Chapitre 33
Como, banlieue de Perth, wa.
La maison de l’évêque n’était ni belle ni moche. Ni ostentatoire, ni à l’abandon. Ni anonyme, ni remarquable. Un entre-deux de bon ton. En revanche sa situation intriguait. À dix minutes du cœur de la City, juste derrière le Royal Golf Club, elle valait une petite fortune.
Ashe crut qu’il s’était trompé lorsqu’il y parvint. Devant la porte du garage, un 4x4 chromé stationnait. Mais la Land-Rover était ancienne et ses roues couvertes de poussière ocre. Il se dit que l’homme d’Église avait bien le droit d’effectuer ses obligations dans le désert avec un véhicule approprié. D’ailleurs il mourait de soif, alors il se décida à sonner.
Pendant un long moment, personne ne répondit. Le Monsignore lui avait peut-être posé un lapin. Pensée peu charitable mais réaliste après la pression médiatique qu’il devait endurer à la suite de son éclat aux obsèques. En réalité, Ashe apprit peu après, du prélat lui-même, qu’il n’y avait aucune pression. Personne n’avait osé lui demander de commenter les Évangiles après coup. Personne n’avait été assez culotté.
La porte s’ouvrit enfin sur une sœur très jeune et rougissante qui, à l’annonce de son nom, le fit entrer dans un salon tapissé de livres. Au moins quatre rangées d’ouvrages scientifiques et de… romans noirs. Beaucoup de classiques de la littérature européenne aussi. Et pas le moindre livre pieux. Mgr Simpson le surprit alors qu’il était en train de feuilleter une biographie de Freud. Le prélat était effectivement grand comme il l’avait noté à l’église. De la même taille que lui mais plus carré. De sa chaire, il ne lui était pas apparu si large. Des cheveux blancs, courts, qui avaient été blonds. Une peau légèrement couperosée et la tache de vin sur le front, atténuée par un teint rose british. Une bonhomie.
— On me dit que vous êtes français, journaliste…
Ashe avait utilisé le même stratagème que pour les obsèques. Cela semblait réussir partout. Toujours le vieux respect pour la vieille Europe et ses institutions. C’est à ce moment-là que l’évêque lui affirma qu’aucun journaliste australien n’était venu l’interroger.
— Leurs patrons ne souhaitent pas donner de l’écho à ce que j’ai dit dans mon sermon. Dommage, ça pouvait faire réfléchir les Australiens. J’imagine que vous avez soif ? Que voulez-vous boire ?
— Ce n’est pas de refus. Un Coca ou un jus de fruits…
— Oh non ! Ne me dites pas que les Français ne boivent que ça… Un petit blanc de Margaret River ? Bien glacé… ou une bière alors ?
— Va pour la bière.
Mgr Simpson sonna la timide religieuse.
— Apportez-moi un pack de Cascade, je vais le mettre dans mon frigo. Nous avons à parler.
De fait, tout devint plus facile. Sa nervosité s’envola. Il n’avait pas l’habitude de fréquenter les autorités religieuses et il n’avait aucune idée préconçue, à part la sympathie amusée que lui avait procurée le sermon. Sans comprendre pourquoi, il avait enlevé son bob rouge en entrant. Et il le tenait bêtement à la main.
— Pourquoi avez-vous prêché ainsi ?
— Comment cela ?
— Aux obsèques de Jack Cockburn, évidemment.
— Cela intéresse vraiment la presse française ? dit-il avec une légère ironie.
— Disons que cela a l’air d’une vraie histoire. La réussite d’un chercheur d’or, la vie de l’un des hommes les plus riches d’Australie, cette société très mélangée. Oui, cela pourrait faire un bel article. Et ses liens avec les Aborigènes…
— Vous êtes sûr que vous allez écrire un article…
— En tout cas, j’aimerais en savoir plus sur Zina Garrison.
— Nous y voilà !
Ils furent interrompus par la sœur qui apporta les bières. Simpson en déboucha deux et but la sienne au goulot, comme tout bon Australien. Il portait un pantalon beige et une chemise blanche froissée. Il avait plus l’air d’un agriculteur aisé que d’un ministre du culte. Mais quelque chose dans ses yeux gris, une détermination, lui disait qu’il pouvait apprendre beaucoup de cet homme. S’il arrivait à gagner sa confiance.
— C’est très compliqué, pour un Européen comme moi, de saisir le rapport entre Blancs et Aborigènes. C’est une énigme. On ne peut pas parler de l’Australie, si on n’éclaircit pas cela.
— Vous avez raison mais c’est impossible à éclaircir. C’est un problème très douloureux et très difficile. Il faudra des générations pour parvenir à un apaisement. Si on y parvient un jour. La chance des Australiens, c’est ce territoire immense. Ils peuvent vivre séparés. C’est ce qu’ils font même si la domination est toujours du même côté…
— C’est pour Zina que vous avez parlé à la cathédrale ?
— Pour Zina et pour les autres. Je ne veux pas donner de leçons, mais tous ces pharisiens…
— Pourquoi l’avez-vous soutenue dans son combat pour faire reconnaître sa filiation ?
— Parce que c’est quelqu’un de loyal et je suis sûr qu’elle a raison. Je la connais depuis qu’elle est jeune. J’ai compris très vite qu’elle était vive et intelligente. Il y a d’abord eu cette chose scandaleuse de l’avoir arrachée à sa famille parce que des inconscients avaient décidé que les petits métis aborigènes devaient être élevés avec nos méthodes. Quelle bêtise ! Je n’étais que séminariste à cette époque mais je travaillais déjà avec les communautés. J’étais scandalisé mais je ne pouvais pas m’y opposer. Au début je pensais même que cela pouvait être une bonne chose… Les études, l’assimilation, tout ça. Quelle erreur !
— Vous pensez qu’elle a raison ?
— Sinon, je ne la soutiendrais pas. Elle est honnête, elle l’a toujours été. Jack Cockburn, celui dont j’ai célébré les obsèques, je le connaissais aussi car il venait de temps en temps à Geraldton. Un prédateur ! Je crois que c’est une espèce en voie de disparition heureusement. Mais il y en a eu beaucoup comme lui dans l’histoire de l’Australie. Sans foi ni loi. Ou plutôt la loi du désert. Dans le bush, dans l’outback, ils prenaient ce qu’ils trouvaient sous la main. L’or comme les femmes. Et comme il n’y avait pas de femmes blanches…
— C’était pourtant un homme respecté… Même s’il était très jalousé, non ?
— Et alors ! Les gens ici ne respectent que le fric. Voyez cette folie qui s’est emparée de Perth depuis dix ans. Les voitures rutilantes, les maisons plus somptueuses les unes que les autres. L’or qu’on extrait des mines coule sur Perth comme un poison. Vous croyez vraiment que cette civilisation occidentale du xxie siècle est supérieure à la civilisation des Aborigènes…
Le visage du Monsignore s’était soudain empourpré. Si ce n’était la bière, c’était la moutarde qui lui montait au nez. Curieusement sa tache de vin devenait encore plus visible, comme si son front étincelait. Il ne s’arrêtait plus.
— Le fric c’est leur véritable religion. On ne peut pas lutter contre ça. D’ailleurs je n’essaye pas…
— Qu’est-ce que vous faites alors ?
Ashe avait dit cela en parcourant le salon des yeux. Son regard débordait de la pièce, le Monsignore l’avait senti.
— C’est cette maison qui vous intrigue ? Vous pensez que j’ai moi-même succombé ? Non, c’est la maison de l’évêché. Je sais bien, vous allez me dire, l’Église catholique…
— Je ne dis rien du tout. Ne me prêtez pas des intentions que je n’ai pas, je ne suis pas venu pour parler de cela. J’aime bien vos manières de rentre-dedans. Mais qu’est-ce que vous pensez de tout ça ?
— Tout ça quoi ?
— Ce qui se passe en ce moment. Les meurtres, les rumeurs sur le rôle des Aborigènes…
— Je ne les crois en rien coupables. Mais je peux me tromper. Je me bats pour leurs droits, alors même s’ils font des bêtises, je ne vais pas les lâcher.
— Des bêtises ?
— Non, je ne parle pas des meurtres. On verra où mènent les enquêtes policières et judiciaires. Il faut seulement comprendre ce que ce peuple a subi. Quelle violence ! Une étincelle peut mettre le feu à tout instant…
— Vous croyez que c’est possible ?
L’évêque entamait sa troisième bière et il avait sonné de nouveau la sœur pour qu’elle leur ramène un autre pack. Ache tentait de ne pas se laisser entraîner car la tête commençait à lui tourner. Mais c’était difficile de refuser de l’accompagner. Il y avait ce contraste entre le calme du jardin et la colère qui semblait, par moments, submerger le prélat.
— Bien sûr. Il ne faut pas faire d’angélisme. Ils peuvent être, eux aussi, très violents. Quand ils ont été exterminés, ils ont dû subir cette cruauté. Aujourd’hui, grâce à Dieu, le rapport de force a changé.
— Grâce à Dieu…
— Ne vous moquez pas, Monsieur.
Il avait prononcé le dernier mot en français, avec un accent épouvantable et un peu de condescendance. Et il continua :
— Ils sont encore menacés. Dans leurs biens. Vous connaissez la loi. Eh bien cette loi, beaucoup de gens comme il faut, ces hypocrites qui étaient à l’église, ceux-là mêmes, veulent la changer.
Ashe sentit que c’était aussi le moment de changer de sujet.
— Et Alistair, vous le connaissiez ?
Mgr Simpson marqua une pause. Très longue. On n’entendait plus que le bruit du ventilateur qui remuait l’air tiède de son bureau confiné. Cela sentait le tabac, le cuir et la transpiration. L’évêque bougeait tout le temps sur son fauteuil derrière son bureau. Il agitait tous ses membres dans un désordre incohérent qui soulignait son indignation. Impossible de ne pas le trouver sympathique.
— Ce garçon est une énigme.
— Était, malheureusement…
— Oui, je sais, il s’est pendu.
— Vous y croyez ?
— J’en suis même sûr. C’est tellement fréquent ces suicides de jeunes hommes aborigènes… Cette année j’ai présidé à six enterrements d’adolescents blacks qui s’étaient donné la mort. Souvent par pendaison. Et les familles me posent toujours la même question. Pourquoi ? Et je n’ai pas de réponse à leur donner. J’ai encore parlé hier avec la ministre de la Santé de wa. Elle me disait que dans les Kimberleys, ils comptaient onze suicides de jeunes ce trimestre. Pourquoi ? Quelle pression y a-t-il sur ces enfants ? Qu’est-ce qui les submerge ? Et ces familles, que leur dire ?
— Vous pouvez au moins leur apporter le réconfort de votre foi…
Cela aurait pu paraître ironique mais Ashe n’avait aucune intention de jouer de ce registre. Il était impressionné par la passion que le vieil homme mettait dans son discours et sans doute dans ses actes. Il fut d’autant plus saisi par sa réponse murmurée :
— Ma foi… la foi… elle m’a bien abandonné…
Pendant que le Français décapsulait une nouvelle bouteille de Cascade qu’il avait prise d’autorité pour cacher son trouble, il comprit que l’homme d’Église, dont le regard se perdait maintenant dans une errance triste au-delà des eucalyptus du jardin, lui en disait plus à lui, l’étranger, qu’il n’en avait peut-être jamais dit à personne. Il vidait son sac devant lui alors qu’il ne l’aurait pas fait avec quelqu’un de son diocèse. Quelqu’un qui d’une manière ou d’une autre aurait eu des connections avec la bonne société de Perth.
Aucun des deux ne parlait plus. Quand le prélat reprit la parole, sa figure était congestionnée et il ne regardait toujours pas son interlocuteur :
— Alistair était écartelé. Entre la tradition et la modernité. Entre son père et sa mère. Entre l’outback et le monde moderne, entre les lois de sa communauté et Internet. Mais cela n’explique pas son suicide, quoique… c’était un garçon difficile à connaître… Je le connaissais à peine, seulement ce que sa mère m’en disait. Bien sûr, je l’avais rencontré mais je crois qu’il se méfiait de moi. J’avais essayé de lui parler, plusieurs fois. Il me regardait étrangement. Pas comme un aîné ou comme un prêtre. Son regard cachait quelque chose. Un regard très… très… Nous ne saurons jamais ce que vivait vraiment ce jeune homme.
Ashe avait horriblement envie d’aller aux toilettes, la bière sans doute, mais il n’aurait interrompu Mgr Simpson pour rien au monde. Il savait que pour une fois, sur ce sujet incompréhensible, il entendait une parole juste. Pleine d’ambiguïtés et de contradictions mais honnête. Alors il ne disait plus rien et s’habituait au silence lourd qui ponctuait ce monologue.
— Je voudrais que vous compreniez quelque chose, que vous compreniez au moins comme c’est difficile. Je pense que vous ne mettrez pas en doute ma sincérité si je vous dis que je les aime. Que je vais chez eux, non pas pour les convertir, mais pour les aider. Seulement, voyez. Le gouvernement de Kevin Rudd leur a demandé pardon. Pour ce qu’on leur avait fait subir et notamment pour ces enfants de la génération volée. Ceux qu’on avait enlevés à leurs parents pour les confier à des familles blanches pendant des décennies, comme Zina. Cette contrition, c’était un choix politique juste. J’ai milité pour, je me suis battu avec beaucoup d’autres militants. Je ne le regrette pas et j’étais même à la cérémonie solennelle à Canberra. Mais maintenant, ils en profitent. Ils sont victimes de la victimisation. Si on les oblige à envoyer leurs enfants à l’école, ils répondent : pourquoi ? Pourquoi nous donnez-vous encore des ordres ? Nous ne sommes plus vos esclaves. Même chose quand on veut les empêcher de boire de l’alcool ou de se droguer ou de taper sur leurs femmes… la violence conjugale. Ne parlons pas de leurs cérémonies d’initiation…. Ils ne veulent plus de nos injonctions… Mais enfin, vous savez, c’est d’abord un problème de pauvreté. Il faut les sortir de ce cercle vicieux de la misère. Ne pas les laisser dans des ghettos. Mais ça arrange tellement de monde…
Ashe le laissa parler encore longtemps. L’évêque lui demandait des avis qu’il ne savait pas donner. Il s’interrogeait surtout lui-même. Il faisait les questions et réponses, il était pris par son sujet. Il avait senti une oreille attentive. C’est seulement par quelques discrets signes d’impatience, à la toute fin de la matinée, que le prélat lui fit comprendre que d’autres tâches l’attendaient. Ashe s’empressa de lui poser une dernière question :
— Vous pensez qu’Alistair aurait pu commettre un meurtre ? Des meurtres ?
— Je ne veux pas y penser. Qui peut tuer un autre être humain ? Vous ?
Ashe fut pris de court. Il ne put s’empêcher de se souvenir du grand Chinois qui avait voulu le faire disparaître à Melbourne et c’était lui qui était vivant aujourd’hui. Alors ? Alors il choisit la dérobade habituelle des journalistes, après tout c’est ainsi qu’il s’était présenté ce matin devant le représentant de Dieu.
— C’est moi qui vous pose une question, vous en savez tellement plus que moi…
— En êtes-vous sûr ? Eh bien, je n’ai pas envie de vous donner une réponse sur Alistair.
Ce qui, au fond, en était une quand même.
Aussitôt sorti, il se soulagea de toute urgence, deux rues plus loin, derrière le premier bosquet venu, au risque de se faire injurier par un passant. Mais la rue était aussi propre et déserte que si elle avait été ravagée par une bombe à neutrons. Quand il eut enfin regagné la réalité et recouvré ses esprits, ou vice versa, il alluma son portable.
Il y avait un message urgent d’Ange Cattrioni. À qui il n’avait pas parlé pendant tout le week-end. Il tenta de le rappeler mais le PO était injoignable. De toute façon le message était suffisamment explicite. Les traces d’adn trouvées sur le corps d’Andrew Tacchini-Brown avaient livré leurs conclusions. Il y avait bien de l’adn d’Alistair Garrison, celui-là même qu’on avait retrouvé pendu à Greys cette semaine. Même si, disait le message, le corps d’Andrew semblait avoir été touché ou manipulé par beaucoup d’autres personnes avant de mourir.
Quelles traces ? Quel adn ? Quelles analyses et pour quoi ? Où les avait-on trouvées ? Dans le corps, sur le corps, à côté ? De quelles taches humaines s’agissait-il ? Sang, ongles, cellules, sperme ? Trop de questions, trop d’incertitudes. Cattrioni ne lui disait rien d’autre. Sur-le-champ, avant même de démarrer, il prit une décision.
Quelle était sa motivation ? De quelle culpabilité se sentait-il redevable ? Avait-il simplement soif d’un peu de justice où était-il encore amoureux d’un fantôme à la peau noire ? Qu’est-ce qui l’avait ému chez Alistair ? Son combat énigmatique ou son corps nu approché une seule fois dans l’ombre humide d’un club pour hommes ?
Il aurait été bien incapable de répondre à ces questions. Incapable même de se les poser. Mais il savait qu’il allait tout faire maintenant pour prouver l’innocence du garçon. Du jeune Black. Blackboy.