici, même en panne.

— Ça ne doit jamais être le bon moment, non ?

— Ils sont sur des charbons ardents. Depuis…

— Depuis quoi ?

La naïveté. Faire l’imbécile jusqu’au bout. Le ravi du désert. Faux sur toute la ligne mais peu importe.

— Depuis que ce gars a été tué, ce connard de Grec qui faisait chier tout le monde. Toujours bourré, toujours à provoquer les autres. Il les accusait d’être yougos ou allemands ou je ne sais quoi. Pour rien en fait. Tout le monde en avait marre.

— Et vous l’avez tué ?

— Mais non, idiot ! Enfin il y a bien quelqu’un qui l’a fait. Ils ont dit que c’était un iguane. Tu parles ! Ça, personne n’y croit…

— Attends, raconte-moi un peu, je n’y comprends rien à ton histoire.

Ce qu’avait fait l’électricien dont Ashe ne sut jamais le nom. Ce n’était pas le bon moment pour le demander. Une ombre dans la nuit. Mais une ombre bavarde qui avait pris son temps pour lui narrer ce qu’il savait de la mort de Colin Philippoussis. Cela collait bien avec ce qu’il avait déjà appris. Une complicité très éphémère était en train de naître, une facilité de contact, pas seulement une histoire de peau mais plutôt un ton identique, un léger cynisme apparent. Dans un anonymat tranquille.

— Vous vous bagarrez souvent comme ça entre communautés ? avait demandé Ashe à un moment.

— Certains le font mais ce sont des cons. Les Croates et les Serbes surtout. Des gosses, on se demande parfois pourquoi ils sont venus jusqu’en Australie ! Mais ce n’est pas pour ça que Philippoussis a été tabassé à mort. Même ses copains grecs en avaient marre de lui. À moins que ce ne soient eux qui l’aient fait… Non je ne crois pas. Il y avait d’autres trucs qui clochaient. Un climat malsain…

— Tu viens d’où toi ?

— Vilnius, Lituanie. Tu connais ? Mais je suis arrivé quand j’avais dix ans. Mes parents russes sont partis au moment de l’indépendance. Les Russes n’étaient plus les bienvenus là-bas. Et toi ?

Il avait été pris de court un instant. Depuis longtemps il n’avait pas raconté une salade plausible. Il avait paré au plus pressé, il avait inventé une histoire de boulot dans la pub, de photos et de loisirs passés à voler en avion. Puis il avait éludé :

— Pourquoi as-tu dit que c’était malsain tout à l’heure ?

Les deux hommes s’étaient rapprochés. Les mains du Viking bougeaient de plus en plus dans les poches du bermuda, une impatience. Mais il se sentait en confiance. Personne n’en saurait jamais rien, personne ne devait jamais savoir qu’il tentait de draguer parfois la nuit aux abords de la mine. Son secret.

— Un mauvais climat. Avec des menaces qui viennent aussi de l’extérieur.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Que dans le désert il n’y a pas que des iguanes géants. Pas si méchants que ça d’ailleurs. Ils se con­tentent de bouffer les ordures qui traînent aux abords du camp. Même si Philippoussis était aussi une ordure… !

Rire un peu gras, un peu bête mais sourire complice. Ashe sait toujours mettre les gens en confiance. Il avait laissé le type parler, s’épancher, ce qu’il ne pouvait pas faire souvent, si rarement. Il ne pouvait pas non plus satisfaire son besoin, cette envie d’un corps. S’il avait pu voir ses yeux dans la nuit, cela se serait lu dedans. Ashe ne disait toujours rien. L’autre avait continué :

— Dans le désert, il y a aussi les Aborigènes. Ça discute ferme en ce moment. Une histoire de terrains, de propriété, de lois et de royalties. Quand ils sont venus l’autre jour…

— Qui ça ?

— Les représentants des Blacks. Une délégation. Mais ça n’a pas traîné. Moi je les ai vus repartir. On les a mis à la porte, plutôt. Les gros bras, vous les avez vus, ils n’y vont pas de main morte. Tout monde était au boulot, moi aussi. Je réparais un camion près de l’entrée. Ils étaient bien escortés, les Aborigènes. Ils ont vite été poussés dehors, oui ! Ils ne disaient rien, impassibles, mais ça bouillait, j’en suis sûr. C’est pour ça que tout le monde est nerveux en ce moment. Après il y a eu la mort de Philippoussis. Bon débarras ! Les iguanes, les varans, tu parles… ! Je me souviens que ce soir-là le Grec ne cessait de répéter que les Blacks, il fallait tous les tuer. Il y en a d’autres qui étaient du même avis, les imbéciles ! Il n’aurait pas dû dire ça tout haut. Ici il ne faut pas un mot plus haut que l’autre…

L’électricien s’était arrêté de parler. En avait-il trop dit ? Ashe savait juste qu’il en avait obtenu plus qu’il n’espérait. Surtout ne pas insister

— T’as pas une autre clope, j’ai oublié les miennes à la chambre ?

Et c’est ainsi que ça s’était terminé. Sous les étoiles, un peu à l’écart. Ils s’étaient éloignés sans parler cette fois. Difficile de laisser le garçon sur sa faim. Ashe trouvait agréable de sentir le désir physique d’un gamin pour un mec de son âge.

Jamais revu.

Quand le Lituanien, dont il ne sut même pas le nom, s’était réveillé fatigué mais tranquille le lendemain matin pour embaucher, le Français s’était depuis longtemps évaporé dans l’air tiède de l’aube. Il s’assoupissait dans le rv7 à côté du vieil Australien. Qui avait joué son rôle à la perfection. Il avait “réparé” l’avion et décollé avant même que quiconque ait pu dire ouf chez les matamores de la mine.

Les mâchoires du serpent
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