Chapitre 23
Route nationale 1, vers Geraldton, wa.
Il était tôt mais la route était encore plus pénible que dans son souvenir. Celle qui mène à Gerarldton est l’une des plus dangereuses de la région. Ce n’est même pas une autoroute, juste une nationale par où transitent tout le trafic et le fret vers le nord de l’État.
Ashe se disait qu’il serait bien bête de se faire dévorer par un de ces camions, un de ces immenses trucks qui avancent en aveugle sur la mince bande d’asphalte en tirant deux ou trois remorques. Les mêmes engins qu’il voyait défiler sur le pont de la Swan, sous sa maison, aux abords du port de Fremantle avec leurs chargements de moutons ou de minéraux. Ce matin, à chaque fois qu’il en croisait un, il ressentait son souffle, il devait tenir plus fermement le volant pour éviter que la petite Hyundai Getz ne parte dans le décor. Plus bête encore que de se faire bouffer par un requin ou un croco. Il avait laissé son coupé sport chez lui et avait loué la veille au soir une berline plus anonyme chez Budget.
Il avait l’impression qu’on le surveillait. Cette fois, il était sûr que ce n’était pas de la parano. Pourtant, sur ces routes quasiment désertes, à part les monstrueux camions, il ne voyait pas qui aurait bien pu l’observer. Depuis deux jours, même un peu plus, depuis ce voyage en Tasmanie, il avait l’impression de ne plus être maître de son parcours. Certes, il obéissait aux requêtes d’Ange Cattrioni et travaillait pour lui. Mais c’était comme si tout ce qu’il faisait était prévisible. Comme si quelqu’un orientait ses pas. À Zeehan, à Melbourne, vers Geraldton maintenant. Si on voulait se débarrasser de lui, la simple embardée d’un quarante tonnes aurait vite fait de mettre fin à son enquête. Apparemment ce n’était pas le cas. Inutile tout de même de se frotter à ces démons de la route qu’il ne parvenait jamais à doubler et qui, même, le rattrapaient parfois. Il enviait l’agilité et la souplesse des motards qui se faufilaient sur le ruban de la nationale. Il venait de voir l’un d’entre eux, tout de noir vêtu, le dépasser puis sauter par la voie de gauche les trois remorques qui lui bouchaient la vue et le passage depuis plusieurs minutes. Mais la route tournait un peu, un autre camion aux chromes agressifs avait surgi en face et Ashe avait bien vu la moto se glisser de justesse entre les deux masses broyeuses. Dans les minutes qui avaient suivi, il s’était demandé en souriant si le mec portait un aigle noir sur le dos comme dans la chanson de Piaf.
Tout se perdit, y compris ses pensées ironiques, dans un nouveau tonnerre métallique et dans de nouvelles odeurs de gazole et de pourritures animales. Beaucoup de ces road trains transportaient du bétail vivant. Enfin vivant, il ne l’était peut-être même plus après ce transport de la mort…
L’idée d’un cheminement contre son gré, d’une manipulation, s’était précisée ce matin même dans les méandres de son cerveau en alerte. Ce qu’il avait sur le siège du passager, juste à côté de lui, ne le rassurait pas. Un exemplaire du West Australian. Ange lui avait téléphoné furieux, en plein milieu de la nuit. Il venait d’être mis au courant par Dick Cheney, son contact au journal. Dick continuait de fournir des infos à Cattrioni dont il appréciait le côté réglo. Donnant, donnant, tit for tat. Le journaliste avait dit la veille au soir au policier qu’il allait être très fâché.
Cattrioni, à une heure du matin, l’était vraiment. Et même plus que cela. Car il était nommé dans l’enquête du West Australian alors que personne ne lui avait demandé son avis. Pas même un coup de fil, la moindre des choses. Il aurait pu nier ou tout au moins rester vague. Quoique en fait, ils en étaient convenus tous les deux en pleine nuit, il valait mieux que ses propos ne soient pas cités. Qu’aurait-il pu démentir ?
Le journal consacrait une pleine page à ce qu’il appelait une “Synthèse sur les crimes rituels”. Ni plus ni moins. Pour la première fois un média mettait côte à côte, sur le même plan les quatre meurtres qui avaient intrigué Cattrioni et Ashe. L’article, qui n’était pas signé, affirmait que la police de Perth et ses dirigeants – qui étaient donc nommés – avaient décidé d’enquêter sur ces quatre meurtres en même temps. Le quotidien donnait des détails qu’on ne trouvait nulle part ailleurs et que seul Ange, ou l’un de ses proches collaborateurs auraient pu fournir. Le descriptif des rituels autour de la disposition des corps, que ce soit celui de Colin Philippoussis le mineur, celui de Wilfrid McPhee le bûcheron, celui de Kevin Stratos le routier ou évidemment celui d’Andrew Tacchini-Brown, tout était raconté avec précision.
Y compris, ce qui révoltait Ange qui avait tenté par tous les moyens de le cacher le plus longtemps possible, les sexes tranchés.
À qui profitaient ces révélations ? C’était la question qu’ils s’étaient posée tous les deux pendant la nuit. Qui était derrière tout ça ? Des reporters en mal de scoops ou bien des forces plus obscures et plus secrètes ? Quel but poursuivaient-elles ?
La maison de Zina Garrison et de sa famille était située un peu à l’écart de la ville, dans la banlieue la moins agréable. Comme toujours pour les communautés aborigènes. Ni le quartier, ni la maison ne dérogeaient à la règle : secs, nus, sales, désolés.
Une maison sans caractère mais un véritable cliché à cause de ce qui traînait autour : vieux pneus, canettes de bière vides, une carcasse de voiture, des bidons usagés et pas la moindre fleur. Toutes les autres habitations affichaient le même visage, la même allure de désastre. Et comme toutes les autres, une ribambelle de mômes jouaient autour. Ils bougeaient dans la chaleur revenue de ce printemps précoce de la côte ouest mais c’était comme si une caméra les filmait au ralenti. Ceux qui buvaient de la bière ou qui avaient respiré de la colle restaient allongés ou assis dans une immobilité troublante. Quand Ashe s’approcha, ils ne firent pas un mouvement. Ni pour l’accueillir, ni pour le rejeter. Une souveraine indifférence comme celle des deux ou trois adultes qui somnolaient à l’ombre. Ils faisaient comme s’il était transparent. Et quand il demanda s’il était bien chez Zina Garrison, personne ne dénia lui répondre.
Une grande femme surgit et Ashe crut un instant qu’elle allait le mettre à la porte. C’est d’ailleurs ce qu’elle s’apprêtait à faire. Il se doutait bien que ce ne serait pas facile d’entrer en contact avec elle. Lâchement, il avait mis son jean le plus délavé, un vieux tee-shirt et essayait de ressembler plus à un bushman qu’à un avocat de Perth. Il ne voulait surtout pas qu’elle le prenne pour un représentant de la famille Cockburn et lui claque la porte au nez.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Je suis français.
— Et alors ?
— Votre histoire intéresse les médias dans mon pays, en Europe. Je voudrais la raconter, je suis journaliste.
Son mensonge lui fit honte. Il n’avait aucune envie de tromper cette femme dont l’histoire, qu’il commençait à bien connaître, le touchait. On avait encore parlé d’elle quelques semaines auparavant parce qu’elle avait tenté de se rendre à l’hôpital, pour voir celui qu’elle affirmait être son père, le riche et célèbre “Jackpot” Cockburn qui était en train d’y mourir. Les avocats de la famille et les représentants de la société lui avaient barré le chemin malgré la présence de son soutien, l’évêque de Perth. Tout cela sous l’œil goguenard des caméras et des appareils photo de la presse.
Ashe voyait dans son destin un raccourci assez juste de l’histoire récente de l’Australie avec tous ses éléments constitutifs. La richesse tirée du sous-sol et les convoitises qu’elle suscite. Le drame des enfants aborigènes volés à leurs familles jusqu’aux années 1960. Et le mépris constant des Blancs pour les Noirs. Et il se disait qu’après tout, s’il avançait dans cette affaire, il pourrait en faire profiter un copain journaliste en France. On se justifie comme on peut.
Sur le visage de Zina – maintenant il en était sûr, c’était bien elle qu’il avait devant lui, il la reconnaissait pour l’avoir vue sur de nombreuses photos – il lisait une intense hésitation. Elle avait dû en voir des escrocs et des usurpateurs. Et des journalistes pas toujours animés des meilleures intentions.
Un beau visage large, celui d’une femme dans la cinquantaine assumée. Le front dégagé avec des cheveux souples qui lui tombaient aux épaules. Quelques rides profondes et des plis d’amertume au coin de la bouche. Elle n’était pas noire, seulement métisse. En Europe, on aurait pu la prendre pour une femme de n’importe quel coin de la Méditerranée. N’étaient les yeux, sombres et fiers, enfoncés dans leurs orbites, les yeux de sa race. Elle portait un chemisier bleu ciel en synthétique, des boucles d’oreilles en or et une chaîne autour du cou avec un Christ qui se faufilait dans l’échancrure du vêtement.
— Qu’est-ce qui me le prouve ? finit-elle par dire.
— Prouver quoi ?
— Que vous êtes journaliste.
— Rien. Absolument rien, sauf mon accent peut-être. Pourquoi un Français viendrait-il frapper à votre porte s’il n’était pas journaliste ? Je pourrais vous montrer une carte de presse mais vous ne sauriez pas si elle signifie vraiment quelque chose…
Deux jeunes enfants s’accrochaient maintenant à ses jupes et criaient pour lui réclamer quelque chose. Ils étaient torse nu, n’avaient pas plus de six ou sept ans et leurs visages étaient noirs. Pas seulement de peau mais aussi de crasse. Ils se détournaient quand Ashe les observait et ils semblaient larmoyer. En réalité c’était parce qu’ils étaient atteints d’une maladie des yeux, comme beaucoup d’autres. Cela donnait à leur regard une impression de dissimulation qui n’était en fait que de la souffrance. Et tout à coup, sans s’arrêter :
— Voilà pourquoi je veux un peu de l’argent des Cockburn, dit-elle. Pour tous ces gosses, mes petits-enfants, mes neveux, leurs enfants à eux. Tous ces mômes qui ne vont même pas à l’école, qui sont souvent malades. Il n’y a presque rien pour les soigner. Quand on va à l’hôpital ils sont juste capables de nous dire qu’on devrait boire moins d’alcool, c’est tout ce qu’ils trouvent à nous répondre… Les structures sont tellement insuffisantes, en tout cas pour nous… Je sais, ils font des efforts en ce moment. Le Premier ministre a présenté ses excuses aux Aborigènes de la génération volée. J’étais invitée à Canberra quand a eu lieu cette cérémonie solennelle. J’ai pleuré. Je suis une de ces enfants arrachés à leur famille pour être confiés à des parents blancs. J’ai eu de la chance, je suis tombée sur des gens bien qui m’ont permis d’étudier. Je ne leur ai pas servi d’esclave comme beaucoup d’autres. Les White, ils croyaient bien faire. Mais je n’ai retrouvé ma vraie mère qu’à vingt ans et elle ne m’a même pas reconnue. Il nous manque tellement de choses maintenant, il leur manque tellement de choses. Des écoles adaptées, des centres de soins, un habitat décent… Tellement, tellement…
Elle avait dit tout cela sans acrimonie, d’une voix neutre pour ce constat accablant. Ashe avait devant lui une femme énergique, intelligente, dubitative face à l’étranger venu s’immiscer. Il se sentait mal à l’aise. À cause aussi de l’atmosphère autour d’eux, les silhouettes immobiles, les regards braqués sur lui, la poussière en suspension, l’atmosphère d’une scène de théâtre figée, d’un temps provisoirement arrêté.
— Je suis venu pour ça, pour tenter de comprendre et pour le raconter.
Elle ne le faisait pas entrer mais elle ne le jetait pas dehors. Derrière elle, dans l’encadrement de la porte, y tenant presque toute la place, son mari venait d’apparaître
— Laisse Tristum, c’est bon…
Ashe sut, que pour un temps, il avait gagné un peu de confiance. L’homme disparut dans l’obscurité de la maison. Il préférait ça, il avait lu quelque part que le mari de Zina avait été boxeur de bon niveau. Il en gardait les épaules et les cicatrices sur le visage.
— Il faut que vous m’en disiez plus. Que j’en sache plus
— Que voulez-vous que je vous raconte de plus. Tout a été dit dans les journaux. Maintenant ils font le black-out, ils parlent de moi le moins possible, je le sais. Les Cockburn ont fait jouer leurs relations, la presse est muselée. Quand ils parlent de moi dorénavant, les journalistes se moquent. Ils ont dit l’autre jour que j’étais allée jusqu’à son lit de mort pour lui soutirer l’héritage. C’est tellement caricatural. De l’argent, oui. Pour eux…
— Vos enfants ?
— Mes petits-enfants, et tous ceux-là… mes neveux.
— Je connais un peu votre fils, Alistair.
À l’instant où il lâcha cette phrase, il sut qu’il avait commis une bêtise. Il avait prononcé le seul nom qu’il n’aurait pas dû prononcer. Pourtant il était venu pour ça, pour retrouver sa trace.
— Et ? dit-elle sèchement
— C’est un militant politique. Cela aussi m’intéresse.
— Vous le connaissez comment ?
Il y eut un silence lourd, comme si un silence pouvait avoir un poids. En tout cas il était chargé de non-dits, de tragédie, de brouilles, d’absences. Et la scène autour de lui devint encore plus figée quand Ashe se retrouva seul devant la porte fermée. Avant de la repousser doucement elle avait dit avec une pointe d’ironie dans la voix :
— Thank you, Sir.
Autour, les enfants semblaient n’avoir rien entendu. Ashe savait qu’il n’en était rien. Tous continuaient à bouger au ralenti dans l’atmosphère saturée de senteurs et de rancœurs. Les deux ou trois adultes aperçus en arrivant avaient disparu, mystérieusement dissous dans l’air délétère et les odeurs de plantes tropicales. Il croisa deux mômes en train de se balancer des vannes : “T’es sale” disait l’un. “Je ne suis pas blanc, moi” répondait l’autre comme si la propreté était juste une mode chez l’homme blanc. Mais il vit bien que tous le regardaient partir. L’un d’entre eux le suivit et se rapprocha même à le toucher alors qu’il approchait de la voiture, juste après le coin de la rue. Il crut même avoir rêvé lorsqu’il entendit quelques mots au moment où le gosse rebroussa chemin :
— Alistair, il est à Greys.
C’était prononcé si bas qu’il fut seul à pouvoir l’entendre. Puis il regagna sa voiture de location et comprit pourquoi il y avait eu un curieux bruit quand la porte s’était refermée. Une pierre, grosse comme un pavé parisien, reposait sur son capot au milieu d’un grand creux dans la tôle. Il sut alors où étaient passés les adultes qui traînaient tout à l’heure dans la cour.