Chapitre 34
Cela lui faisait drôle d’être habillé comme ça, comme un touriste, comme un de ces motards du dimanche qui se promènent avec une copine le long de la côte avant d’aller plonger dans l’océan. Il portait un blouson de cuir mais il était marron et n’avait aucune inscription dans le dos, aucun signe distinctif d’appartenance à un clan. Même pas les bottes à lanières. Son casque était tout aussi banal, un intégral noir, sans sticker.
Il avait même dû se séparer, pour la journée, de son joujou chromé, sa Harley qu’il était si fier de chevaucher en temps normal en faisant rugir les cylindres sans modération. Il s’était cette fois contenté d’une japonaise, une Yamaha 600 en version trial dont le bruit était étouffé par un silencieux.
Il sentait qu’il avait l’air d’un plouc. Mais les instructions étaient claires, pas question de se faire remarquer. Pas question qu’on puisse faire le rapprochement, de près ou de loin, avec son équipe de balèzes. C’est tout juste s’il s’était autorisé à boire deux vb avant de commencer son repérage. Il avait bu les bières tôt le matin et le manque d’alcool commençait à se faire vraiment sentir. Alors il avait pris un cachet et ça l’avait suffisamment remonté pour qu’il n’y pense plus et se concentre sur la petite Toyota blanche qui progressait sagement à deux cents mètres devant lui.
Surtout ne pas la perdre de vue et bien visualiser les endroits adéquats, ceux où l’accident pourrait avoir lieu. Il n’y en avait pas trente-six le long de cette route de bord de mer. Quatre ou cinq seulement, et encore. C’était la troisième fois qu’il faisait le trajet en suivant la voiture. Une fois la semaine dernière, une fois hier. Normalement, si tout se passait comme prévu, c’était presque terminé. Il devait donc redoubler d’attention. Et bien situer, au kilomètre près, le lieu choisi pour le feu d’artifice.
Ne pas se faire remarquer, ce n’était pas bien difficile au début du parcours. Tous les matins, depuis la semaine dernière, la Toyota blanche quittait Daniella, une banlieue au nord de la City, vers six heures. Il guettait dès cinq heures et demie pour être sûr de ne pas la rater. Il la suivait de loin dans les rues de Yokine et de Tuart Hill avant qu’elle ne regagne le Mitchell Freeway qui remonte au-delà de Joondallup. Sur l’autoroute, il était facile d’être discret. La circulation était beaucoup plus dense dans l’autre sens, avec tous les banlieusards qui roulaient vers les buildings de la ville pour une journée de labeur. En sens inverse, vers le nord, il y avait suffisamment de voitures pour se fondre dans la circulation. Après, après Yanchep et le parc animalier où les touristes viennent observer les kangourous et les koalas, la route redevient normale, la circulation maigre et son attention devait redoubler en laissant de grands espaces entre la petite japonaise blanche et lui. Quitte à la perdre de vue pendant de longues minutes. Cela n’avait pas d’importance, le trajet était immuable. À partir du moment où, planqué derrière un massif de lantanas, il avait vérifié lorsque la voiture démarrait que c’était bien cette femme-là qui prenait le volant, il savait que son trajet ne dévierait pas de la route prévue. Il connaissait à peine son nom, juste son visage.
Depuis dix jours, Zina Garrison vivait dans la banlieue de Perth et se rendait quotidiennement à la police de Lancelin pour tenter d’en savoir plus sur la mort d’Alistair. Elle n’avait aucune raison de changer ses habitudes pendant les jours prochains.
Inutile cependant de perdre une si belle occasion. Alors, son repérage d’aujourd’hui devait être le plus précis possible. Ce soir, avant le meeting de Greys, ses potes en sauraient assez pour intervenir très vite.
Le meilleur endroit, parmi les quatre ou cinq qu’il avait répertoriés, se situait au kilomètre 91 après le départ. À l’endroit où la route s’incurve pour se rapprocher de la mer en traversant ces petits Saharas que sont les morceaux de désert de sable blanc. Il y avait là une courbe masquée par une dune qui convenait parfaitement à une collision. Il ne leur serait pas difficile de la localiser. Après, tout ne serait qu’une question de timing.
Ils seraient obligés d’agir avec une camionnette. Ils en avaient une ou deux au club pour transporter les motos. Des véhicules renforcés, bardés de barres d’acier. Il aurait été plus facile de passer à l’action avec un semi-remorque mais la route de la côte est interdite aux poids lourds. Réservée à ces cons de touristes. Comme lui, comme ce à quoi il ressemblait avec son blouson marron et son casque anonyme.
Un court instant, son cœur se mit à battre plus fort. Il crut avoir perdu de vue la femme métisse au volant de la Toyota. D’avoir perdu la voiture. La route devant lui était déserte. Il poussa le moteur jusqu’à ce que l’aiguille dépasse 160 et fila le long de la côte. Son cœur battait d’autant plus que ce n’était pas le moment d’être arrêté pour excès de vitesse. Puis il freina brusquement, il venait de se souvenir qu’elle avait juste dépassé Greys et son entrée discrète. Il fit demi-tour sur l’asphalte désert et en trois minutes il se faufila sur le chemin du camp. Comme il l’avait deviné, la Toyota vide était garée près de la barrière qui marquait le début du village des pêcheurs du dimanche. Il se remit à respirer, se força à contrôler sa respiration mais il sentait la sueur qui dégoulinait jusqu’en bas du dos. Il remonta le chemin aussitôt, sortit sur la route et cacha la moto derrière une dune. Il n’attendit pas plus de dix minutes et la femme passa sans le voir. L’auto reprit la route de Lancelin.
Tout rentrait dans l’ordre. Il lui laissa encore un bon kilomètre d’avance, sourit en pensant qu’elle s’était arrêtée là où ils avaient rendez-vous le soir même et redevint très prudent sur le toboggan de la côte.
L’action aurait bien lieu le lendemain.