Chapitre 4
Left Bank Hotel, Fremantle, wa.
C’était un de ces matins que rien ne semblait pouvoir gâcher. Les galahs, ces perroquets gris et rose, avaient fini depuis longtemps leur sarabande. Ils avaient quitté le pin de Norfolk où ils avaient élu domicile depuis des mois pour aller égayer tous les parcs de la ville. La pluie de la veille avait lavé les couleurs de la rivière et les coques blanches des yachts au mouillage claquaient dans le soleil oblique. En cette fin de matinée, le Left Bank se remplissait paresseusement.
Depuis plus d’une heure, Ashe, son bob rouge sur la tête, parcourait le site du West Australian sur son note-book espérant y trouver au moins un entrefilet sur la mort à la mine de Colin Philippoussis. Il ne savait pas ce qu’Ange attendait exactement de lui – le PO était resté sibyllin la veille à la fin de leur rendez-vous – mais il avait tout intérêt à piocher les moindres bribes d’information sur le sujet. Il avait essayé via Internet. Peine perdue. Les amis du boss de Nickel Chrome Ltd avaient fait leur boulot efficacement. Rien sur les sites des chaînes commerciales, rien à la chaîne sbs non plus, plus préoccupée des soubresauts du monde arabe et des joint-ventures des grosses compagnies minières australiennes avec les géants de l’industrie chinoise. Et rien dans le West Australian qui dorénavant appartenait au patron de la chaîne Seven, l’une des réussites les plus rapides et les plus spectaculaires de l’État.
Le Left Bank est un Hotel comme on appelle ici ces pubs branchés qui ont gardé de l’époque victorienne les colonnes métalliques, les balcons en fer forgé et la bière à tous les étages. C’est ce que venaient y chercher la plupart des groupes qui profitaient du soleil printanier pour bavasser, debout, les uns à côté des autres sur la terrasse. D’où un pépiement continu aux heures d’affluence, c’est-à-dire presque tout le temps. En passant en voiture sous le pont qui relie Fremantle au reste de la ville, on entend distinctement cette rumeur accentuée par les arches qui font écho. Il n’y a que la route qui sépare le Left Bank de la rivière, étroite à cet endroit-là. Là où tous les bateaux passent langoureusement.
Par-dessus son écran, Ashe croyait avoir aperçu une silhouette familière au milieu d’un trio mais il fut distrait par l’arrivée d’un autre groupe. Ceux-là venaient de se garer sur le parking et entraient, à plus d’une dizaine, en riant et parlant fort. C’était un mélange de costumes sombres pour le bureau, de décolletés précoces pour les femmes de mineurs et de bermudas beiges pour les services en tout genre. Tous se fondaient dans ce melting-pot au-delà des classes sociales, si typiques du pays, surtout à l’ouest. Ils arrivaient pour profiter d’une courte pause déjeuner.
Cinq ans auparavant, c’était la même chose et pas tout à fait pareil. Ashe avait passé de bons moments ici, aussitôt après son arrivée. Le même pépiement, les mêmes rires, la même bonne humeur forcée. Mais aujourd’hui il y avait une qualité supérieure du tissu des costumes anthracite, des coupes griffées, des colliers en or plus épais sur les robes échancrées des épouses et des voitures neuves et clinquantes. Grosses bmw, 4x4 japonais aux chromes astiqués, Ute Holden dernier cri. Perth s’était enrichi, cela se voyait à l’œil nu. Il n’y avait pas besoin d’arpenter les rues de la City, à l’autre bout du plan d’eau de la Swan, pour s’en rendre compte. Il suffisait d’être assis au Left Bank et d’y siroter une Little Creatures, l’une de ces bières rousses fabriquées à deux kilomètres de là, dans une brasserie du port.
Les yeux du Français se reportèrent sur le trio qui l’avait d’abord intrigué. Mais l’homme qu’il voulait observer lui tournait maintenant le dos. Un dos large doublé d’une épaisse veste de cuir noir d’où émergeait une nuque sombre. L’homme portait aussi un bonnet de rappeur en laine tricotée qui cachait son cou et ses cheveux et le dissimulait. Ashe se décida à quitter la table isolée où il dégustait sa bière pour s’approcher du groupe et avoir la confirmation de ce qu’il pressentait. Il n’en eut pas le temps.
— Ah ! C’est Ashe, mon locataire préféré. Hello, je vous présente Sue, ma copine dont je vous ai parlé maintes fois. Elle est en pleine forme, elle a un nouveau boy-friend !
— Enchanté Sue, je vois que Sarah vous a aussi parlé de moi…
Sarah était une femme épanouie à tous points de vue. Dans les formes, dans sa vie, enfin à ce qu’Ashe pouvait en juger par la voix forte, posée et claire. Elle portait une robe d’été en coton beige et un pull noué autour des épaules en laine sombre. Cela cachait ses seins généreux, aussi généreux que Sarah pouvait l’être. Et son sourire. À l’unisson de cette matinée de printemps.
Comme une contrariété. Ashe était content de rencontrer la femme qui lui louait la moitié de sa maison, en haut de la colline. Il ne la voyait pas souvent ces temps derniers, or il aimait bien quand elle lui ramenait les échos de la ville. Mais elle l’avait interrompu au moment même où quelque chose l’avait intrigué, le rappel d’une culpabilité. Si elle continuait à l’entreprendre il allait perdre l’opportunité qui s’offrait à lui cinq minutes plus tôt. Parce qu’il était presque sûr d’avoir reconnu le garçon.
— Vous allez bien déjeuner avec nous… ?
— Merci Sarah, mais je viens à peine de prendre mon breakfast… Et j’ai du travail.
— Du travail ?
— Vous n’y croyez pas, ce n’est pas très gentil. C’est vrai que vous me voyez souvent traîner. Mais c’est parce que je réfléchis beaucoup. Que va penser votre amie Sue… !
— Elle sera juste déçue que vous ne vous joigniez pas à nous. Pas pour vous draguer, rassurez-vous…
Sarah éclatait d’un bon rire franc et complice. Sue s’était éclipsée quelques minutes. Soudain la propriétaire redevint brutalement sérieuse :
— Il faut que je vous raconte ce qui s’est passé cet hiver dans ma maison
— Sérieux ?
— Oui, grave même. Mais pas ici. Frappez ce soir chez moi, j’ai un excellent cabernet sauvignon de Margaret River.
— ok, je viendrai, promis.
Ashe était déjà levé, espérant encore apercevoir l’objet de sa curiosité. Mais l’homme au blouson de cuir s’était évaporé de la terrasse. Ne restaient que trois pintes vides sur la table qu’il occupait quelques minutes plus tôt et deux types aussi costauds que lui. L’un avait une barbe rousse et tous les deux, des tatouages sur les bras. Il les avait dans son angle de vision. Des bikers sans doute. D’ailleurs l’un des deux avait posé son casque de cuir noir sur la table. Un peu plus tard, au moment où Ashe quittait la terrasse, à mi-chemin de la route et du parking, il perçut le bruit bridé d’une moto. À l’arrière il crut bien apercevoir, sous le bonnet de rappeur, le jeune homme qui occupait de plus en plus ses pensées, Alistair. Hasard, intuition ou fantasme ?